« [Stella] vient d’une histoire qui lui a appris à ravaler ses émotions, à faire couler ses larmes dans son ventre ».
Pour ce second roman, Gaël Faye réussit l’exploit d’offrir à notre lecture une fiction qui dépasse en réussite littéraire la force tranquille de son premier récit, néanmoins prégnant à jamais pour notre mémoire. En trente chapitres, avec douceur, fermeté et interrogations multiples, il fait progresser vers le Rwanda, sa moitié de pays devenu son pays à part entière avec, en filigrane, le silence d’une mère qui force à ouvrir les portes de l’inconnu, de l’innommable et d’une humanité rencontrée à chaque page.
Milan est le narrateur de cette fiction-vérité mais il est absent de la première scène, en italiques, habitée par une jeune fille de 21 ans, Stella, sa mère, les soignants et les autres malades :
« L’hôpital est un bateau de nuit qui recueille l’humanité du fond du gouffre, les grands brûlés de l’effort de reconstruction, les éreintés des pressions familiales, les épuisés des conventions sociales, les déserteurs de la grande comédie humaine. Mais il abrite surtout ces ombres engourdies qui s’excusent d’être encore, ces âmes errantes qui vivent dans des contrées sans lumière, coquilles humaines pleines de tourments et de cauchemars impossibles à guérir ».
Le lecteur est véritablement mis en atmosphère et se prépare, au-delà de la luminosité prolixe du jacaranda du titre et de la couverture, à se laisser entraîner vers l’univers de Stella, symbolisé par son jacaranda, refuge et mémoire du génocide.
Le récit progresse avec lenteur et guide la lecture par des dates qui mesurent le temps : quatre chapitres en 1994 puis sept chapitres en 1998 racontent sa découverte du Rwanda : Milan a alors 16 ans. Les quatre chapitres suivants sont consacrés à son retour à Kigali en 2005, sept ans plus tard ; huit chapitres en 2010, cinq années encore plus tard. Les sept derniers chapitres couvrent la vie de Milan de ses 33 ans à ses 37 ans, presqu’entièrement au Rwanda et à Kigali avec seulement deux chapitres à Paris pour venir voir sa mère et être présent à son décès. Ce découpage temporel et les choix faits – progressivement la France s’efface au profit du Rwanda – aide le lecteur à participer au lent cheminement de ce jeune métis.
Le narrateur – c’est lui qui dessine ce premier tableau –, parle à la première personne tout au long de ces trente chapitres : Milan a 12 ans en 1994 et sélectionne les faits marquants de sa configuration familiale, le surgissement de la guerre avec l’irruption des massacres au Rwanda à la télévision et l’arrivée d’un « petit frère » qui disparaîtra aussi brutalement qu’il a surgi. Le silence de la mère est prégnant ainsi que les relations parentales : « S’il leur arrivait d’avoir quelques désaccords, ils réglaient leurs différends à voix basse et contenue. C’était comme si, par peur de rompre le charme d’un songe léger, ils prenaient soin de faire le moins de vagues possibles et de ne pas incommoder l’autre ». Leur divorce se fera ainsi à pas feutrés.
Avant de disparaître, Claude a été protégé par Milan qui a veillé sur lui malgré toute l’incompréhension que suscite sa présence et son comportement : « Il gémissait comme un animal blessé. Puis, tout en dormant, il a commencé à sangloter, d’abord des petits sanglots aigus qui se sont transformés en pleurs violents et gutturaux. J’ai allumé ma lampe de chevet. Ses joues étaient mouillées de larmes, il reniflait et prononçait dans son sommeil des phrases en kinyarwanda. De longues phrases paniquées et incompréhensibles avec certains mots qui revenaient en boucle ».
Lorsqu’on lui enlève ce petit frère sans explication, Claude fait une fugue. Puis sa vie de jeune Français reprend son cours. Gaël Faye fait un saut dans le temps : le récit se poursuit en 1998, Milan a 16 ans, ses parents ont divorcé et sa mère lui propose, sans enthousiasme, de l’emmener l’été au Rwanda. Le voilà à Kigali en juillet. Milan qui sait que c’est le retour de sa mère après 25 ans d’absence du pays observe tout, aussi bien la ville que le comportement des personnes. La description de Kigali est toute en négativité. Sans avoir été prévenu, il se retrouve face à sa grand-mère : « "C’est ma mère". C’était tellement brutal et invraisemblable que l’information a mis du temps à parvenir jusqu’à mon cerveau ». La plus grande surprise est à venir : celle d’un jeune homme que Milan ne reconnaît pas tant il a changé : « Le petit garçon avait disparu. Claude était maintenant aussi grand que moi, le corps mince, athlétique, et il parlait d’une voix grave, douce et posée ».
Tout déroute Milan et devant l’étrangeté de la situation et l’inconfort du quotidien, il s’interroge sur sa présence dans cet endroit : « J’étais dépaysé au sens propre du terme, c’était terrible et excitant à la fois, je voulais m’enfuir par peur de l’inconnu et rester pour découvrir ce monde nouveau ».
Livré à lui-même puisque sa mère part à Butare régler des questions administratives sans rien expliquer à son fils, Milan épaulé par Claude, se crée un monde où il faut qu’il tienne compte de la distance que provoque son métissage : « - Ah oui, métis… Oublie ça. T’es un muzungu. Blanc comme neige, c’est tout. Métis, ça n’existe pas », lui dit Claude. Il fait la connaissance de Sartre, « le grand frère des orphelins », les « mayibobo », les enfants de la rue, nombreux après le génocide. Il rencontre Alfred, le cousin de Papi, celui qui lui change son argent : celui-ci lui raconte son histoire de soldat dans les rangs du FPR ; très légèrement se glisse une critique du régime. Les faits marquants de cet été 1998 sont, pour Milan, d’assister au stade à l’exécution de génocidaires condamnés à mort, d’apprendre que la France a joué un rôle peu glorieux durant les massacres. Claude le secoue et l’accuse :
« Ce pays est empoisonné. On vit avec les tueurs autour de nous et ça nous rend fous. Tu comprends ? Fous ! » […] « Comprendre, tu dis ? Comment veux-tu comprendre une chose que tu n’essayes même pas de ressentir ? Et puis, putain, laisse-moi, je ne suis pas un guide touristique de la douleur. Débrouille-toi ! Comment tu crois que j’ai fait, moi, quand vous m’avez abandonné ? »
Après les rencontres et l’exécution, Milan fait enfin une rencontre décisive puisque sa mère l’emmène chez son amie Eusébie qui vient d’avoir une petite fille, Stella et vit avec l’aïeule centenaire, Rosalie. Ces personnages deviennent essentiels dans sa vie. Milan quitte le Rwanda, appelé par le décès de son grand-père paternel. Le récit reprend sept ans plus tard, résumant à grands traits ce qu’a été la vie de Milan pendant ces années et soulignant l’appel du Rwanda qui l’habite et se traduit par un projet de mémoire portant sur les tribunaux populaires dans la perspective de la réconciliation, les juridictions gacaca. Les rapports avec sa mère sont toujours aussi distants et elle est très hostile au projet de son fils, lui interdisant de poser des questions sur place : « ça ne se fait pas dans notre culture d’être indiscret ».
En plus de son projet de mémoire, Milan qui a toujours été en contact avec Claude veut être avec lui pour le procès des assassins de sa famille. D’abord au « Palais » de Sartre, il s’installe finalement chez Eusébie et lie une relation forte avec Stella : « Au bout d’une heure de marche, à me perdre cette fois dans les rues paisibles de Kiyovu, j’ai reconnu la maison grâce au jacaranda aux fleurs violettes dans le jardin. J’ai frappé au portail mais personne n’est venu. En entrant dans la parcelle, j’ai entendu une voix fluette au-dessus de moi ». Rosalie et Stella sont le couple de la transmission de l’histoire rwandaise dont l’importance dans le roman va en s’accroissant.
Le chapitre 14 prend la suite en quelque sorte du chapitre 10 sur l’exécution des génocidaires au stade. Mais cette fois, Milan est impliqué familialement puisqu’il entend le témoignage de Claude et de l’assassin de sa famille, le Chat. Aussitôt après Claude part au lac Kivu et Milan, resté à Kigali, est envahi de questions sur la justice gacaca, sur ce qu’est l’indicible, ainsi défini par Eusébie : « Tu sais, l’indicible ce n’est pas la violence du génocide, c’est la force des survivants à poursuivre leur existence malgré tout ». Milan rejoint Claude pour l’exhumation des restes des corps :
« J’avais envie de m’enfuir, de quitter cette terre de mort et de désolation. Après tout, je n’appartenais pas à ce monde, ma mère m’avait mis en garde, je ne l’avais pas écoutée. J’aurais voulu l’appeler, m’excuser de n’en avoir fait qu’à ma tête et la remercier d’avoir essayé de me protéger de cette histoire dont elle connaissait le hideux visage. Cette idée me traversait, puis je pensais aussitôt à Claude, à Eusébie, à Stella, et quelque chose se fissurait en moi qui laissait passer un soleil insensé, la possibilité, malgré tout, de la vie et de la beauté ».
On comprend que Milan quitte le Rwanda avec, en mémoire, le projet de Claude de tuer le Chat quand il sortira de prison, dans dix ans.
Le narrateur glisse sur cinq années – tout en en faisant un rapide résumé –, et enchaîne sur l’année 2010. Il n’est pas satisfait de sa vie à 28 ans, il voudrait repartir au Rwanda et sa peur le retient :
« Cinq années s’étaient écoulées depuis ce jour et cette nuit à Nyamirambo, durant laquelle Claude nous avait fait part de son plan d’assassiner le Chat. Cinq années sans que je retourne au Rwanda, car ce soir-là, j’avais pris peur. Là-bas, j’étais plongé dans un monde de douleur inouïe et de violence extrême qui me donnaient le vertige. J’avais grandi dans un pays en paix, protégé de toute part, ignorant la brutalité du monde, excepté celle qui arrivait par la télévision. La crainte que cette histoire ne m’engloutisse à jamais m’avait fait éviter tout ce qui se rapportait au Rwanda depuis cinq ans. Les avertissements de ma mère m’avaient paru justifiés ».
Mais un appel de Stella annonçant la mort de Rosalie le décide. Sa visite à sa mère, la veille de son départ, n’améliore pas leurs relations car elle campe dans son refus du Rwanda et dans son silence. Milan arrive dans un pays où beaucoup de choses ont changé, dans le cadre de « la vision vingt-vingt » du pouvoir. Milan décrit avec sobriété ce qu’on peut voir sur internet sur la transformation du Rwanda et particulièrement de Kigali. Eusébie est dans tous ses états car Stella a disparu. Milan se charge de la retrouver :
« Sur la terrasse, le pépiement des oiseaux recouvrait la rumeur ouatée de la ville J’ai marqué une pause. La rosée imprégnait tout. « Tu es de retour », chantait une voix dans ma tête. Le soleil a percé à travers les nuages, laissant apparaître un bout de ciel bleu où un milan est passé comme une éclipse. En le suivant des yeux, dans le jacaranda couvert de mousse, j’ai aperçu une forme dans la branche la plus haute, Stella ».
Ce nouveau séjour est jalonné d’événements forts : l’entreprise de Claude et son naufrage, la visite de Milan à Butare où Mamie, sa grand-mère, vit désormais, le temps passé avec Stella. Mais avant de repartir – Milan est appelé par son père –, il aide Stella à écrire le portrait de sa grand-mère et son legs de mémoire, au lac Kivu avec Sartre et Claude. Au dernier moment, Stella qui avait été choisie pour lire son texte, est éliminée au profit d’un enfant de ministre. Elle prend la décision de le lire au « Palais » de Sartre en kinyarwanda ; et avant son départ, de le lire Milan en français à la maison : long texte de quinze pages sur l’histoire du Rwanda, blason incrusté dans la fiction qui contrebalance la représentation commune du pays comme peuplé de barbares et sans histoire.
De nouveau cinq années passent pour Milan mais cette fois, il n’a pas quitté le Rwanda. Il a 33 ans et sa vie semble faite de bric et de broc, sans qu’il ait trouvé l’épine dorsale de son choix, une vie sans obligation. Sur le conseil d’Eusébie, il prend la nationalité rwandaise : « c’est en allant chercher mon nouveau passeport que je compris. Je n’allais pas seulement faire des économies. J’avais fait un pas de plus vers une part de mes origines ignorée et dissimulée si longtemps ». Son regard sur le pays est précis et lucide mais jamais lourdement démonstratif. Tous ces derniers chapitres fourmillent de détails passionnants au gré des rencontres et des amitiés du narrateur.
Stella a grandi et se forme comme les enfants des classes aisées, dans la perspective de se former en dehors du pays et avec la lourde charge de porter le poids du passé ; elle peut flirter avec Nelson qui a pourtant renié son grand-père, ministre dans le gouvernement génocidaire, sa relation ne pourra aller plus loin :
« Tous des filles et des fils de bonne famille, trilingues, diplômés des mêmes écoles, enfants modèles d’une société qui se voulait post-ethnique. Ils représentaient la toute petite minorité de Rwandais qui partiraient un jour étudier à l’étranger, exportant les valeurs du pays, devenant ambassadeurs d’une histoire complexe que peu d’entre eux maîtrisaient. […] Ils devraient expliquer les raisons du génocide, la différence entre Hutu et Tutsi, les conflits dans le Sud et le Nord-Kivu. Ils ne pourraient jamais être impunément eux-mêmes, le pays serait toujours là pour se rappeler à eux comme un chaperon assidu ».
Pour la commémoration du début du génocide, il assiste, au stade Amahoro, au témoignage public d’Eusébie devant 30.000 personnes : « Stella s’est levée sans rien dire et elle a marché vers la sortie. J’ai voulu la suivre mais elle s’est mise à courir et je n’ai pas pu la rattraper. Sur parking du stade, je me suis retrouvé au milieu d’un ballet incessant d’ambulances qui évacuaient des gens sur des civières. […] Le passé était présent, le génocide toujours en cours ».
Stella se réfugie dans son arbre, habitée par le secret des morts de la famille. Claude est prostré et malade puis décide d’aller à Kibuye dont il revient avec Alfred que Milan a connu bien avant. Cette venue provoque une scène révélatrice du passé de Sartre. Milan se décide à aller à Kibuye et découvre la transformation du chalet par Alfred et retrouve la beauté époustouflante du lac. Les dévoilements sur le passé des personnages se poursuivent à un rythme plus soutenu. Comme le dit Alfred : « Le cycle de la vengeance est sans fin ».
Stella a 21 ans, elle a sombré et est hospitalisée en psychiatrie, la fiction reprenant le fil de la première scène d’ouverture. Claude a dépassé la force destructrice de ses ténèbres :
« - Ces types que je viens de saluer, ce sont aussi d’anciens tueurs. Ils faisaient partie du groupe qui a massacré à l’école. Voilà pourquoi je ne peux pas habiter ici. Vivre directement à leur contact, c’est impossible. Mais maintenant, j’arrive à les croiser sans avoir envie de les flinguer. […] Tu sais ce que je leur reproche le plus, à tous ces gens, c’est d’avoir créé, et pour longtemps encore, une société de défiance ».
Après un bref voyage à Paris pour assister sa mère, Milan revient avec l’urne de ses cendres. Stella a dépassé le choc de son arbre déraciné, « l’imposant jacaranda aux fleurs bleu lavande qui s’élevait alors de toute sa majesté vers un ciel infini, témoin silencieux des vicissitudes du siècle dernier […] Stella a perdu […] la voûte tutélaire de cet arbre-monument […] une présence rassurante dans une époque tourmentée, une balise fixe dans les remous du temps qui passe ».
Le temps est venu pour Milan d’entendre l’histoire de sa mère, Venancia, que lui raconte Eusébie. Il part avec Stella et Claude vers le lac Kivu chez Alfred et la scène finale est magnifique. La toute dernière phrase est bien le terme de ce périple de Milan pour aller au bout de son origine rwandaise : « Je ne suis pas seul. Je ne suis plus seul ».
***
Jacaranda est à la fois une fiction sur l’après-génocide – ou comment une société tente de se reconstruire ou tout simplement de vivre après un tel séisme. En ce sens, sans donner de leçons et d’asséner des certitudes, Gaël Faye oblige à réfléchir aux termes qu’utilise le gouvernement rwandais : reconstruction, réconciliation, justice réparatrice, pardon, vengeance, résilience. Il le fait en se mettant à hauteur d’humanité en nous installant dans la proximité de personnages complexes qui ne nous quittent plus : la mère et son silence tenace, son amie Eusébie, son frère Claude, Mamie la grand-mère, Stella, Alfred, Sartre. Dans l’article qu’il lui consacre (RFI), Tirthankar Chanda note ce que lui dit l’écrivain :
« Ecrire ce qui s’est passé au Rwanda, la reconstruction, la capacité des survivants à continuer leur propre existence sans penser au génocide tout le temps, d’écrire ce défi absolument invraisemblable de la cohabitation entre victimes et bourreaux. Et tout ça, j’ai simplement essayé d’écrire ce défi absolument invraisemblable de la cohabitation, avec pudeur et de la sincérité. J’essaye d’utiliser une langue débarrassée de toute fioriture. Je veux simplement cheminer avec mes personnages au plus près d’eux. »
Mais Jacaranda, c’est aussi – surtout ? – une histoire de conquête de son origine rwandaise par un jeune Français qui se croyait simplement Français. C’est aussi une réflexion sur l’acceptation enrichissante d’une double appartenance, non pas moitié-moitié mais addition de deux origines, si difficile à comprendre et accepter dans nos sociétés d’aujourd’hui qui posent la question de la filiation et de la transmission en termes trop binaires, surtout lorsqu’il s’agit d’une addition entre la part française et la part d’un pays du Sud ; rien à voir avec une double appartenance franco-américaine, par exemple ! Dans l’article que je consacrais à l’œuvre de Beata Umumbyeyi Mairesse, Le Convoi, le 4 juin dernier, l’autrice insistait beaucoup sur les méfaits et bienfaits du métissage, elle qui a vécu à Butare jusqu’en 1994. Dans un entretien, elle affirmait :
« Mon métissage, qui m’a donné l’impression, enfant, d’être toujours renvoyée à une différence trop visible, a créé chez moi le complexe d’un déficit d’appartenance. J’ai pensé, après 1994, que l’expérience extrême du génocide, vécue avec les autres, m’autoriserait enfin à être totalement rwandaise. Cela reste fragile cependant. On m’invite à parler de mes livres, on me félicite pour ma connaissance de notre langue, le kinyarwanda, auquel j’ai donné une véritable place dans mes textes littéraires. Mais ».
Cette réflexion est présente tout au long du récit de Gaël Faye, moins frontalement mais tout aussi palpable et sans la mettre au premier plan qu’il réserve à plus tragique et plus fondamental. Le lecteur s’en rendra compte. Elle est concrètement traitée dans les multiples références à la communication linguistique, chaque fois que Milan reste à la porte d’un vrai échange par manque de maîtrise du kinyarwanda. La seule fois où l’on entend Milan parlait dans cette langue, c’est à 37 ans quand il rentre à Kigali et dit au contrôle : « Ni mama utashye mu gihugu » qu’il traduit : « c’est ma mère qui rentre au pays ».
Je disais plus haut qu’il nous fait partager des personnages complexes et attachants : c’est leurs parcours qui priment. Mais ils sont éclairés par des séquences d’informations historiques incontournables et qui arrivent toujours dans le flot de la logique narrative, elle-même enrichie, lorsque le moment est venu, de l’histoire d’Alfred, de celle de Sartre ou de flashes sur d’autres : au chapitre 10, l’exécution des génocidaires au stade ; aux chapitres 14 et 15, le tribunal Gacaca des assassins de la famille de Claude et l’exhumation des ensevelis ; au chapitre 25, le témoignage d’Eusébie, rescapée ; au chapitre 30, l’histoire de Venancia. Et bien sûr, en contrepoids de remise de l’histoire longue à l’honneur, le portrait de Rosalie, l’aïeule-mémoire, avec l’Histoire du pays qui est entièrement inséré en français au chapitre 23. Cet équilibre entre fiction et information est remarquablement maîtrisé et peut être illustré par la phrase de Claude, « je ne suis pas un guide touristique de la douleur ». Il faut 26 années à Milan pour « habiter » le Rwanda.
Enfin, les espaces où se situent les actions sont primordiaux tout au long du récit. Ici, c’est la Bretagne où Milan passe ses vacances chez ses grands-parents et Versailles où il réside avec ses parents. Au Rwanda, c’est Kigali et ses différents quartiers « partout où le regard se posait, la ville se déployait en courbes délicates, ondulait en collines et vallées ». C’est Butare, c’est Kibuye et le lac Kivu. Les évocations en sont essaimées tout au long de la narration dessinant un pays d’une grande beauté à l’image de la beauté du jacaranda : « la cime vertigineuse du flamboyant […] et son abondant feuillage – insectes, lézards, rapaces, passereaux multicolores, et ces couples de touracos de Lady Ross à la crête rouge et au bec jaune, merveilleux amoureux ».
Jacaranda fait progresser dans la connaissance du Rwanda et du secret du silence de la mère.
C’est Cynthia Fleury qui écrit dans Ci-gît l’amer - Guérir du ressentiment : « Aucune terre n’est jamais maudite éternellement. […] Il faut dès lors naviguer, traverser, aller vers l’horizon, trouver un ailleurs pour de nouveau être capable de vivre ici et maintenant ». C’est cet espoir mêlé d’une lucidité sur un avenir périlleux qu’offre ce récit si attachant.
Gaël Faye, Jacaranda, Grasset, août 2024, 281 pages, 20,90 euros