Tout commence à proximité du zoo qu'abrite le parc de la Citadelle, à Barcelone, face au quartier portuaire de Barceloneta. La ville, dont la narratrice étudie l'évolution démographique en menant des entretiens dans des maisons de retraite, sera vite délaissée par le cours du récit. Mais pas les animaux, et pour cause.
Dans ce roman à la prose d'une rare portée, crue et sèche, la vie humaine est avant tout traitée pour sa composante animale. « La bouche d'une femme est puissante, elle peut te rendre ta place, te libérer. » Nous suivons les pas d'une protagoniste lesbienne qu'anime un désir viscéral de devenir mère.
Ce désir, elle cherche à l'assouvir absolument, avec le premier venu, sans toutefois y parvenir. Soudain partie dans l'arrière-pays trouver une bicoque sur un coup de tête, vaguement serveuse à l'occasion, elle adopte un chien errant, se laisse envahir par les puces et donne des coups de main à un berger taiseux.
Mais son envie de gestation reste lettre morte, laissant la place à un vide abyssal. « L'indécision, l'ennui et l'inquiétude se trouvent suspendus à un madrier étroit fixé entre deux murs très hauts. » La désolation et la détresse de son quotidien en terre aride, mêlées d'une étrange torpeur, pourraient nous évoquer le Jean Giono d'Un roi sans divertissement ou, plus récemment, le Jean-Baptiste Del Amo du Fils de l'homme.
Cependant c'est davantage au cinéma que les pages d'Eva Baltasar font penser, plus précisément à la Charlotte Gainsbourg d'Antichrist, endeuillée par la mort accidentelle de son jeune fils alors qu'elle faisait l'amour dans la pièce voisine ; au début du segment Désespoir (Gynocide), elle a ces mots : « Les femmes ne contrôlent pas leur propre corps, c'est la nature ».
Pour laisser libre cours à la quête qui l'anime, la narratrice devra bientôt la perdre de vue et s'étourdir dans le dénuement le plus total, un paysage comme une fable où les chèvres nourrissent les veaux. « J'attends le cyclone comme si je devais l'épouser. Je veux que la vie me passe dessus. Je veux sentir sa main sur ma nuque, qu'elle me force à avaler de la terre quand je respire. »
Son berger de voisin, figure banalement misogyne mais s'avérant plus retorse qu'on aurait pu le penser, cultive une aversion pour les citadins qu'il nomme « les gens de la grande mare ». Aussi laisse-t-il la néo-rurale seule et démunie face à l'arrivée du froid, puis à celle de la montée de sève chez tous les mammifères des alentours.
Elle se fait bientôt gifler par une jeune paysanne qui l'attire et qu'elle embrasse par surprise, puis propose un peu plus tard une bière à un chasseur « qui pue la sueur et la suie, comme un barbare ». Il décline, elle s'afflige. « Mon désespoir pue encore plus que la saleté sur sa peau et toutes les saletés réunies de la planète. » Autant d'à-plats bucoliques, mais cruels pourtant.
Est-ce ambigu ou évident, imposé ou enviable, de donner la vie quand celle-ci se montre à ce point avare de bienfaits ? Eva Baltasar et son écriture fascinent plutôt qu'elles répondent. Les actes sont sans appel dans les livres de la jeune et talentueuse catalane, ils éclatent dans toute leur absurdité. Mais leurs conséquences sont toujours troubles et leur écho nous poursuit, longtemps après la lecture. Laissez-vous hanter !
Eva Baltasar, Mammouth, Verdier, coll. « Littérature catalane », traduit du catalan par Annie Bats, août 2024, 128 pages, 19,50 euros