Trouville-sur-Mer, été 1980. Marguerite Duras était assise sur la terrasse des Roches Noires donnant sur la mer, là où se trouvait son appartement-refuge. À côté d'elle, une jeune femme avec un appareil photo autour du cou. C'était Hélène Bamberger, qui ne connaissait de Duras que le regard. Elle n'avait pas encore lu une seule page de l'écrivaine et peut-être que ses yeux vierges l'ont aidée à se plonger dans le monde durassien sans hésitation, sans crainte de ses abîmes. Leur rencontre marqua le début d'un voyage qui les lierait à jamais. Bamberger photographia les lieux et les objets chers à Duras. Duras la réalisatrice, Bamberger la photographe. La rencontre de ces deux mondes, les mots et les images, conduisit à la création de l'œuvre La mer écrite. Et si cette œuvre n’a pas été trop souvent commentée par la critique, un sort différent a été réservé à l'importance de la photographie (implicite et explicite) dans d'autres livres et, en général, dans la recherche littéraire de Marguerite Duras, au point de susciter l'intérêt pour ses phototextes littéraires et cinématographiques. D'autres écrivains et écrivaines ont expérimenté, au cours du Vingtième siècle, l'entrelacement entre le mot littéraire et l'image photographique, fondant précisément sur ce mélange l'événement de l'écriture, le geste génératif. Il suffit de penser à Georges Perec, Patrick Modiano, W. G. Sebald, Annie Ernaux et l'écrivaine italienne Lalla Romano. C'est justement sur Ernaux et Romano que je voudrais me concentrer pour un appel viscéral au geste politique et sociologique de ce type d'écriture qui, dans les veines de sa recherche (autobiographique et autosociobiographique), a su devenir le représentant de la «mer écrite» évoquée par Duras.
«Il y a un récit, par exemple, que j'ai devant les yeux. Voici la chose terrible: je le vois... Lumière, personnes, mouvement, même son et même odeur... Et toutes ces choses, nettes, solides, autonomes... les mots... Les mots créent les choses». Ce n'est pas Duras qui parle, mais cela pourrait l'être. C'est la voix de Lalla Romano. C'est son besoin de concrétude que les mots savent donner, ce besoin auquel elle aspire à travers son écriture (dont la responsabilité est à rechercher dans cet apprentissage continu de la vie, comme un métier –de vivre ou de survivre? De mourir?– jamais pleinement accompli) que je retrouve, vif et lumineux, dans cet extrait d'Annie Ernaux tiré de Les mots comme des taches (Cahier de L'Herne n°138: A.E.): «Je suis fascinée par les taches, de sang, de sperme, déposées sur les draps ou sur les vieux matelas déposés sur les trottoirs, les taches de vin et de nourriture incrustées dans le bois des tables et des buffets, des marques de café et de doigts gras au dos des photos anciennes passées de main en main à la fin des repas de famille. Des taches organiques, matérielles. C'est du temps humain, animal, déposé et fixé, devenu matière. (…) La tache, comme réalité du monde. Je voudrais que mes mots soient comme des taches, muettes et lourdes, auxquelles on ne parvient pas à s'arracher».
Des mots si lourds qu'ils restent accrochés au corps, se fondant avec lui, au point de devenir un tout avec l'histoire de ce corps, avec sa mémoire, personnelle et collective. Lalla Romano revient, avec son besoin d'arrêter par l'écriture «ce que la mémoire a conservé, car c'est la mémoire qui choisit en premier». Et encore: «en écrivant, je rends à la vie ce que le temps emporte». Résonne, dans sa voix, la parole salvatrice d'Annie Ernaux, la parole qui «baigne des visages désormais invisibles... cette lumière qui existait déjà dans les récits dominicaux de l'enfance et qui n'a pas cessé de se déposer sur les choses tout juste vécues, une lumière antérieure. Sauver quelque chose du temps où nous ne serons plus jamais».
Autant pour Romano que pour Ernaux, la photographie soutient la parole, permettant un récit supplémentaire de la réalité. Écriture et photographie s'influencent mutuellement, devenant tour à tour le point de départ et le complément l'une de l'autre. Le regard des deux écrivaines, comme c'était le cas avec Duras, se transforme en objectif de l'appareil photo. «Le dehors m'offre ce que je ne trouverai pas dans la réflexion», dit Ernaux. Et c'est précisément cet extérieur qui, en se stratifiant, forme le corpus de l'œuvre. C'est ici, dans les plis de ce récit qui dépasse l'expérience individuelle (le moi trans-personnel) pour revêtir une valeur universelle, qu'Ernaux et Romano ont su saisir le passé au moment même où il devient un récit capable de donner voix aux transformations sociales et politiques.
Romanzo di Figure (et auparavant Lettura di un’immagine), ainsi que Nuovo romanzo di figure et Ritorno a Ponte Stura, sont des œuvres de Lalla Romano où le mot écrit s'entrelace avec le langage visuel. La découverte des tirages originaux de l'album de famille que Lalla Romano avait reçu de sa mère comme cadeau de mariage et la découverte ultérieure des plaques photographiques originales sont à l'origine des phototextes de l'écrivaine italienne et de son expérimentation, de son acte créatif qui lui permet de jouer sur plusieurs plans, l'écrit et l'iconique. «Je récupère l'image dans la fonction de la parole», déclare Romano. Et, dans la préface de Romanzo di Figure, elle écrit: «Les images sont le texte et l'écrit une illustration». La valeur de ces phototextes réside dans l'existence même de l'auteure, de sa famille et de toutes les personnes ici immortalisées, qui créent une conscience et une mémoire collective uniques qui ne connaissent pas de barrières, qui se nourrissent de l'importance de préserver et de transmettre les histoires de la collectivité, afin qu'elles ne soient jamais perdues.
Une intention qui rappelle la narration phototextuelle d'Annie Ernaux dans les œuvres le Journal du dehors, L’usage de la photo, Retour à Yvetot, où l'on part des photographies de l'album de famille pour ensuite s'en distancer, afin de raconter un quotidien qui, bien qu'il puisse sembler intime, est le portrait de nombreuses autres familles, couples, personnes ou communautés entières. En d'autres termes, il se construit, comme dans les phototextes de Romano, une mémoire commune et extrêmement caractéristique d'une partie de la société, de celle qu'Ernaux fréquentait au moment où les photos ont été prises.
Photographier pour sauver, photographier pour partager. Le geste fondamental, générateur, de l'écriture atteint sa signification et sa valeur maximales précisément au moment où la photo sauve, où la photo est ancrée dans la parole, soutenue par celle-ci, dans une relation constructive et dialectique, une relation de renaissance et de révélation.