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Florence Jou : Payvagues


Payvagues / Set musical et littéraire Florence Jou (voix et textes) – Valérie Vivancos (musique)


1

 

la chose traverse, arrache, détache et met en déroute



Du noir se libère. Hommes, femmes et enfants suivent les voies de rondins avec des barres transversales décrivant des lignes de contournement qui s'effacent au fur et à mesure que la zone décompresse impuretés, érosions et usures accumulées, enfouies à des kilomètres et des kilomètres. Le noir se relâche sous forme de gaz. Des résidus viennent se déposer sur leurs manteaux uniformes, gris de payne, des kaftans de laine amples, à manche longue, tenus par quatre boutons de coulage, avec une fente avant-gauche pour se protéger du vent s'il s'engouffrait et du froid si les nuits devenaient fraîches. Le noir trempe la zone de ses éjectas visqueux, matières fines, de consistance molle, sableuse et vitreuse qui s'élèvent sous l'effet de la pression jusqu'à se coller au ciel. Ils inspirent et expirent, avançant entre ciel et sol sans sentir la moindre asphyxie. Le noir se desquame en écailles, se moule par petites boules en formes de coussins qui s'allongent les unes sur les autres, dans un épanchement dense et puissant. Alignés, ils ne se soucient pas de leurs empreintes qui disparaissent ni des bourgeons de sphaigne ou de bouton d'or qui se cristallisent et meurent. Le cortège suit un drapeau décoré de points anarchiques reliés pour certains d'entre eux par des lignes droites ou brisées. Hommes, femmes et enfants traversent une océanite noire gelée où la lumière a de moins en moins d'incidence. Ils cherchent à se maintenir dans une cadence unique, se concentrant sur l'état d'équilibre du groupe, mus par la tâche de répéter en chœur une litanie à peine audible qui ne trouve pas d'écho, et la chose traverse, arrache, détache, met en déroute. Ils s'arrêtent régulièrement pour répéter, et la chose traverse, arrache, détache, met en déroute, s'appliquent à suivre un même mouvement de leurs corps, mimant une pendule de gauche à droite, et de droite à gauche, cherchant le point d'inclinaison le plus longtemps possible et s'approchant d'une forme de chute. Ils ne chutent pas s'accrochant à chaque mot comme le dernier à prononcer, au bord de la rupture vocale, et reprennent leur marche en serrant simplement leurs kaftans de laine. Rien ne se produit dans le noir du ciel, dans ce moment qui pourrait tout autant se dérouler à un stade pionner, intermédiaire ou final. Ils sont les parties d'un système régulé, ne ressentant plus la faim et la soif, le froid ou le chaud, ni les épisodes de sueur ou de miction. Leur chemin est une profonde léthargie, leurs mouvements n'existent pas pour corriger un quelconque changement d'orientation.

 

Le noir a signé en eux la dégénérescence de représentations, anecdotes et rumeurs. Ils existent et continuent sans atteindre de nouveaux degrés, oublieux de leur position, altitude ou situation septentrionale, n'évaluant plus la zone parmi autres terres, ne sentant plus les roches sous-jacentes ni les couches souterraines là où des batailles, fuites et exodes se sont définitivement gelés. Ils n'entendent plus les boots qui s'enfoncèrent dans des sols granuleux et mouvants, les corps chevauchés, épluchés et gisants à l'horizontal, quand des golfes, côtes, plages de sable blanc, forêts, plaines et montagnes furent découverts, et certains s'y pausèrent, sélectionnant les sols fertiles, installant leurs camps, bâtissant des fermes, divisant entre hautes et basses terres, entre site de l'ouest et site de l'est, en fonction des printemps pauvres, des étés riches, au rythme de l'érosion et de l'alternance de vents froids et forts. Ils ne sentent plus les effluves des noix de palmier, scalesia, toromiros, écorces de hau hau, mûriers à papier, bois de rose, acacia, prosopopis. Les variations, discontinuités et affleurements leur échappent, comme le goût du carnage, la nécessaire indiscipline et la force des nomades qui se trouvèrent là, tapis dans les fruits et les ressources de la zone, les flèches promptes à jaillir, et qui, par groupes, après plusieurs tentatives organisées, reprirent les terres à ceux décimés par la faim et la maladie.





Extrait de Payvagues, Editions de l'Attente, janvier 2023, 102 pages, 12 euros

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