Voici un livre qui donne à certain territoire toutes ses Lettres et il nous fait du bien. Un humour sans concession, sans rémission, qui radiographie au-delà des limites qu'on voudrait lui imposer, le pays tout entier. J’aime le style de Faiza Guène, sa patte fine, ses flèches ajustées, sans dommages sérieux croit-on dans ce roman-là, puisque l’on rit en même temps. En réalité, c’est assassin, tout en vérité humaine, ça pénètre, ça chemine jusqu’au cœur, irradie jusqu’au cerveau du lecteur ! Avec le regard de Doria, l’adolescente retrouvée de Kiffe kiffe demain, qui a pris 20 ans, c’est toute une galerie de personnages que l’écrivaine croque, expose, impose – Ici pas de relâchement défaitiste ni de révisionnisme contrit, cette fille-là est une surdouée de la vie éprouvée-et-acceptée-avec toutes ses péripéties-ses_déceptions-ses inquiétudes-ses défis ! La fille d’immigrés ayant grandi dans un quartier populaire de la banlieue parisienne, femme en instance de divorce, mère d’un enfant, a gardé sa voix vibrante d’insolence ! Doria, une vie française !
Rien que des êtres vivants dans ce polyptique de familiers, que j’ai eu peine à quitter, au- delà des bienfaits du rire, réconfortée, admirative de les voir habilement campés, avec leurs looks et leurs postures, installés en chair et en os sous ce toit tenu de la Littérature - le lien avec le lecteur vite noué, bien accroché. Qu’elle les raille pour les secouer, ou qu’elle pratique l’auto-dérision, le lecteur ressent que Doria l’émancipée est restée solidaire de ceux-là, les siens, les miens – les vôtres ? – aux prises avec un quotidien et un challenge existentiel plus âpres qu’au centre-ville. D’ailleurs cela commence devant l’école, bien vu Doria ! La directrice et la gardienne en veilleuses de l’Institution, sourcils froncés, des réprobatrices professionnelles, vissées au-dessous de la devise Liberté Egalité Fraternité. Et de l’autre côté de la grille, les autres contrôleuses, les Mafia s’mamas, les mamans oisives du quartier, commères typiques de villages, un vrai défilé de la fashion week ricane Doria qui se faufile. Non loin, les « petits cavaliers de la loi » sont là, prompts à embarquer au commissariat les jeunes rétifs « ces petits-là qui se couchent sans aucune idée qu’ils ont des droits » déplore Doria. Incrimine- t-elle la Cité défaillante, glissera- t-elle sur la pente de la détestation du genre humain ? Elle a ses idées de citoyenne sur ce qui a mal tourné et elle les partage avec une langue affûtée, une franchise rouée. Est-il trop tard s’interrogera le lecteur ? Doria, vigie désillusionnée, dit qu’il faut continuer à regarder loin devant soi, ce monde où devront vivre nos enfants. De page en page, la ligne de démarcation sociale et politique imposée à la banlieue mal dite avec ses Grands ensembles HLM s’effrite, tombe, c’est le pays qui file un mauvais coton. Les promesses gâchées, les croyances tordues, les valeurs dévoyées, Doria exige un legs plus réjouissant pour Adam son fils de 7 ans.
Car c’est bien avec nous que Doria fait son bilan. Le tour du petit peuple de la périphérie, elle l’accompagne de ses histoires, sans faire d’impasses sur les sujets qui fâchent. Avec elle, pas de Contes et légendes du pays de France et personne ne racontera sa vie à sa place ! Elle n’a pas oublié ceux qui ont mis à mal les rêves et contredit les aspirations. Penchés sur la grande table de l’Orientation, à force de mauvais vœux prononcés au-dessus des têtes juvéniles, ils ont tué dans l’œuf les projets d’évasion. On sourit de certains tirages de portraits, Mme Burlaud la psychologue, Marlène l’institutrice qui se croit bien intégrée à son secteur, ne dit-elle pas les black pour les noirs ? Le mépris qui s’ignore, le racisme ordinaire, augmentés par la suspicion qui du 11 septembre aux attentats islamistes macère dans les esprits, imprègnent les regards des uns sur les autres. L’écrivaine a choisi que le lecteur rit d’abord pendant qu’elle pose tout sur la table. Elle ausculte le cercle de ses intimes. Qu’ont-ils fait de leur jeunesse ? Sous son microscope, plus rien n’est flou : épinglé Hamoudi, l’ami dépité qui vire complotiste, Nabil, le bouffon de la classe, le bon élève en premier amoureux, si arrogant, décevant dans le fond. Steve, le mari bien d’ici, un mâle plutôt veule. Elle ne s’épargne pas elle- même. Elle a succombé au parcours obligé, femme de là- bas ou d’ici, c’est kif kif, : l’amour, le mariage, la famille, les lieux communs du Bonheur, elle a voulu y goûter comme tout le monde. Elle a rencontré la médiocrité, l’égoïsme, la trahison. Elle ne s’y rendra plus à l’aveuglette l’affranchie, elle y posera ses conditions. Et à ceux qui fantasment le métissage en terre de France comme la bluette républicaine idéale, elle répond par des constations de médecine légale. Oui on peut se mélanger, l’amour s’y emploie parfois, mais gare au naturel qui revient au galop, aux blessures de l’Histoire non explicitées, il faut avoir l’ouïe dure ou la peau épaisse. S’ensuivent des pages réjouissantes, comiques, ravageuses, un brin vengeresses. La rencontre des blédards de la ville et des bledards des campagnes. Jaune ou de bon cœur, Doria laisse au lecteur le choix de son rire. C’est une libertaire ! L’écrivaine sait que nous lisons avec ce que nous sommes.
Celle qui s’enorgueillit d’être une hybride, ouvre et referme les parenthèses sur sa « communauté ». Qu’on se le dise, cette Française-là abhorre toutes les entreprises de décervelage, tous les intégrismes, des religieux aux contrefacteurs hargneux de la laïcite, les influenceurs et les conspirationnistes de tout poil. Au passage, elle égratigne les gentrificateurs, les nouveaux colonisateurs décomplexés de ses terres natales, des égoïstes - des profiteurs ? Fred le bobo « pour qui la vie est une longue piste cyclable » l’agace – sous sa visière voit-il les autochtones ? De la tendresse aussi dans la voix de Doria mais pour les vaillantes et les vaillants, les plus vulnérables. Cécile la rescapée, « pimpante » malgré ses traumas qui pousse avec énergie son landau plein d’enfants car « les enfants sont une bénédiction ». Et sa compassion va aux derniers arrivés, les Sri lankais, travailleurs de force dans des épiceries glaciales, traités comme des chiens par les jeunes du quartier. Doria démythifie tout : non, la détresse, l’isolement, l’abandon, la discrimination ne fabriquent pas forcément de la solidarité, de l’empathie pour les plus mal lotis que soi.
Il y a un parcours de 20 ans entre les deux romans de Faiza Guène. A 19 ans, l’écrivaine créait son personnage, une adolescente française à l’esprit alerte, à la langue affutée. Dans Kiffe kiffe demain, elle décidait, pour elle et pour nous, de distiller l’espoir contre tous les mauvais augures. Elle lançait son héroïne à l’assaut des obstacles dressés par la Famille, la Société, le poids de l’Histoire collective. Doria vivrait une vie personnelle en posant ses exigences, n’est-ce pas le propre de la jeunesse ? Dans Kiffe kiffe hier ? Doria feint d’en rabattre, écarte la peine et la rancœur, nous réjouit, irrésistible, avec des facéties bien choisies. L’écriture ne trahit pas. Une preuve ? Cette phrase en langue arabe insérée dans le texte, tirée de notre coran quotidien… Oui ce pied de nez-là ! Surtout elle a mis au monde un enfant. Cet amour-là lui donne de la joie et des obligations. Pas le choix, quitte à allonger le pas et même courir après, il faut y aller, « chercher la réconciliation et l’harmonie… des fois qu’il y ait de bonnes surprises ».
Je me rappelle ma première rencontre avec Faiza dans une librairie parisienne, à l’occasion de la sortie de Kiffe kiffe demain. Je m’y étais rendue, invitée par notre première éditrice commune, Isabelle Seguin, qui 15 ans auparavant avait publié Une fille sans histoire. J’y avais entendu les mêmes propos péremptoires de nos compatriotes – vraiment des lecteurs ? – condescendants ou dubitatifs, curieux surtout de voir en chair et en os cette jeune fille de 19 ans qui avait grandi dans un quartier populaire de la banlieue, une enfant d’immigrés de surcroit, s’étonnant et fort distinctement qu’il soit advenu ici, de ces gens-là, une pousse qui ait su se servir ainsi d’une plume ! A l’écouter, elle prétendait construire un univers avec des mots, leur langue, apposer son nom sur un roman français. Ce jour-là, qui me ramenait à ma propre expérience, me confirma, sans besoin de déclaration officielle, qu’il y avait entre nous une filiation. Nous nous sommes présentées l’une à l’autre, reconnues, bien plus tard. Nos livres, notre travail d’écrivaines nous ont menés l’une vers l’autre. Faiza a écrit d’autres livres qui témoignent de son engagement, de sa passion pour la Littérature, d’un talent contredisant tous les dénis, les faux pronostics.
Doria ou l’Art de la carapace tout terrain, ultra légère, les yeux ouverts ? Si Kiffe kiffe hier ? nous convainc des pouvoirs du déminage et du désarmement, par le Rire. Forte du pacte de confiance tissé avec le lecteur, le temps d’une confidence, Doria nous révèle soudain, dans un murmure, son talon d’Achille : « S’exprimer en vrai les yeux dans les yeux ? – et sans plus rire ? – mais si « elle parle de ses sentiments, elle s’enfoncera dans le sol, tirée par une force obscure ». Il arrive que des créatures fortes redonnent des forces à leur créateur. Faiza Guène, questionnée sur France inter par un journaliste, s’appuyant sur son héroïne, s’est défendue d’être « une miraculée » de la vie. « Une miraculeuse » a-t-elle corrigé aussitôt d’une voix la plus légère possible.
Faïza Guène, Kiffe kiffe hier ?, Fayard, août 2024, 270 pages, 20,90 euros