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Entretien avec Felicia Viti : écrire la vie quand on aime (La Fille verticale)


Felicia Viti (c) Francesca Mantovani/Gallimard


Pour Collateral, Jean-Michel Devésa est parti à la rencontre de Félicia Viti, sensation de la rentrée 2024, autrice d'un premier roman, La Fille verticale paru chez Gallimard et tout juste couronné par le prix Sade.



Jean-Michel Devésa : En cette rentrée littéraire, vous avez publié votre premier roman, La Fille verticale (Gallimard, 2024). Fin août, vous avez été invitée à France Inter pour présenter votre livre, lequel a figuré dans la première liste du prix Médicis. Par ailleurs, Laure Adler l’a défendu. Et puis, plus rien : silence radio, presse absente. Comme si votre ouvrage gênait et dérangeait : parce que la passion amoureuse dont il restitue la trajectoire y est véritablement écrite, et pas racontée ; et peut-être aussi parce que cette histoire concerne deux femmes et que la façon dont elle est contée échappe à un très grand nombre de stéréotypes relatifs aux amours lesbiennes. J’en viens à me demander si votre texte, par le discours qu’il tient à propos de la sexualité – et d’abord en ce qui concerne la sexualité des femmes qui désirent et aiment les femmes – et par la forme littéraire qu’il revêt, ne heurte pas en définitive une vision passablement commune du sexe et des femmes. Qu’en pensez-vous ?


Felicia Viti : J’en pense plein de choses. Pour commencer, je dirais que nous avons eu à la sortie du roman plusieurs articles de presse, et j’en remercie les journalistes. Puis il y a eu l’intervention divine de Laure Adler. Pour ce qui est de ce silence particulier que vous soulevez et qui concernerait la nature du roman, je suis partagée. Il est vrai que le sujet que je traite est difficile. Nous sommes, je le crains, aujourd’hui dans une ère « feel good » qui tend à laisser de côté la part sombre de l’humanité. Mes personnages sont peut-être trop marginales, trop lesbiennes, trop esseulées pour que le consensus actuel puisse s’en emparer facilement. Sa force « réelle » peut également perturber le lecteur. Je ne fais pas de concessions ni dans le fond, ni dans la forme. Je n’ai donc pas écrit quelque chose de conventionnel, autant pour les lecteurs hétérosexuels que pour les lectrices lesbiennes. J’agite peut-être un drapeau où peu peuvent se reconnaître, ce qui laisse le roman dans une certaine confidentialité. Mais je n’aurais pas voulu écrire quelque chose de différent pour autant.


J.-M. D. : Dans votre roman, la voix narratrice exprime que, dans l’espace public, et aussi à travers certains slogans du mouvement féministe, il n’est pas évident pour des femmes lesbiennes de se faire entendre, d’être reconnues dans la « banalité » de l’amour et du désir, et de ce que ceux-ci peuvent avoir de féroce car relevant de la domination et de l’oppression de l’autre. Ainsi, dans une adresse à L., la femme aimée, avec laquelle votre personnage se confronte, celle-ci observe : « Je ne prends plus que les grands axes, les endroits où tu ne vas pas, les métros que tu détestes. Je voudrais pourtant passer cette frontière, aller rejouer des scènes avec toi, au bord des trottoirs. Des hystéries passagères et des souvenirs. J’y rêve, j’y passe des heures blanches. Ici, à cet endroit précis, j’ai à nouveau ta main dans la mienne, cassée. Le pansement de la pharmacie. La tristesse dans les yeux et l’amour sans haine. Je n’ai pas de grands rêves. Parfois, je regarde les murs décrépits. L’avenir, aux allures de passé. Les phrases féministes et leur double sens : ‘Femmes, ce n’est jamais de votre faute.’ Comment ça se passe quand on est deux femmes. Quelle drôle de façon de n’inclure que les hommes. D’être exclues, de se laisser encore une fois sur le trottoir. J’ai l’impression que les féministes n’y pensent même pas. Deux femmes qui se battent, qui se frappent. Et jamais la faute de l’autre. C’est un autre combat. » En l’espèce, est-ce que votre narratrice ne s’égare pas, ne se trompe-t-elle pas justement de combat ?  


F. V. : Je ne pense pas que la narratrice s’égare tout au contraire, elle est en pleine conscience d’être dans une zone grise. Un endroit sans forme, sans foi ni loi. Elle a conscience de s’être laissé conduire là où règne le désordre. Elle voudrait trouver un refuge qui n’existe pas, dans les bras des femmes sœurs, qui sont devenues pour elle des ennemies politiques. Elle le dit : « C’est un autre combat. » Celui que les amoureuses se livrent entre elles, jusqu’à devenir des monstres. Dans sa situation la narratrice souhaiterait trouver une réponse sur les murs de Paris, une réponse à la débauche amoureuse et à la violence dans laquelle elle a pu se laisser conduire. Elle ne se trompe donc pas de combat mais en soulève un autre. Celui des femmes qui se font mal entre elles, à l’écart des hommes, loin de leur joug mais si proches de leur folie. 


J.-M. D. : Les protagonistes de votre roman, la narratrice et L., sont bisexuelles (elles le mentionnent dans un de leurs dialogues où d’ailleurs elles mesurent la distance qui les séparent). Au début du livre, vos lectrices et vos lecteurs n’identifient pas le sexe de votre narratrice, il faut attendre l’accord d’un participe passé pour savoir qu’il s’agit d’une femme (j’ai été tenté de rapprocher ces pages à la très belle réussite d’Anne F. Garreta avec Sphinx en 1986). Dans mon entourage, des garçons se sont, comme moi-même, projetés dans le récit. Ces réactions correspondent-elles aux intentions qui étaient les vôtres à l’endroit de votre lectorat ? Découlent-elles de votre souci de camper des personnages dont l’appartenance à un sexe et l’identification à un genre ne sont pas essentielles par rapport au fonctionnement psychique humain, lequel – si je vous ai bien saisie – ne serait ni sexué ni genré (ainsi que le soutient le courant analytique freudien et lacanien) ?  


F. V. : Je trouve cela amusant que vous releviez seulement ce passage là sur la bisexualité. Fondamentalement, mes personnages ne sont pas bisexuelles, elles le pensent, le disent, mais comme une menace. Elles font planer au-dessus d’elles le trouble, pour créer encore un peu plus de tourments, de jalousie. Pour autant nulle part vraiment l’amour pour les hommes n’apparaît, il n’est pas là, et s’il l’est alors, il n’est pas viril, pas fort, il est écrasé par la puissance du désir lesbien qui ravage le roman. Les hommes ne sont ici que des instruments de torture psychologique, ils n’ont pas d’effet dans le corps, ce sont des mirages, des enfants, des absents. Mes deux personnages échappent donc au désir des hommes mais pas aux lecteurs masculins, eux bien présents. En ce qui concerne leur identification forte au récit, peut-être était-ce inconscient à l’ouverture de ce roman, qui déroule sous les yeux du lecteur le désir pour la femme aimée, de ne pas donner de clés pour comprendre le sexe de la narratrice. En définitive cela montre surtout que le désir est en réalité non genré. Qu’une femme peut désirer une autre femme de la même manière qu’un homme. Je partais surtout d’une vérité, pure, simple, évidente pour moi. Loin d’un calcul littéraire, je voulais simplement montrer ce que le monde tend à ignorer : les femmes aussi se désirent. 


J.-M. D. : Dans La Fille verticale, vous posez que le désir et l’amour ont maille à partir avec la violence, celle du monde et de la société, mais aussi avec celle inhérente à ce qui est en jeu entre deux individus qui s’attirent, se plaisent et s’abandonnent aux bras et à la peau de l’autre, et qui constatent au fil des jours que leur relation nourrit des sentiments et des affects dont à l’origine il n’était pas question. Et puis, jamais très loin de ce qui se joue alors entre ces deux personnes, il y a la mort qui rôde, comme si chez vos personnages Éros était bien le frère jumeau de Thanatos, et que sa lumière, son caractère solaire, ne pouvait s’affirmer que par rapport à la noirceur de l’autre, qu’en fonction de son revers de nuit.


F. V. : La Fille verticale est un livre éminemment masochiste, au sens littéraire. C’est en cela que la pulsion de mort et la pulsion de vie sont aussi fortes dans le roman. Ici tout est question d’excès. Dans un double du monde où tout est permis. La narratrice érotise et fétichise L. en faisant d’elle une figure destructrice, elle se plie au jeu de l’amour et de la mort. Pour la suivre dans cette quête insensée du désir qui conduit à la violence, la narratrice perd sa lumière pour devenir son double obscur. Cette mort qui plane est le double de l’amour. Le revers de la médaille des excès de plaisir. Chacune d’entre elles est à son tour Éros et Thanatos, ombre et lumière. Les personnages changent de masque dans un ballet complexe qui les mène à leur perte. Le personnage de L. au début est présenté comme une sylphide, une Vénus, puis se détériore pour montrer son vrai visage de démon antique. On sent à travers le roman un jeu de lumière qui fait tomber les masques, et au fur et à mesure que le lecteur avance, elles deviennent toutes les deux de plus en plus monstrueuses. Le thème du double est également très présent, quand la narratrice parle de son « visage derrière la tête », c’est justement de cette part d’ombre qu’elle va être obligée d’exprimer à la fin du roman.


J.-M. D. : Le relation entre la narratrice de La Fille verticale et L., son amoureuse, cette relation est déséquilibrée. La première désire et aime l’autre ; la seconde se prête au désir de la première sans s’abandonner ni s’offrir, encore moins se donner, c’est elle qui mène son amante et la maintient sous sa dépendance. Sa fragilité et son instabilité sont à la source de la puissance qu’elle exerce sur la narratrice, piégée par son propre désir de « sauver » la femme aimée. Dois-je comprendre que, pour vous, désir et amours s’instaurent d’autant plus facilement lorsqu’ils mettent en mouvement un sujet dont la psychologie courante d’aujourd’hui pointerait la « toxicité » ? Et que l’amour se nourrit (souvent ? toujours ?) de son caractère unilatéral, comme pour la narratrice de votre Fille verticale laquelle aime une femme qui, en l’aimant en retour, fait de l’amour « un endroit inaccessible » ? 


F. V. : Il y a deux lectures possible à La Fille verticale. Les lecteurs ont souvent tendance à faire une lecture moderne de prime abord, y voyant le récit d’un amour déséquilibré, « toxique », où la narratrice aimerait L. bien plus que celle-ci ne le lui rendrait. Mais ce qui se joue en réalité ici, c’est un pur équilibre masochiste. Le désir ne peut tenir que dans cette puissance du suspens et de l’attente. L. donne à la narratrice exactement ce qu’elle réclame pour pouvoir la maintenir dans son endroit de fétichisation. De femme mystique. De sylphide. L’amour doit rester inaccessible pour que la relation puisse perdurer. La narratrice le dit dans le livre page 24 : « Je ne connaissais pas la solution pour que ça se passe bien, mais je commençais à me dire que ça devait de toute évidence se passer mal pour que ça continue, mal ou bien. » Elle est donc en pleine conscience que le jeu malsain de l’amour qui se dérobe est le moteur même de la relation. 


J.-M. D. : Au fil de la narration, vous distinguez bien l’attrait sexuel du sentiment amoureux. Dans « un bar guindé du 7e arrondissement », L. suggère à la narratrice que toutes les deux pourraient s’accommoder de la musique diffusée, vaine, certes, mais qui les autorise à ce qu’elles y mettent un peu d’elles, « comme [pour ou avec] le geste du coït ». Cela signifie-t-il vraiment que, pour votre personnage (peut-être pas pour les deux protagonistes), le coït, le sexe, on peut le faire, le pratiquer sans mettre du sien ? Et pour l’amour ?


F. V. : Dans ce bar du 7e arrondissement, L. est dans la provocation. Elle ne dissocie pas le plaisir de l’amour, elle évoque un souhait inatteignable pour les femmes en général, ou pour elle en tout cas dans la scène : se défaire des sentiments. Elle parle de la sexualité entre hommes, comme un rêve, une utopie qui leur serait inaccessible : se désirer sans s’aimer. Se défaire de la douleur que l’amour procure. Car c’est bien là leur problème, elles s’aiment trop, tellement que ça leur en est insupportable. 


J.-M. D. : L’amour, selon votre narratrice, il est possible d’en repérer les effets dans l’existence et le quotidien des sujets même si ceux-ci demeurent incapables de dire ce qu’il est : « Je ne peux pas dire ce qu’est l’amour. Je peux seulement dire ce qu’est la vie quand on aime. » Cette inclination et ce devenir identifiables à ce qu’ils provoquent chez celles et ceux qui en sont l’objet (et le jouet car souvent l’amour conduit à un « ravage ») ne relèvent-ils d’un penchant névrotique, exprimant le fantasme d’un retour à la mère : « Des petites bagarres. Voilà ce qu’on faisait. Des petites luttes plutôt que de la tendresse. Mais c’était encore plus tendre que la tempe d’un enfant. Parce que c’est certainement à ça qu’on ressemblait, des enfants, quand on roulait sur le sol, bizarrement animées de désir, de chamailleries illusoires ; ou alors c’était peut-être mon idée, du moins c’est bien là que je voulais retourner, comme dans le ventre de ma mère. » Est-ce que je force trop l’interprétation de votre texte ? 


F. V. : Deleuze, dans sa Présentation de Sacher-Masoch écrit que « le masochisme opère une double dénégation, dénégation positive, idéale et magnifiante de la mère, et dénégation annulante du père ». Cette phrase que vous citez, relève peut-être d’un penchant névrotique à la mère mais aussi et surtout du désir de la femme aimée comme idéal magnifié. Cette image parfaite de l’amour après laquelle la narratrice ne cesse de courir, c’est sûrement l’image inaccessible car fantasmée de la femme parfaite. « La mère parfaite », si on pousse l’analyse freudienne. Mais est-ce vraiment le propos ? Peut-être faut-il prendre ce passage seulement pour ce qu’il est, une métaphore un peu osée. Non, qu’en pensez-vous ?


J.-M. D : Oh, je souhaite me garder de vous infliger mes interprétations et mes conceptions. Osée ou pas, cette métaphore, quand je l’ai reçue, elle m’a renvoyé à ce que je perçois de l’amour et de son « idéal magnifié », de « son image parfaite » : un penchant névrotique renvoyant à la figure de la mère… Mais, encore une chose à propos de l’amour. Dans le roman, L. attend la narratrice dans un bar, avec en main La Vénus à la fourrure, ce qui permet à celle-ci d’attribuer une valeur métaphorique à cet ouvrage. Puis-je en déduire que l’amour suppose une dimension masochiste ? 


F. V. : Comme je l’ai dit précédemment, il y a dans La Fille verticale, une dimension masochiste tout à fait claire. C’est un livre qui se veut une Vénus à la fourrure moderne et lesbien. Tous les codes du masochisme y sont réunis. De la femme glaciale, inaccessible, tortionnaire, qui retarde le plaisir, jusqu’à la logique de la punition pour des crimes que l’on n’a pas commis. L. est une Wanda. Elle n’en a pas conscience, mais la narratrice, elle, si. Elle projette sur L. son fantasme. Elle esthétise la relation sadique, se plie aux punitions et aux souffrances jusqu’à ne plus le supporter dans la réalité. C’est là alors qu’apparaît la violence. Le retour au réel est donc insupportable, il se tord et alors le fantasme se délite. 


J.-M. D. : À bien des égards, vivre fait rarement l’économie d’un mal-être au monde : la narratrice de La Fille verticale n’y échappe pas d’autant que pèse sur elle un drame, une tragédie, le suicide de Laura. 


F. V. : La figure de Laura est une figure ambivalente. En effet elle représente la mort qui rôde, celle qui est prête à bondir sur la narratrice mais en même temps elle est l’ange salvateur qui vient sauver de la mort. Ne pouvant accomplir le geste de Laura, la narratrice est sauvée par elle. C’est une figure maternelle et angélique qui vient combattre le destin. Ce drame est donc fondateur dans la vie de la narratrice car il l’oblige à choisir la vie plutôt que la mort. C’est comme une piqûre de rappel permanente, « il est interdit de se donner la mort ». De se donner à elle, de l’accepter comme complice. 


J.-M. D. : Dans La Fille verticale, vous écrivez : « […] j’ai décidé de vivre. Car j’ai survécu à la mort, car je l’ai regardée droit dans les yeux, la mort, et elle m’a vue. » On songe à la maxime célèbre de La Rochefoucauld : « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement. » Serait-ce l’écriture qui permet de scruter la mort et ses parages, et d’en revenir ?


F. V. : L’écriture permet de regarder la mort en face et de s’en sauver. Soudain celle-ci n’est plus aussi redoutable, elle peut être cadenassée par les mots, enserrée et remise à terre. Ici la narratrice prend conscience de l’avoir frôlée et de s’en être sauvée. Cette mort, c’est aussi l’amour, l’amour noir qui conduit au drame, qui est tissé de fil blanc, celui du suicide ou celui du meurtre. Tous les morts de la narratrice sont en quelque sorte ses sauveurs. Ils sont là pour lui rappeler qu’il n’est pas temps de les rejoindre, qu’il lui faut choisir la pulsion de vie et non la pulsion de mort, celle dans laquelle L. tente de l’entraîner. 


J.-M. D. : Votre narratrice entretient un rapport difficile – je dirais : compliqué – avec son père, lequel vit en Corse, non pas dans « la maison confortable » qu’il possède mais « dans une petite dépendance sordide » car il « affectionne la mise en scène de son malheur ». Or il se trouve que là où vit cette narratrice, dans les parages de la rue Dejean et de la Goutte d’Or, flotte dans l’air une odeur de mort, de sang et de violence qui lui rappelle, comme « [e]n écho », celle de son père quand il tue des bêtes de son troupeau et qu’« il essuie directement le sang sur ses vêtements », à la différence des bouchers africains de ce quartier de Paris qui, eux, portent des tabliers rouges. Entre cet homme et sa fille, un énorme, terrible et désespérant « malentendu » : « Mon père voudrait que je rentre, que je devienne lui. Que je sois lui. Il crie partout sa douleur que je ne le sois pas. Je suis une fille. » Et une impossibilité qui ne sera déjouée par aucun mimétisme ni simulacre : « Porter des pantalons, baiser des filles, les faire souffrir, jouer la comédie de l’imitation jusqu’à plus soif de sang n’y changera rien, il voudra toujours me mettre à une place qui n’existe pas, entre lui et moi. » Ce destin, celui du « membre fantôme », la narratrice n’est pas en position de le parer ni de le subsumer : « Savoir que tout aurait pu être là mais n’est pas venu. L’amour de mon père, un sexe plus grand. Une reconnaissance. Si j’avais été un garçon, est-ce que les filles m’aimeraient mieux ? » Ne craignez-vous pas que des lectrices vous reprochent de verser ici dans l’essentialisme et d’affubler votre personnage d’une psychologie et de conceptions cédant aux préjugés ?


F. V. : Ce n’est pas céder aux préjugés que de dépeindre un sentiment qui parfois peut nous envahir en tant que femme. Quand la masculinité écrase tout, nous laisse sans force, en nous contraignant à une condition de subalterne de l’existence. La narratrice ne veut pas être un homme, elle déplore simplement que le fait d’être une femme la rende invisible aux yeux de son père. Le problème ce n’est pas le désir de la narratrice, c’est le désir du père. Ce membre fantôme ce n’est pas le sexe d’homme, mais bien la reconnaissance paternelle qui manque à la narratrice, et qui s’exprime alors dans un acte de colère psychique envers elle-même.


J.-M. D. : L’héroïne de La Fille verticale, laquelle vit dans le XVIIIe arrondissement de Paris, déclare avoir envie de « [f]ilmer ce [quartier]qui l’abrite sans [la] connaître ». Vous-même, avant l’élaboration et l’écriture de ce roman, vous avez conçu un scénario pour une série (consacrée à l’homosexualité en Corse) que – sauf erreur de ma part – vous avez d’ailleurs réalisée. Comment situez-vous l’écriture romanesque par rapport à celle destinée d’emblée à une adaptation à l’écran ? Des écrivains, qui ont été aussi des cinéastes, ont estimé que ces deux démarches étaient différentes, et que dans certains cas elles s’excluaient. Avez-vous écrit La Fille verticale en songeant à l’adaptation que l’on pourrait en faire ? Et d’abord pensez-vous que votre roman est adaptable à l’écran ? Seriez-vous d’accord d’en céder les droits à l’adaptation si une ou plusieurs personnes du milieu du cinéma, ou de la série, vous sollicitaient en ce sens ?


F. V. : Je n’ai pas écrit La Fille verticale en pensant à son adaptation. Au contraire, il me semblait que cette histoire ne pouvait pas être un scénario, mais seulement un roman, c’est pour cela que je me suis lancée dans son écriture. Aujourd’hui, je vois les choses un peu autrement. Notamment grâce au retour des lecteurs, qui pour certains y voient quelque chose d’éminemment cinématographique. Je pense que cela est dû à la construction par scènes, et à la forte évocation picturale du roman. Les chapitres sont construits, comme des tableaux vivants, qui se fixent dans l’imaginaire comme se fixerait une image. On voit aussi parfois se dessiner ce qu’on pourrait appeler « un découpage », dans la description des scènes. Je pense que c’est une sorte de déformation professionnelle qui a opéré à ce moment-là. Mais bien qu’on puisse voir où placer la caméra dans chaque chapitre, je pense qu’une adaptation nécessiterait de trouver quelques clés supplémentaires pour construire un scénario de film. Cela demanderait un certain travail. Si cela intéressait une société de production ou un réalisateur ou réalisatrice, j’accueillerais le projet, bien entendu.


J.-M. D. : En lisant La Fille verticale, j’ai eu l’impression que ce livre s’était imposé à vous. Il vous a, en quelque sorte, écrite autant que vous l’avez écrit, j’entends par-là que son écriture a peut-être obéi à une impérieuse nécessité intérieure, donner forme à une histoire, la couler dans une langue, lui imprégner un rythme, l’organiser selon un cadrage et un montage, mettre en œuvre un agencement scripturaire efficient pour faire sentir la puissance du désir, la véhémence des sentiments et des sensations que celui-ci procure et libère, l’exaltation et la misère dans lesquelles l’amour précipite la personne dont l’attachement à l’autre est dyssymétrique. Comment avez-vous obtenu le régime et l’acuité de cette phrase, comment l’avez-vous travaillée, ciselée, modelée ? Avez-vous fondé votre narration sur un plan détaillé que vous avez scrupuleusement suivi ou vous êtes-vous laissée « embarquer » par la dynamique de votre écriture ? Et votre manuscrit a-t-il bénéficié de votre dialogue avec votre éditrice (en tant que première lectrice) ou s’est-il imposé à elle et à la maison qui l’a accueilli pour le publier ?


F. V. : Effectivement, le livre a été écrit dans une grande nécessité intérieure. Les chapitres se sont imposés un à un, mais dans le désordre. Il fallait surtout écrire les scènes, les travailler au pinceau, pour les rendre les plus parfaites possible. J’écris en général un chapitre d’un seul geste, je ne m’arrête surtout pas tant qu’il n’est pas fini, dans un élan d’une heure ou deux. Ensuite je retravaille la matière. Je coupe, j’harmonise, je construis chaque phrase comme si j’écrivais de la poésie en prose. C’est comme cela que je travaille, très vite, puis par étape, je cisèle, j’écoute le texte pour le rendre mélodieux. La structure du roman est venue ensuite. C’est en collaboration avec mon éditrice, Gabrielle Lécrivain, que nous avons construit le roman tel qu’il est aujourd’hui. Nous l’avons en quelque sorte « remonté » ensemble, car j’avais choisi initialement une autre forme peut-être plus proche d’une structure de scénario que de roman. Mais la construction fragmentée de celui-ci nous permettait de le transmuter à l’infini, puisque le souvenir est fluide et glisse parfois entre les doigts. Nous avons finalement opté pour une structure classique en trois parties qui permettait de suivre les étapes de la passion de manière linéaire. C’est comme ça qu’est née la dernière version de La Fille verticale.


J.-M. D. : Compte tenu de l’indifférence relative de la critique vis-à-vis de votre roman, ne craignez-vous pas que, paradoxalement, la distinction qu’il a reçue de la part du jury du prix Sade (en l’occurrence le prix Sade – Fiction 2024) ne le desserve en l’enfermant dans une « niche », dans un « nouvel enfer », tant le champ littéraire (la critique, la presse, le milieu éditorial, etc.) est paresseux et enclin à une conception « étriquée » des convenances ?


F.V. : J’ai le sentiment quant au Prix Sade d’avoir été en quelque sorte reconnue parmi les miens. Que le roman dans toute son ampleur a été vu. Plutôt que d’enfermer le livre dans un enfer, je dirais que le prix Sade a agi en précurseur, en étant le premier à le remarquer. D’autres prix, le Médicis et le Castel, l’ont ensuite distingué, en le conservant dans leurs listes finales. Pour finir, je dirais que ce que l’on peut savoir des ventes montre que ce ne sont pas les convenances étriquées qui auront raison du champ littéraire. Je ne peux que remercier les lecteurs de leur engouement pour le livre et lui souhaiter de faire son chemin à travers eux.





Felicia Viti, La Fille verticale, Paris, Gallimard, août 2024, 112 pages, 15,50 euros

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