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Photo du rédacteurEmilie Notéris

Emilie Notéris : « Il y a chez Wittig un appel à la constitution d’un imaginaire en prise directe avec le réel, susceptible de le faire vaciller »


Monique Wittig (c) UQAM


Difficile de mener une enquête sur ce que représente et signifie Wittig aujourd’hui sans aller à la rencontre d’Emilie Notéris qui, en 2022, a signé avec Wittig paru aux Pérégrines dans la belle collection « Icônes », un des ouvrages les plus remarquables et singuliers sur l’autrice du Corps Lesbien. Autrice et essayiste, Notéris y déploie une promenade forte et profonde dans l’oeuvre de Wittig, en quête d’un « roman familial » dont Wittig serait l’une des figures majeures. Pour Collateral, Emilie Notéris livre sa vision de Wittig dans un entretien passionnant.



Comment avez-vous découvert Monique Wittig ? Par la force de ses récits ou par la radicalité de sa pensée ?

 

J’ai rencontré Monique Wittig après sa mort. La première fois que j’ai lu Monique Wittig c’était à l’occasion de la réédition de La Pensée Straight aux éditions Amsterdam, en 2007, soit quatre ans après son décès, intervenu le 3 janvier 2003. J’avais 29 ans et quatre ans plus tard j’écrirai mon premier livre. J’étais lectrice mais pas encore autrice. Je ne l’ai pas lue de son vivant, je n’avais pas conscience de sa présence au monde alors qu’elle était encore vivante. J’avais 25 ans au moment de sa disparition, c’est un événement dont je n’ai pas eu connaissance, qui n’a pas résonné en moi à l’époque. Je n’ai sans doute pas acheté le numéro de Libération du 7 janvier 2003 dans lequel Claire Devarrieux annonçait : « la romancière et essayiste Monique Wittig est morte vendredi 3 janvier à Tucson (Arizona), d’un accident cardiaque. Elle avait 67 ans, et vivait aux États-Unis depuis 1976. » J’ai donc lu La Pensée Straight en premier mais je crois que je n’ai pas bien compris cette lecture à l’époque, même si elle a exercé une fascination sur moi et conservé une aura particulière. Ce n’est que 2 ans plus tard alors que j’étais en train d’écrire un livre qui s’appelle Fétichisme postmoderne (publié l’année suivante en 2010) que je suis devenue féministe et que j’ai découvert simultanément la théorie queer. J’avais 31 ans. J’ai lu le Corps lesbien il y a un peu moins de dix ans après une histoire d’amour et sa lecture a fait écho avec ce que je venais de vivre. Puis ce fut Le Chantier littéraire. Lorsque je me définis j’emploie le terme matérialiste de « travailleuse du texte » et cela a fortement à voir avec elle, avec ce chantier qu’est la littérature, puisqu’ainsi qu’elle l’écrivait en 1986 : « Écrire, c’est travailler. » On pourrait dire que l’écriture de Wittig a eu sur moi des effets sismiques avec des répliques étalées sur plusieurs décennies, sans décroissance pour autant de la magnitude, pour finalement aboutir à l’écriture du livre que je lui ai consacré.

 

 

 

Mettre Les Guérillères au programme du bac afin que les "féminaires" révèlent « beaucoup de choses » que la « pensée straight » nous cache ? Afin de construire de nouvelles épopées et de nouveaux imaginaires ?

 

Les féminaires sont des livres impossibles ou l’impossibilité d’un livre, c’est aussi une figure miroir de l’écriture des Guérillères, c’est-à-dire du livre qui est en train de s’écrire devant nos yeux, celui qu’à la lecture on s’autorise à compléter, à prolonger, à démonter puis à remonter dans un autre ordre comme l’a elle-même pratiqué l’autrice : « Quand il est feuilleté, le féminaire présente de nombreuses pages blanches sur lesquelles elles écrivent de temps à autre. Pour l’essentiel, il comprend des pages avec des mots imprimés en caractères majuscules dont le nombre est variable. Quelquefois il y en a un seulement ou bien la page peut en être remplie. Le plus souvent ils sont isolés au milieu de la page, bien espacés noirs sur fond blanc ou bien blancs sur fond noir. » Il y a de l’irrévérence, comme geste et pratique du livre, énoncée par le biais de cette invention du langage, et simultanément par la manipulation qu’elle implique, à laquelle elle invite. À la fin des Guérillères on se débarrasse des féminaires puisqu’ils ont permis l’émancipation et sont devenus plus faibles que la lutte. C’est tout à fait programmatique, le « elles » doit être resignifié avant de faire éclater les catégories de sexe. Une fois l’éclatement engagé il faudra l’abandonner ; inventer autre chose. Ce temps est néanmoins un temps long ainsi qu’elle l’explique plus tard dans le sillage de Virgile, non. Pour troubler la fable originale il faut la suivre pas à pas, puis s’en écarter enfin pour en faire surgir de nouvelles. Il y a chez Wittig un appel à la constitution d’un imaginaire en prise directe avec le réel, susceptible de le faire vaciller. A priori nous sommes loin de pouvoir envisager Wittig au programme du bac, certainement pas dans les circonstances actuelles, il nous faudrait d’abord à notre tour venir troubler la fable politique, recourbée sur elle-même, qui nous occupe et la remplacer par une autre plus désirable et plus ouverte.

 

 

« Les lesbiennes ne sont pas des femmes » : une déflagration dans les milieux féministes dans les années 1970 : sommes-nous prêts aujourd’hui à écouter cette idée si émancipatrice ?

 

C’est sans doute aujourd’hui l’une de ses formules qui est la plus souvent convoquée. Elle a été prononcée aux États-Unis dans « The Straight Mind », texte d’une conférence donnée au Barnard College en 1978 puis réitérée dans le contexte d’un colloque organisé au New York Institute for the Humanities, en 1979, pour interroger l’actualité du livre de Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, trente ans après sa publication, avec son article « On ne nait pas femme ». Si Monique Wittig tient à démystifier l’appareil identificatoire à la catégorie « femmes » c’est aussi pour répondre frontalement au néoféminisme qui survalorise le féminin en passant sous silence le rôle politique du lesbianisme. Les lesbiennes n’étant pas « appropriées » dans la sphère privée par les hommes, elles se décalent de la catégorie des femmes qu’elles débordent par la marge. Après avoir dénoncé cette fabrique imaginaire de la catégorie « femmes », Monique Wittig affirme que les lesbiennes ne sont pas des femmes. Autrement dit être lesbienne, c’est faire vaciller le système hétéropatriarcal.

 

 

« [Le] langage que tu parles est fait de mots qui te tuent » : cette affirmation que l’on trouve toujours dans Les Guérillères nous invite-t-elle à faire de l’écriture une force militante ?

Pour Wittig la manifestante, les mots sont des matraques qui inscrivent les catégories de sexe, de classe (et de race pourrait-on ajouter aujourd’hui) dans nos esprits, notre chair et notre langue. Il y a des mots qui tuent puisque la langue existe matériellement. Nos muscles se souviennent de cette violence qui leur a été faite et nous pouvons en retour dessiner depuis nos entrailles d’autres paysages politiques. Un soulèvement est possible, une brèche est à identifier, et c’est ce qu’elle écrit dans les Guérillères : « cela peut se chercher dans la lacune, dans tout ce qui n’est pas la continuité de leur discours, dans le zéro, dans le O, le cercle parfait que tu inventes pour les emprisonner et pour les vaincre. » Ce mouvement se prolonge dans son livre suivant. « Réciter son corps, réciter le corps de l’autre, c’est réciter les mots constitutifs du livre. » écrivait-elle dans un prière d’insérer au Corps lesbien, en 1973. Son programme est clair : il faut rentrer par « effraction » dans la langue pour produire un « contre-texte » à même de « perturber la réalité historique et sociale ». Dans la temporalité qui nous occupe, au coeur de la montée des violences, la terminologie qu’elle emploie celle de L’Arène ennemie, résonne fortement. Il est des situations historiques que l’écriture doit s’attaquer à défaire pour faire émerger de nouvelles structures de pensée et de nouvelles pratiques sociales et politiques. Monique Wittig se disait « française de naissance et non d’habitude » et c’est cette manière de troubler le rattachement à la nation, d’envisager la citoyenneté comme possiblement sortie de son axe et appréhendée à l’oblique qui autorise à sa suite à exiger avantage de nous-mêmes et des autres. Dans une lettre écrite à Nathalie Sarraute, dans les années 60, on retrouve des préoccupations qui sont toujours les nôtres : « La façon dont certaines organisations gauchistes ont cessé de s’intéresser et même de mentionner les Palestiniens m’a profondément dégoûtée, du jour où ils se sont rendu compte que c’était une cause perdue, avec leur idée que la révolution doit être triomphante, ils ont abandonné. » Il y a une urgence politique dans l’écriture de Wittig qui explique l’importance qu’elle revêt de nouveau ces 7 dernières années. Si certains mots peuvent tuer, le fait de ne pas en prononcer d’autres ou de fermer les yeux sur les existences qu’ils recouvrent peut tout autant constituer un meurtre ou le redoublement d’un meurtre.


(Questionnaire par Simona Crippa/Propos recueillis par Johan Faerber)





Emilie Notéris, Wittig, Les Pérégrines, "Icônes", octobre 2022, 176 pages, 16 euros



 

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