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Photo du rédacteurSara Durantini

Entretien avec Philippe Vilain : “À l'origine, il y a le pronom Je”


Philippe Vilain. Crédit : Jean-François Paganelli pour Grasset.


À l'origine, il y a le pronom Je. Autour de lui, une riche production littéraire qui place au centre de l'attention l'effet de l'(auto)représentation et le rapport avec le lecteur, ce dernier complice de la sincérité de celui qui écrit. Que se passe-t-il lorsque celui qui écrit dissout la fragile ligne de démarcation entre la réalité des faits et la fiction narrative ? Lorsque vérité et fiction s'entrelacent, créant une identité fluide qui échappe aux étiquettes conventionnelles ? Ce sont là quelques-unes des questions que j'ai tenté d'aborder dans un échange avec Philippe Vilain, l'un des auteurs les plus perspicaces dans l'exploration des tensions et des ambiguïtés de l'autobiographie et de l'autofiction. Mais pas seulement. Cet entretien a été l'occasion d'explorer en profondeur l'"écriture de soi" (résonnent ici les échos de Serge Doubrovsky avec Fils, l'autobiographie déconstruite de 1977, évoquée ici par Vilain), la mémoire proustienne, le "je me souviens" de Perec, l'autosociobiographie d'Annie Ernaux (à laquelle Vilain a consacré son premier livre, L'Étreinte – Gallimard, 1997– une histoire qui reviendra, mais sous une autre forme, dans son prochain ouvrage – Mauvais élève  ). 

À travers ses œuvres, Vilain ne remet pas seulement en question la relation entre la vie et l'écriture, il invite également le lecteur à se demander ce que signifie se raconter.

Dans cet entretien, Vilain nous guide à la découverte de l'histoire de l'autobiographie et de l'autofiction, en éclairant le lien intrinsèque entre ces deux genres et en offrant une vision personnelle de l'écriture, intimement liée tant à la vie qu'à la condition humaine.



S.D. Dans une de vos analyses contenue dans le volume L’exception et la France contemporaine. Histoire, imaginaire et littérature, vous posez cette question: “L’autofiction figure-t-elle une exception littéraire?” en répondant que “elle présente les signes d’une certaine singularité. L'adhésion et le rejet que rencontre l'autofiction, le débat théorique qu'elle suscite imposent que l'on considère son avènement fulgurant dans le paysage littéraire contemporain”. Aujourd'hui, près de quinze ans plus tard, et surtout à la lumière des récentes modalités à travers lesquelles l'autofiction s'est (de nouveau) imposée dans le débat éditorial français et international suite au Prix Nobel attribué à l'écrivaine Annie Ernaux, répondriez-vous de la même manière ?


PH. V. Il s’agit d’une excellente question. Effectivement, aujourd’hui, soit plus d’une quinzaine d’années après cette déclaration, je ne tiendrais plus les mêmes propos. Entre temps, la littérature autobiographique qui, jusqu’au début des années 2000, suscitait encore un certain mépris intellectuel, a connu une importante mutation culturelle au point de se légitimer, de s’imposer pour devenir indiscutable. Dans une époque d’hyper individualisme où chacun aime se raconter et s’écrire, au mieux dans des livres, au pire sur les réseaux sociaux, il n'est plus du tout mal perçu d’écrire sur soi, de se prendre soi-même comme objet, comme c’était le cas autrefois: les lecteurs me disaient: «C’est bien d’écrire sa vie mais quand écrirez-vous un vrai roman?». Le roman à la troisième personne représentait alors le genre absolu de la littérature. Mais aujourd’hui, écrire sur soi est une pratique culturelle comme une autre, entrée dans nos habitudes, on s’écrit comme l’on fait de la gymnastique dans une salle de sport, l’époque se plait à cultiver ce souci de soi, que ce soit par le corps ou par l’esprit. De fait, l’essai Défense de Narcisse que je m’étais senti obligé d’écrire en 2005 pour répondre aux détracteurs de l’autobiographie, aux tenants du fameux « moi haïssable» pascalien, si hostiles à ce mauvais genre qu’ils considéraient alors comme un genre «impudique », « non littéraire », narcissique, est désormais invalide. Un autobiographe n'a plus besoin de se justifier ou de se défendre, comme il devait le faire alors. Le regard sur l’autobiographie a évolué, et Narcisse est, pour ainsi dire, devenu vertueux. La littérature autobiographique, qui remporte désormais une adhésion quasi unanime et n’est plus contestée, doit sa légitimité à la fortune du terme « autofiction », forgé par Doubrovsky, qui désigne abusivement tout le champ de la littérature autobiographique, jusqu’à se substituer au terme «autobiographie» indifférencier et confondre la diversité de ses modes d’application générique : aujourd’hui, presque plus personne, ou presque, ne distingue le récit autobiographique, du roman autobiographique, des mémoires, de l’autofiction qui sont des genres possédant pourtant chacun leur définition spécifique et n’obéissant pas aux mêmes contraintes théoriques. Ce qui engendre un certain nombre de confusions. Ainsi l’autobiographe Annie Ernaux doit constamment expliquer qu’elle n'écrit pas d’autofiction. C’est bien par le prisme de l’autofiction que nous appréhendons le champ contemporain de l’autobiographique.



Retravailler les souvenirs fixés par notre mémoire nous rapproche-t-il ou nous éloigne-t-il de la vérité sur ces mêmes souvenirs? Dans ce processus, qui pousse l'auteur à se regarder à l'intérieur, quel rôle joue le concept de vérité (ou serait-il peut-être préférable d'utiliser l'expression forgée par Bourdieu « effet de croyance » ?) et celui de mémoire en relation avec l'écriture ?


Il me faudrait davantage de temps et d’espace pour répondre de manière satisfaisante à votre question fondamentale, mais je m’efforcerais de noter, brièvement, qu’il existe deux grandes approches du souvenir:

Une approche directe, purement autobiographique, permettant à un auteur de de restituer fidèlement, factuellement, la mémoire d’un moment de sa vie, ce que l’on trouve dans les récits de deuils, les journaux et les mémoires, les témoignages, rejetant tout dispositif fictionnel et fondant par conséquent leur contrat de lecture sur l’exactitude référentielle comme sur un principe de vérité, que le poéticien Philippe Lejeune nomme le « pacte autobiographique », soit un contrat de vérité établi par l’auteur avec son lecteur.

Une approche indirecte, fictionnaliste, autofictionnelle, admettant une certaine permissivité dans la réécriture du vécu et sa réinvention par le travail de remémoration et du langage. Alors que le récit autobiographique se situe dans la rétrospection factuelle du passé, dans une récapitulation fidèle, l’autofiction se situe, elle, au contraire, dans une prospection inventive de l’écriture fictionnelle (le grand principe doubrovskien tient dans le principe que le souvenir se fait recréateur d’histoires, permet une reprise scripturale dynamique : se remémorer permettant de se réinventer ainsi que Doubrovsky me le disait dans l’entretien qu’il m’avait accordé « L’autofiction selon Doubrovsky » et qui est publié à la fin de Défense de Narcisse). Cette approche autofictionnelle propose, quant à elle, un pacte contradictoire de vérité fictionnelle, qui n’est pas sans s’apparenter dans son principe à la thèse fictionnaliste d’André Gide selon laquelle « on n’est jamais plus sincère que dans la fiction » - notion de « sincérité » qu’il convient de mettre en relation d’équivalence synonymique à la notion de « vérité »), un contrat problématique qui nous avertit implicitement de la difficulté du récit autobiographique, à relater fidèlement sa vie, qui soupçonne le récit autobiographique d’un certain mensonge, notamment par son impossibilité à épuiser exhaustivement la mémoire par les souvenirs et donc à la trahir, par la sélection partiale et partielle, réductrice, des informations qu’elle effectue, par ses omissions plus ou moins volontaires, plus ou moins conscientes, et par ce qui peut sembler les stratégies narratives d’un dispositif fictionnel procédant, en effet, par un « effet de croyance ».

Naturellement, il faudrait analyser, plus en détail, le rapport particulier que ces deux approches nouent avec la vérité, une vérité qui, dans les deux cas, n’est pas de même nature.



Je laisse donc la réponse ouverte pour un futur échange précisément sur ces aspects (souvenir-vérité-mémoire et écriture). Je souhaiterais plutôt revenir à l'autobiographie et à l'autofiction, deux genres littéraires au centre de la récente table ronde où vous avez été protagoniste aux côtés d'autres philosophes et écrivains (Didier Eribon, Philippe Forest et Camille Laurens), organisée par Spark Creative Hub de Naples en collaboration avec l'Université Federico II et le Département des Études Humanistes. Pouvez-vous nous raconter cet important moment de dialogue, avec une réflexion de votre part sur la ligne de démarcation (si elle existe et si elle est perceptible) entre autofiction et autobiographie, et quelles sont les questions qui restent ouvertes après une telle discussion ?


Cet échange a en effet été particulièrement fructueux et intense durant ces trois jours à l’université Federico II de Naples, université qui se propose, par le biais de son département de littérature, et sous la forme d’Assises de la littérature triennales, de devenir un observatoire du paysage littéraire contemporain français et francophone. Ces échanges, qui feront l’objet d’une publication ultérieure, ont permis d’établir un premier bilan de la littérature autobiographique durant ce premier quart de siècle, de cartographier ce paysage, afin de rendre plus lisible cette forêt de tendances génériques et de propositions théoriques, mais aussi de situer ces tendances dans l’histoire de la littérature. Dans ces Assises, qui rassemblent les contributions d’une trentaine de chercheurs et écrivains, provenant de domaines différents, exposant leurs questionnements ou leurs pratiques, se dessine un panorama critique des deux premières décennies, de ce moment historique décisif, que j’appelle, dans mon introduction, son « hyper-moment ».



Nous attendons donc la publication de cette conférence. En faisant, en revanche, un pas en arrière, comment votre relation avec l'autofiction et l'autobiographie a-t-elle évolué depuis la parution de votre premier livre, L'Étreinte (Gallimard, 1997), jusqu'à aujourd'hui? Dans quelle mesure et comment l'écriture de ce livre a-t-elle influencé votre rapport à l'écriture elle-même ? 


Je ne saurais dire dans quelle mesure ma pratique a évolué car, au cours du temps, je n’ai pas cessé d’alterner l’écriture de textes autobiographiques (La dernière année, Paris l’après-midi, Confession d’un timide, La fille à la voiture rouge, Mauvais élève) et l’écriture de textes autofictionnels (L’étreinte, Le renoncement, L’été à Dresde, Faux-père), mais une chose est certaine, c’est que j’ai toujours pris soin de distinguer l’autofiction de l’autobiographie, genres qui obéissent à des enjeux strictement différents, proposent des pactes opposés, et qui n’ont pas du tout la même perspective, dans lesquels nous n’engageons pas le même rapport au lecteur. En écrivant L’étreinte, il s’agissait pour moi de prolonger, de manière autofictionnelle, le texte autobiographique qu’avait écrit Annie Ernaux sur notre relation, Fragments autour de Philippe V. ; par conséquent, je mentionnais qu’il s’agissait d’un « roman », car je réinventais complètement notre rencontre, j’exagérais la jalousie du passé que le narrateur éprouvait et j’imaginais même notre séparation alors que nous n’étions pas séparés. C’était là un travail d’autofictionniste puisque je m’arrogeais la liberté de romancer notre relation. Je ne voulais pas, ou plus exactement, je ne pouvais pas alors, par appréhension peut-être, raconter mon histoire sans la dissimuler dans la fiction. Mais, de façon plus générale, c’est un texte que je regrette d’avoir écrit sous cette forme autofictionnelle, un texte qui a semé le trouble dans l’esprit des lecteurs, a créé un certain malentendu et a fini par me desservir. Certains critiques ont d’ailleurs été très violents avec moi et n’oseraient sans doute plus, de nos jours, critiquer de la sorte un premier roman. Ce roman n’a pas influencé mon rapport à l’écriture. Mais dans mon prochain texte, intitulé Mauvais élève, qui sera publié aux éditions Robert Laffont, au mois de janvier 2025, j’ai éprouvé la nécessité de revenir sur cette période décisive de ma jeunesse. Ce n’est pas un roman autofictif cette fois, mais un récit purement autobiographique, un texte qui éclaire nombre de mes textes (romans et essais) et constitue la matrice de toute mon œuvre.



Dans ce livre, L’étreinte, vous parliez de votre relation avec Annie Ernaux lorsque vous étiez jeune étudiant. À cette époque, vous avez écrit une thèse sur elle. Comment votre proposition a-t-elle été accueillie à l'université ?


C’était une autre époque, en effet. L’université était alors assez conservatrice et déconsidérait les études sur l’extrême contemporain, au prétexte que celles-ci manquaient de distance pour interpréter et analyser une œuvre en construction. Travailler sur du vivant s’avérait risqué dans la perspective de briguer une carrière universitaire, et les auteurs contemporains n’apparaissaient pas légitimes au regard de l’université qui avait une prédilection nette pour les « auteurs morts », c’est ce que m’avait d’ailleurs répondu un éminent professeur auquel j’avais proposé ce sujet de thèse sur l’œuvre d’Annie Ernaux. Œuvre qui, par ailleurs, et bien que consacrée par le prix Renaudot, divisait férocement l’opinion. Avec cette œuvre, le handicap était double, Ernaux n’était pas seulement contemporaine, elle avait, en plus, le défaut d’être une femme, et l’université admettait alors très peu de travaux sur les femmes. Les critiques s’en donnaient à cœur joie pour fustiger ironiquement la « petite Annie » qui « racontait ses histoires de bonne femme », on ne percevait pas la puissance transpersonnelle de ses textes, son caractère universel – ce qui m’apparaissait comme une évidence, depuis que j’avais lu La Place. Seule une thèse en sociologie, écrite par Isabelle Charpentier, existait, ainsi que divers mémoires, mais aucune thèse en littérature, et ma thèse se trouve être, par conséquent, la première déposée dans sa discipline. Tandis que mes camarades étudiaient, pour la plupart, des auteurs morts – non des autrices –, du milieu du XXe ou du XIXe siècle.



À quel point le lien entre la vie et l'écriture est-il profond dans votre parcours ? 


L’écriture et la vie sont indissociablement liées chez moi. Je peux difficilement écrire sur autre chose et même lorsque j’écris un roman, un vrai roman, comme Pas son genre, par exemple, je puise grandement dans mon expérience vécue. J’ai beaucoup de réticences à m’aventurer dans une littérature de pure imagination. Imaginer m’apparaît absurde tant j’ai vécu de choses, de moments marquants, tant j’ai traversé d’épreuves déterminantes dans ma jeunesse, et mon imagination serait bien pauvre si je la mettais en concurrence avec mon expérience de vie. Cette expérience – qui m’a forgé, m’a fait connaître le chaos de la scolarité et descendre tout en bas jusqu’à embrasser même une forme de petite délinquance, qui m’a fait obtenir un CAP-BEP dactylographe avant un doctorat de lettres en une douzaine d’années, qui m’a fait passer durant le même laps de temps d’une détestation de la lecture (je n’avais pas lu un seul roman avant dix-huit ans) à une vocation d’écrivain – peut même paraitre, par certains côtés, inimaginable tant ma trajectoire est improbable. Je me sens d’ailleurs comme un miraculé social. Cette expérience de la vie irrigue toute mon écriture, elle me fournit aujourd’hui une matière de premier choix dans laquelle je puise à volonté et que je me contente de recueillir, de récolter et de traduire comme le prescrivait Proust dans Jean Santeuil : “Puis-je appeler ce livre un roman ? C'est moins peut-être et bien plus, l'essence même de ma vie, recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n'a jamais été fait, il a été récolté.” Voici comment je pourrais définir le principe régissant mon écriture.



De la capitale de la Normandie, Rouen, à celle de la région de la Campanie, Naples. Qu'est-ce qui unit ces deux terres et qu'est-ce qui vous plait dans cette ville aux mille couleurs (expression qui donne le titre à un de vos derniers livres, Napoli mille colori, Gremese, 2021) ?


Ce sont deux villes si morphologiquement et socialement différentes, assez opposées : Rouen est aussi charmante, bourgeoise, calme, discrète et pluvieuse, que Naples est une populaire mal-aimée, hyperactive, spectaculaire et ensoleillée. Je reste profondément attaché à ma Normandie, à Rouen, Evreux, Gaillon, Trouville, où j’aime revenir, mais l’homme de la pluie, qui sommeille en moi, qui a longtemps rêvé de vivre dans une sorte d’été permanent, a longtemps fantasmé la ville de Naples. C’est dans cette ville d’adoption, que le philosophe Luciano de Crescenzo considère comme « le dernier espoir de l’humanité », que j’ai retrouvé l’enchantement des jours, la fraternité du monde de mon enfance populaire.



Une dernière question. Quels sont vos “livres du réveil” ?

 Les livres déterminants dans mon cheminement, sont L’espèce humaine de Robert Antelme – le grand texte sur lequel j’ai longtemps hésité à travailler dans le cadre de mon doctorat –, L’Eté 80 de Marguerite Duras, Adolphe de Benjamin Constant, Journal du voleur de Jean Genet et bien sûr, toute la Recherche de Proust.



Mauvais élève est le nouveau livre de Philippe Vilain (à paraître en janvier 2025 chez Robert Laffont) dans lequel il évoque une période déterminante de sa jeunesse en milieu défavorisé, ses années de formation marquées par son échec scolaire et des épreuves qui l'ont vu évoluer, à force de volonté, du lycée technique à l'université, d'une détestation de la lecture à une passion pour la littérature, qui l'ont mené, jeune homme, à vivre une histoire d'amour avec une écrivaine célèbre avant d'entrer dans le monde des lettres. À travers son récit de transfuge, l'auteur poursuit sa quête de vérité et offre un véritable message d'espoir, révélant qu'une vocation peut combattre les déterminismes.






Philippe Vilain, Mauvais élève, Robert Laffont, 240 pages, 16,90 euros - à paraître le 9 janvier 2025


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