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Photo du rédacteurCécile Vallée

Frédéric Boyer : Ecrire pour « démasquer l’impossibilité de notre situation face au mal » (Si petite)


Frédéric Boyer (c) Francesca Mantovani/Gallimard


Née sous X parce que sa mère ne voulait pas d’une cinquième enfant dans sa famille recomposée, la si petite y retrouve sa place un mois avant la fin du délai officiel de rétractation après lequel l’enfant devient pupille de la nation et adoptable. Après 8 ans de maltraitance, son corps est retrouvé coulé dans le ciment, après avoir été congelé, sans que les légistes puissent confirmer que ce soit post mortem. Ce fait divers s’est passé dans la Sarthe en 2009. Frédéric Boyer a décidé de lui consacrer un ouvrage. Cependant, il ne propose ni un roman, ni un docu-fiction. Il ne mène aucune enquête, ne sonde pas l’histoire de cette famille. Il déplace la focalisation sur notre attitude face à ces faits sordides pour l’analyser.  



« Une chose vraie de ne pouvoir jamais être vraie à nos yeux. »


C’est donc le narrateur qui est au cœur du récit, récit découpé en petits chapitres qui cassent le principe de l’intrigue. En effet, le lecteur n’est pas immergé dans l’histoire de la si petite ou de ses parents, il suit la réflexion du narrateur sur sa propre réaction qui n’est pas plus linéaire. Il cherche à comprendre pourquoi cette histoire le hante :

« Il arrive qu’une histoire nous rattrape. Comme celle de la si petite. Une histoire à laquelle nous ne voulons pas croire et que nous ne pouvons pas accepter malgré l’obscur pressentiment d’en être pour une part sinon les acteurs au moins les témoins. »

Il y revient sans cesse, ou le fait divers s’impose à lui.  Il y pense sur le chemin des vacances, il le lie à des épisodes de sa vie comme son divorce. A la réception d’une nouvelle édition des poèmes de Jodelle, il ouvre l’ouvrage au hasard, dans une « forme de stichomancie », et tombe sur le sonnet 47 dans lequel le poète compare sa souffrance d’amant à celle d’une enfant « dans les bras d’une mauvaise mère ». Le motif de la course hippique qui a eu lieu le jour du meurtre de la si petite, au cours de laquelle est mort un cheval, symbolise cette résurgence récurrente.

Le narrateur se dédouble et parle à son double, comme Nathalie Sarraute dans Enfance, pour analyser ce qu’il ressent. Ce dédoublement symbolise notre posture paradoxale face à ces faits divers. On veut voir mais on ne veut pas tout voir, on veut savoir mais on ne veut pas tout savoir pour ne pas avoir à imaginer. Le narrateur affirme qu’il faut reconnaître que « notre faible condition soumise à la transparence terrible du mal n’ait d’autre refuge que de le couvrir d’un voile épais avec des trous par lesquels nos yeux de voyeurs assouvissent leur curiosité. » Le voile occulte l’insupportable, et « nous préférons curieusement nous amputer de la faculté d’imaginer comme on se trancherait un bras ». Nous essayons également de trouver des explications acceptables à ce qui n’est pas concevable : l’intention de faire souffrir, supporter cette souffrance. On voudrait trouver des raisons sociales, économiques. Pourtant, « confrontés à ce genre d’histoire vraie, nous savons qu’une pièce nous manquera toujours. » Que peut-on en faire ?



« J’ai le sentiment sinon d’être complice du silence »


Frédéric Boyer raconte l’apologue hassidique du rabbi qui reste muet face aux histoires horribles que lui raconte un villageois. Son silence signifie qu’il croit ce qu’il entend, qu’il ne remet pas en cause l’existence du mal, qu’il ne lui cherche pas d’explication : « le mal devenu alors notre histoire. Ce n’est ni l’accepter ni peut-être même le comprendre, c’est le dire nôtre, impossiblement nôtre ». Il s’agit donc de le « prendre […] sur ses propres épaules et le porter silencieusement. » Cependant, Frédéric Boyer ne suit pas entièrement la leçon du rabbi puisqu’il écrit. Il offre à ceux qui ne sont pas aussi courageux que le rabbi de regarder le réel en face, un détour par le récit :

« La part de fiction que nous ajoutons dans nos récits, c’est à la fois la part du diable et celle de notre peur, de notre impuissance devant les faits nus. Ce qui nous tourmente et qui ne se dit qu’au prix d’un sacrifice. »

Mais quel récit proposer ?

« Il faudrait écrire avec le plus de douceur possible que cette vie abominable de la si petite a été une vie humaine qui, comme toutes les vies humaines, a réclamé notre attention. Une vie qui n’est pas la nôtre et ne le sera jamais, mais qui pourtant est devenue nôtre. Parce que renoncer à cette égalité-là, des vies humaines entre elles, ce serait renoncer à la dignité d’être en vie les uns parmi les autres. »

Frédéric Boyer offre un petit récit pour une si petite avec la conscience de ne pouvoir rien réparer, rien proposer pour que cela ne se produise plus, seulement « déposer sa voix sur leur silence », faire entendre tous les « pleurs inaudibles », « soutenir la faible humanité que nous sommes sous le poids du mal commis. » Alors que certains reprochent à la littérature de s’approprier la voix des sans voix, Frédéric Boyer démontre qu’il est important de dire ce qui est tu, de faire entendre ce qui ne se dit pas, ce qu’on interdit de dire : « la fiction s’efforce de nous faire entendre la parole inaudible du réel à laquelle, il me semble, nous préférons sagement ou cyniquement refuser notre confiance. C’est vrai aussi de tous les abus sexuels, intimes, mais aussi économiques, sociaux. »






Frédéric Boyer, Si petite, Gallimard, octobre 2024, 121 p., 14 euros


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