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Floriane Comméléran : « Monique Wittig fait la guerre au langage avec le langage »


Monique Wittig en 1985 à Paris (c) Colette Geoffrey


Comment concevoir un dossier spécial Monique Wittig sans partir à la rencontre de Floriane Comméléran ? Si la metteure en scène, dramaturge et comédienne a pu s’intéresser à Duras, Musil ou Juliette Riedler encore, son travail a trouvé sa pleine résonance avec la mise en scène en 2023 de L’Opoponax de Wittig. Autant de raisons pour Collateral de l’entendre le temps d’un entretien avec Simona Crippa.


Comment avez-vous découvert Monique Wittig ? Par la force de ses récits ou par la radicalité de sa pensée ?


Si il y a quelques années la radicalité de la pensée théorique et militante de Monique Wittig ne m’était pas totalement étrangère et son nom rôdait autour de moi comme étant une référence phare de par son lesbianisme révolutionnaire, c’est surtout grâce à la réédition de certains de ses romans par les éditions de Minuit en 2019 que je suis amenée à découvrir l’étendue de la puissance de ses récits littéraires, épiques et poétiques. En 2019, une troupe de théâtre « Le Cheval à Bascule » (une troupe de théâtre amateur qui existe depuis 25 ans et dont certains membres dans leur jeunesse militante avait lu Wittig de son vivant), m’invite à les mettre en scène dans le premier roman de Monique Wittig, L’Opoponax, pour l’inauguration de la salle Monique Wittig à la MPAA-Broussais dans le cadre d’un Festival LGBTQI organisé par la mairie du 14ème. L’Opoponax fut une expérience littéraire éblouissante et un travail théâtral jubilatoire dont nous avons voulu préserver et représenter la vitalité de l’expérience de la lecture partenaire de l’expérience amoureuse lesbienne dont il est question. Ce fut aussi la porte d’entrée, l’ouverture vers une appétence grandissante pour l’oeuvre littéraire prolifique et protéiforme de Monique Wittig. Une oeuvre aussi bien poétique que théorique sur le plan du politique et de la littérature. De son Chantier Littéraire à sa Pensée straight en passant par Paris, la politique Virgil, non et j’en passe, il n’y a pas un texte qui ne soit profondément marqué par l’aventure révolutionnaire, intellectuelle et littéraire de refonte du langage et donc de notre manière d’être au monde, d’être en société, d’être en relation. Elle lie pensée théorique et ouvrage littéraire. En cela, il m’apparait aujourd’hui impossible de dissocier la radicalité de sa pensée de la force de ses récits qui passe par une nouvelle forme de mythologie et de grammaire. Elle violente la syntaxe comme elle violente le discours normatif hétérosexuel et le sujet pronominal dominant masculin dont les mythes se sont faits les vecteurs. Il est intéressant, par ailleurs, d’apprendre, qu’à l’origine dans la Grèce antique archaïque, il y a une confusion, identification entre les mythes/muthos et le langage/logos puisque tous deux sont synonymes. Le chantier littéraire auquel Monique Wittig s’adonne est à mon sens un chantier de vie, une utopie, un combat qui nécessite de facto une forme de radicalité dans son emploi étymologique : radicalis « qui tient à la racine, premier, fondamental » ou radix, -icis « racine, origine première ». Et la racine première de l’existence est bel et bien le langage dans lequel on nait, par lequel on vit, avec lequel on pense puis l’on dit (et réciproquement !). Dire, c’est aussi écrire et dans écrire, il y a cri et il y a rire. Et je crois que c’est cela qui m’a touché le plus chez Wittig, c’est qu’elle utilise le rire et le cri pour construire toute son oeuvre et faire parler d’autres sujets pronominaux, vivants et collectifs, celles dont les voix, les vies, les représentations ont été niées mais dont la force créatrice est mesurable à l’oppression subie.

Arpenter l’oeuvre de Monique Wittig, c’est aussi rencontrer celles qui l’ont entourée, aimée et qui défendent la diffusion de son oeuvre, le partage de sa pensée. Nous avons eu la chance de croiser sur notre route sa nièce, Dominique Samson et son amie Suzette Robichon et de tenir avec émotion entre nos mains un ouvrage inédit Ma soeur sauvage composé de photos d’enfance de Monique et Gilles Wittig où l’omniprésence de la nature sauvage, des jeux de combats d’enfance ou de reproduction de scènettes théâtrales et mythologiques annoncent déjà leur empreinte dans son oeuvre.

 


Mettre Les Guérillères au programme du bac afin que les "féminaires" révèlent « beaucoup de choses » que la « pensée straight » nous cache ? Afin de construire de nouvelles épopées et de nouveaux imaginaires ?


« À ce stade de la marche, il faut interrompre les calculs et repartir à zéro. », « D’où partir ? recommencer ? », « Qu’est-ce que le début ? disent-elles. » les Guérillères disent et derrière Monique Wittig dit... Peut-être que le nouveau début se situe justement là, dans une perspective comparative diachronique de relecture/réécriture du répertoire littéraire, dans la ré-interprétation de nos mythologies et contes qui peuplent nos imaginaires comme nos bibliothèques et nos programmes scolaires. L’école semble être un lieu cher à Monique Wittig qui figure entre autres dans son oeuvre (elle enseignera, par ailleurs, la littérature à l’Université une fois installée aux Etats-Unis, après les divergences vécues au sein du MLF). Monique Wittig dont le goût précoce de la lecture était sans limite, est un réservoir sans fin, une bibliothèque vivante. Ses textes sont irrigués de toute part de ses lectures tantôt dans une perspective interne de critique tantôt dans un exercice d’admiration ou d'imitation. Mettre Les Guérillères au programme du bac est à la fois introduire ce fameux « cheval de Troie » dont elle parle dans son Chantier littéraire au sein même de l’institution éducative et un véritable apprentissage du maniement de la langue et du travail- bricolage de littérature d’une grande écrivaine qui allie lecture et écriture sur la base d’un déjà- là et d’un advenir. Le chantier littéraire et de vie doit être l’enjeu principal de l’Education Nationale. Les féminaires sont ainsi ce cheval de Troie, cette stratégie politique et cette croyance en la puissance renouvelée d’une littérature émancipée et créatrice. Monique Wittig écrit que le Nouveau Roman lui a appris à « s’affranchir d’une vision étroite des genres littéraires », peut-être que la performance littéraire peut aussi nous apprendre cela, la performance du genre (décloisonnement des genres, décatégorisation identitaire, hybridation stylistique, palimpseste du moi, montage et collage de pensées...). La technique littéraire repose sur des outils et pour mieux voir ce que nous cache la pensée straight, nous avons nous aussi besoin d’outils scopiques. La littérature et le cinéma ont cela en commun, ils partagent cet nécessité d’invention au risque de mourir et cette qualité propre reliée à la notion de représentation, au voir face au manque, face au trou. En lisant Monique Wittig, je ne peux m’empêcher par ailleurs de penser au cinéma de Chantal Akermann non pas dans la mélancolie des sujets mais à travers la technique du cinéma, à l’importance du choix du cadre (de la page), à l’omniprésence matérielle de la caméra (les travelling de l’oeil qui lit, les plan-séquences wittigiens), à la capture du réel et des sentiments, mais aussi à l’importance accordée aux corps, à la représentation de la sexualité loin d’un imaginaire sclérosé voire nécrosé par le male gaze. On est tout chez Wittig, l’oeil-camera, l’appareil optique de la langue, le film-épopée, la bande qui enregistre l’image, la voix qui parle. Nous vivons ce que nous voyons en lisant. Nous sommes le sujet-groupal, le mouvement de l’action révolutionnaire, le corps de la page. Lire Wittig c’est donc vivre de l’intérieur cette nouvelle épopée existentielle qui manquait jusqu’à présent et l’étudier c’est comprendre les outils techniques pour créer de nouvelles modalités d’imaginaires plurielles.

 


« Les lesbiennes ne sont pas des femmes » : une déflagration dans les milieux féministes dans les années 1970 : sommes-nous prêts aujourd’hui à écouter cette idée si émancipatrice ?


Monique Wittig va encore plus loin que Simone de Beauvoir avec sa célèbre phrase « On ne nait pas femme, on le devient » en affirmant que « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » qui a généré des scissions au sein même du MLF. Aussi clivante que soit cette formulation choc, se cache derrière ou s’affirme devant une volonté émancipatrice d’affranchissement de la condition féminine sous tutelle patriarcale et enclose dans une sexuation différentialiste. L’originalité de la pensée de Wittig provient de la considération d’une adhésion marxiste qui identifierait les femmes en tant que classe sociale. Elle y voit donc une adéquation entre luttes des classes et luttes féministes. La lutte politique et la radicalité de la pensée de Wittig va vers un dépassement identitaire fondé jusqu’à présent sur la différence et la domination. La différence étant bien sûr légitimée pour mieux assoir cette domination ! C’est donc tout l’édifice institutionnel et l’arsenal politique auquel elle s’attaque. Elle veut déboulonner le système hétérosexuel qui auto-génère le système patriarcal (et inversement !) pour une reconnaissance des existences lesbiennes et de toutes les existences considérées comme minoritaires au regard de la loi et ce dans un mouvement intersectionnel : « Elles disent, ils t’ont décrite comme ils ont décrit les races qu’ils ont appelées inférieures. Elles disent, oui, ce sont les mêmes oppresseurs dominateurs, les mêmes maîtres qui ont dit que les nègres et les femelles n’ont pas le cœur la rate le foie à la même place qu’eux, que la différence de sexe, la différence de couleur signifient l’infériorité, droit pour eux à la domination et à l’appropriation. » (« Les Guérillères », M.W)J’ignore si nous sommes véritablement prêt.es aujourd’hui à écouter cette idée et ce qu’elle véhicule de complexe et de tranchant. Ce que j’y vois, au-delà des dénominations séparatrices, c’est dans ce refus tutélaire obstiné la possibilité d’émancipation, un nouveau paradigme sociétal fondé sur une éthique politique et morale de l’altérité, de la relation et de la pluralité loin de toute hiérarchisation, idéalisation ou essentialisation identitaire.

 


« [Le] langage que tu parles est fait de mots qui te tuent » : cette affirmation que l’on trouve toujours dans Les Guérillères nous invite-t-elle à faire de l’écriture une force militante ?


Monique Wittig fait la guerre au langage avec le langage. L’écriture wittigienne est tout sauf métaphorique, elle est matérialiste de même que sa pensée théorique politique. Si il y a une ambivalence au coeur même du langage puisqu’il peut être acte de violence/instrument de pouvoir comme acte poétique/arme de libération, Monique Wittig saisit cette ambivalence et s’en empare en s’engageant en littérature comme elle s’engage en militantisme, avec la même rigueur et la même ardeur épique. Elle considère et travaille le langage comme un corps, les mots comme une armée, la page comme un poème. C’est le travail du corps à corps avec la langue, avec la page qui l’amène dans un double mouvement à construire et à déconstruire les discours politiques. Elle perçoit le langage dans toute sa matérialité physique, comme un matériau à modeler qui lui permet d’aiguiser son arme et sa pensée pour faire que les mots ne tuent plus mais contestent et sauvent. Elle va même jusqu’à comparer la nature du langage à la nature de la lumière : « Le langage projette des faisceaux de réalité sur le corps social. ». Le langage émet donc non seulement un son mais une lumière en plus d’une pensée pour intégrer un autre corps que celui de l'émetteur. S’opère alors une transmission. La transmission d’une énergie au sens physique du terme qui produit une force décuplée lorsqu’elle s’additionne, passe d’un corps à l’autre. Le corps social se nourrit de cette force-là, maintenant reste à définir quel pacte social l’unit. Peut-il, par ailleurs, y en avoir qu’un seul ? Ou doit-on faire sans cesse l’expérience renouvelée de l’altérité au sein même d’un groupe pour s’accorder de nouveau et avancer ensemble ? En ce sens, l’écriture wittigienne est bien sûr une force militante à travers la révolution langagière et pronominale qu’elle opère et dont l’expérience se vit de l’intérieur et par la force épique du récit qui nous propulse. La préoccupation linguistique de Wittig à jouer avec les pronoms contient cette compréhension profonde que le sujet se réfléchit, s’adresse, se pense, se positionne et entre en relation par le langage et par les pronoms. Tout ce jeu de passage d’un pronom à un autre, pluriel ou singulier, nous fait vivre le(s) point(s) de vue et l’élan collectif comme la mise en mouvement d’une force subjective poussée par la force révolutionnaire du groupe.


(Questionnaire et propos recueillis par Simona Crippa)





 

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