
Entre le 24 janvier et le 1er février 2025, le Maillon Théâtre de Strasbourg – Scène européenne, organisait une nouvelle édition (1) de PREMIÈRES, Festival de l’émergence européenne autour de quatre spectacles, deux rencontres, un atelier. Ces différents temps ont permis de découvrir de jeunes artistes à l’aube de leur carrière artistique. Plus encore, cela a été l’occasion d’entrevoir ce qu’est le théâtre aujourd’hui et, surtout, ce qu’il pourrait être demain, de mesurer l’originalité, la créativité et l’engagement d’artistes qui n’ont de cesse d’interroger le monde pour mieux tracer ensemble des lignes de pensée et d’action possibles. C’est là un choix fort et affirmé, au cœur du projet de la directrice du Maillon et du Festival Premières, Barbara Engelhardt : « Cette année, ces jeunes artistes ouvrent de nouvelles perspectives en abordant les carcans familiaux, les schémas sexistes, les exactions politiques… Les spectacles s’y confrontent avec détermination et originalité, dans un geste sans aucun doute prometteur pour un avenir commun » (2).
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Lors du premier week-end, le public a fait connaissance avec la metteuse en scène allemande, Giulia Giammona, qui présentait Penelope, un spectacle pour lequel elle a reçu en 2024 le prix du Körber Studio Junge Regie qui récompense les jeunes metteur.se.s en scène. Ex-assistante de grands noms de la scène (Amélie Niermeyer, Romeo Castellucci, Krzysztof Warlikowski…), elle déploie aujourd’hui sa propre recherche interdisciplinaire en questionnant les enjeux sensuels d’un discours théorique. Dans ce spectacle, elle s’appuie sur les enregistrements sonores de l'artiste surréaliste britannico-mexicaine, Leonora Carrington (1917–2011) dont l’œuvre, tout aussi riche que complexe, est basée essentiellement sur des éléments autobiographiques qui tissent des liens entre bonheur intense et profonde douleur, entre rêve et tragédie. Surtout, l’artiste, compagne de Max Ernst à la fin des années 1930, est connue pour avoir lutté afin de devenir une artiste pleine et entière, refusant ainsi le rôle que les surréalistes accordaient souvent aux femmes :
« Je n’avais pas le temps d’être la muse de qui que ce soit… J’étais trop occupée à me rebeller contre ma famille et à apprendre à être une artiste. » (L. Carrington, 1983)
On le sait moins, mais l’artiste plasticienne a également écrit des contes surréalistes dans lesquels l’humour noir côtoie l’onirisme, un geste qui faisait l’admiration d’André Breton. C’est de ce geste premier que s’empare Giulia Giammona pour mieux le décaler et le faire résonner avec ses propres préoccupations. Le conte qui s’écrit au plateau – un échiquier géant – est celui de Penelope, une jeune fille enfermée dans sa chambre par son père jusqu’à ses 18 ans. Dans cet espace clos, la vie de la petite fille, à l’allure de poupée, est régie par une nourrice démultipliée en un chœur de nanny effrayantes et cruelles – sans visages, elles sont habillées d’amples jupes noires et de chemisiers blancs, en écho à l’échiquier dont elles apparaissent comme les pièces maîtresses – qui n’ont de cesse d’imposer à l’enfant règles et principes afin qu’elle soit prête à vivre le grand jour, son entrée dans le monde des adultes. Alors, pour échapper à sa réalité, Penelope s’invente un monde aérien où le trapèze et son cheval à bascule, Tartare, sont ses atouts les plus précieux. Accompagnées par la harpe située à cour, musiques et chansons, classiques et modernes, s’enchaînent, tissant la trame du récit de cette jeune enfant devenue femme qui découvre que ce n’est qu’en se rebellant qu’elle parviendra à échapper au monde monstrueux des adultes qui cherchent littéralement à sucer son sang comme des vampires : être libre signifie s’extraire de l’aliénation du monde – à la surface bien trop policée – qui la retient prisonnière, ne pas laisser le conte de non-fée devenir cauchemar.
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Autre geste, autre esthétique – même si la couleur blanche établit un lien fort entre les deux projets –, et pourtant, dans GPO Box N°211, il s’agit également de résister à l’enfermement, de trouver le moyen de se frayer un chemin vers la lumière. L’artiste Chun Shing Au est né à Hong Kong. Diplômé de l’Académie des arts de la scène, il décide par la suite de venir s’installer en Europe où il fréquente l’Académie de théâtre et de danse DAS Theatre à Amsterdam. En 2016, il a fondé le Theatre du Poulet avec Carmen Lee, scénographe et créatrice lumière, et travaille aujourd’hui à la croisée de plusieurs disciplines pour tenter de penser au plateau les liens entre poétique et politique.
Dans le « théâtre d’objets » qu’il développe pour cette performance, le papier blanc devient le partenaire de jeu avec lequel il dialogue et interagit pendant près de soixante minutes dans une démarche poétique et politique radicale, d’une beauté singulière. Alors que Chun Shing Au et son ami Siu Ming sont séparés, le premier vit libre en Europe, le deuxième a été arrêté et est incarcéré pour avoir participé aux mouvements de contestation en faveur de la démocratie à Hong Kong, ils inventent une nouvelle langue pour rester libres de leurs pensées qui s’échangent alors grâce à la GPO Box n°211. De cette expérience, naît le spectacle. Pourtant, que peut nous raconter une simple feuille de papier blanc de l’enfermement, de la censure, de l’impossibilité à être soi ? À moins que cette feuille ne soit la meilleure alliée pour résister dans un État totalitaire ?
Sans dire un seul mot, dans la petite salle du Maillon dépouillée de tout artifice, l’artiste se confronte d’abord à une nuée de petites feuilles blanches froissées capables de s’animer – comme des êtres vivants bourdonnants –, avant de dérouler, depuis les cintres, une immense feuille de papier blanc qu’il travaille, comme une pâte, devant nous, dans toutes ses dimensions, pour matérialiser et organiser la résistance : tour à tour, tapis glissant pour créer un mouvement capable de dynamiter le sur-place, robe longue surréaliste pour s’échapper d’une ville dans laquelle il est prisonnier (laquelle se voit couplée à une maquette de ville, véritable tête agissante), c’est finalement le recours à une technologie enfantine qui lui permettra de trouver la porte de sortie, comme si le papier s’animait, devenait dynamique de vie.
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Après ce premier volet du Festival qui faisait du détour par la matière le moyen de mieux remettre en question le réel, un second volet, présenté à une semaine d’intervalle, fait l'effet d'une volée d’uppercuts administrés par de jeunes femmes bien décidées à trouver une place dans la société et dans leur propre vie.
Avec I’m deranged, Mina Kavani tente de « ranger » son histoire, de trouver une forme pour dire « l’exil au bord des lèvres » (3). Née à Téhéran dans une famille d’artistes, elle se passionne très jeune pour le théâtre et joue sous la direction de grands metteurs en scène iraniens. En 2010, elle choisit de venir en France pour vivre son rêve et poursuit ses études au CNSAD. Jouer dans Red Rose (2014) de la cinéaste iranienne Sepideh Farsi, le rôle d’une jeune femme qui – dans le pays des mollahs – aime faire l’amour, rend le retour de Mina Kavani en Iran impossible, l’exil devient définitif, la rupture synonyme d’une profonde déchirure de l’être.
Ce spectacle (4) est un cri : celui d’une enfant qui grandit dans les fumées d’opium tout au long de son adolescence chez ses parents, où les histoires entendues en cachette du régime rythment son quotidien ; celui d’une jeune femme qui a quitté une vie de transgressions et de rêves d’émancipation (et, à ce titre, ce témoignage sur la situation réelle du peuple iranien fait figure de perle rare) pour faire l’expérience de la liberté et découvre la réalité brutale et sourde de l’exil.
« Dans ma famille, nous étions toujours en train de partir, mais nous ne sommes jamais partis.
Chez nous, il y avait toujours des cartons vides, des cartons qui étaient censés être remplis de nos affaires. Mais ces cartons sont restés vides à jamais. »
Ainsi s’ouvre le spectacle. Sur le plateau plongé dans l’obscurité où, tout au long des soixante minutes de performance, Mina Kavani adresse son texte au public, à moins qu’elle ne se l’adresse à elle-même pour tenter de comprendre (au sens étymologique de cum-prehendere, embrasser ensemble), de saisir donc – au présent – ce que signifie cette expérience de vie. Le plateau devient alors le lieu de l’élucidation, pour elle et pour nous. La lumière de Marco Giusti, véritable actrice du récit, sculpte le visage et le corps de la comédienne et contribue à dessiner des espaces articulés par deux panneaux réfléchissants mobiles, dans lesquels Mina Kavani scrute son reflet, comme pour mieux s’autoanalyser et construire son récit. D’une voix tout en contraste, elle donne relief et force à son histoire et fait du théâtre un lieu où repenser ensemble notre avenir d'exilé.e.s..., celui qui nous guette à l’heure où les démocraties vacillent et les violences idéologiques déferlent sur nos vies.
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C’est avec Rage d’Emilienne Flagothier que s’est clôturée cette édition du festival PREMIÈRES. Un spectacle (5) haut en couleurs qui fait du théâtre un espace partagé et participatif, où il devient possible de transformer ses propres silences et son impuissance devant le sexisme ordinaire et les violences sexuelles et sexistes, en une grande force collective et inclusive. Qu’on se le dise, le refrain des Rita Mitsouko (Les Histoires d’A. -1986) « Les histoires (d'amour) finissent mal en général », c’est bel et bien fini !
Dans un décor qui ne vise aucun réalisme – il faudra attendre la scène avec la petite sirène d’Andersen pour que les faux récifs et le tapis bleu qui recouvre le plateau prennent sens –, quatre comédiennes en mode warrior, Pauline Victoria-Desmet, Réhab Méhal, Pénélope Guimas et lesca, relisent le quotidien des femmes sous forme d’un reenactment de courts fragments de vie. Elles font la part belle à une théâtralité pleinement assumée qui leur permet de réécrire la fin de chaque séquence et, ainsi, de retrouver leur agentivité. Rien ne les arrête, rien le leur fait peur, elles jouent les situations à 300% en les mimant et vont même jusqu’à nous faire entrer dans la fabrique des bruitages de combats : sabre, couteau aiguisé, bazooka, barre de fer, canalisation d’eau, toutes les armes sont bonnes pour ces guerrières bien décidées à mettre fin à la culture du patriarcat. Qu’il s’agisse d’être harcelée en attendant son bus, de subir le mansplaining d’un copain venu dîner, d’être dénigrée par ses collègues masculins parce qu’on a été reconnue meilleure qu’eux, de dire non à son compagnon parce qu’on n’en a pas envie…, tout y passe et l’enchaînement répétitif finit par nous donner le tournis. Les comédiennes jouent tous les rôles : les femmes bien sûr, mais les hommes aussi, juste en se collant une petite moustache, et cette alternance de genre offre une nouvelle manière de questionner ces enjeux.
Séduite par le projet de la metteuse en scène, Pauline Victoria-Desmet (6) a eu envie, en tant que comédienne, de :
la vitalité d’Emilienne, son culot, l’évidence de la proposition, être une bande de meufs, la question féministe qui germait en moi à ce moment-là (autour de 2020-21), jouer des mecs, le vertige de ce travestissement sur le mode bouffon et comique, la transgression, l’autorisation qu’on se donne les unes aux autres, la camaraderie, la vie qui rejoint et nourrit la fiction, nos récits de jeunes femmes, ceux d’autres femmes, ce qui nous relie, le pouvoir de l’imaginaire.
Réhab Méhal qui vient tout juste de rejoindre l’équipe pour ces dates au Maillon – et signe une « première » absolument époustouflante – avait découvert Rage en tant que spectatrice au Théâtre National de Bruxelles au printemps 2023 :
Ce spectacle m’a fait énormément de bien, il a agi sur moi aussi bien intellectuellement qu’émotionnellement : j’ai pu me reconnaître comme tant d’autres spectateur.ice.s, dans ces agressions plus ou moins grandes. En sortant j’étais exaltée et enthousiasmée, je me rappelle avoir joué avec mon sabre magique pendant le restant de la soirée. Il a produit une forme de réparation puisqu’il racontait des situations vécues avec une issue libératrice. Lorsqu’il a été question de remplacer l’une des comédiennes, j’ai saisi l’occasion sans une once d’hésitation.
Le jeu très sportif au plateau, articulé à la manière d’hybrider réel et fiction dans la construction du récit, détient en effet une véritable fin thérapeutique : en changeant d’identité, elles se réapproprient un terrain perdu, inversent les rapports de force et sortent victorieuses du ring. Car, oui, ça cogne ! Oui, les mecs cis prennent cher (mais ils ont été prévenus dès les premières minutes du spectacle par quelques phrases projetées en fond de scène), mais, d’une part, depuis des siècles, ils l’ont bien cherché et, surtout, la metteuse en scène choisit une approche certes radicale, mais inclusive : en faisant du théâtre un lieu de rassemblement dont personne ne sera exclu, il se pourrait bien que tout le monde – même les hommes cis blancs – finissent par entendre. Alors quand les sons des gouttes de pluie nous unissent en un chœur solidaire, peut-être qu’il y a quelque chose de l’ordre d’un extincteur performatif venu à bout de l’incendie ?...
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Cette édition 2025 du festival PREMIÈRES aura permis de réaliser un petit tour d’une Europe en pleines mutations : de l’Allemagne à la Belgique, en passant par la France et les Pays-Bas, en faisant un détour par Hong-Kong, le Canada et l’Iran, cette traversée théâtrale a eu le mérite de faire émerger artistes, esthétiques et questionnements qui montrent l’extrême richesse et inventivité des arts du vivant. Donc, oui, toutes et tous ensemble, #deboutpourlaculture ! Plus que jamais il faut la défendre, la protéger, la choyer !
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La suite de la saison au Maillon réserve encore d’autre surprises, notamment avec le temps forts « Corps politiques, entre assignation et résistance » du 12 mars au 4 avril 2025.
Et certains spectacles présentés dans le cadre du festival continuent leur tournée francophone :
I’m deranged de Mina Kavani est encore à découvrir
Les 18 et 19 février 2025 : Le Méta - CDN PoitiersLe 11 mars 2025 : CCAM Scène nationale de Vandœuvre - Festival Vives Les 1er et 2 avril 2025 : Rennes - Festival MythosLes 14, 15, 16 et 20 mai 2025 : Le Préau CDN de Vire
Après une longue tournée cette saison, il est encore possible de voir Rage d’Emilienne Flagothier en Belgique et en Suisse pour cette saison.
Le 8 mars 2025 : NT GENT (BE)Le 25 mai 2025 : Théâtre Populaire Roman, La Chaux-de-fond (CH)

Notes :
(1) Le Festival existe depuis 2005, dans des formats différents mais toujours dédiés à la jeune création européenne, et est actuellement soutenu par la Direction Régionale des Affaires Culturelles du Grand Est, la Ville de Strasbourg, la Région Grand Est et la Collectivité européenne d’Alsace.
(2) Cf. édito de Barbara Engelhardt : https://maillon.eu/focus/6.premieres/40.edito
(3) Mina Kavani, Dé-rangée. L’Exil au bord des lèvres, Paris, Éditions du Faubourg, 2024.
(4) Créé au Manège de Maubeuge et joué au Festival Off d’Avignon en 2023, I’m deranged est repris cette saison pour une belle tournée.
(5) Créé à MARS Mons-arts de la scène en mars 2023, en coproduction avec le Théâtre National de Bruxelles.
(6) Pauline Victoria-Desmet et Réhab Méhal ont eu la gentillesse de prendre le temps d’un échange passionnant et je les en remercie chaleureusement.