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Eléonore Lépinard : « Un des moteurs de l’écriture de Wittig est de retourner la violence patriarcale en faisant des femmes un sujet dans la langue »


Monique Wittig (c) Colette Geoffrey

Impossible dans un dossier consacré à Wittig de ne pas aller poser la question de l’héritage de la pensée de la théoricienne et de la puissance de l’écriture de l’autrice à Eléonnore Lépinard. En effet, dans son puissant Féminisme paru il y a quelques semaines chez Anamosa, revenant sur l’histoire des féminismes, la chercheuse consacrait une large part à Monique Wittig, notamment à son affirmation selon laquelle « Les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Une affirmation qu’elle discute ici de nouveau à l’occasion d’un grand entretien.



Comment avez-vous découvert Monique Wittig ? Par la force de ses récits ou par la radicalité de sa pensée ?

 

J’ai d’abord découvert Wittig la théoricienne. C’était en 2001, et grâce au travail de Sam Bourcier et Suzette Robichon une édition en français de La pensée straight a été publiée chez Balland. Le livre a été un choc, au même titre que ma lecture de Gender Trouble de Butler à la même période. Mais les débats en théorie féministe étaient très peu présents et très peu connus dans le contexte académique français. En outre, la réception de Wittig souffrait vraiment d’une forme d’occultation comme l’a bien analysé Ilana Eloit. Comme jeune féministe j’ai appris, à l’époque, à travers les récits sur le mouvement féministe français et son héritage qu’il y avait deux camps : les matérialistes dont Christine Delphy était la représentante principale, avec Colette Guillaumin et Paola Tabet, et le courant appelé différentialiste d’Antoinette Fouque, appelé Psychépo. Wittig ne figurait pas dans ses récits. Elle était encore vivante et pourtant alors que j’ai pu rencontrer Guillaumin et Tabet en conférences, je n’ai pas croisé Wittig à l’époque. Vivant aux Etats-Unis, occultée de l’histoire féministe qui était en train d’être redécouverte par une nouvelle génération de chercheuses, elle n’était pas invitée aux conférences académiques en France, elle n’était pas discutée. Sa seule apparition fut en 2001, toujours grâce à Sam Bourcier et Suzette Robichon, à un colloque en son honneur au centre Pompidou (et donc pas à l’université). Dans ce contexte la lecture de ses essais théoriques est restée un choc isolé, que je ne savais pas mettre en relation avec d’autres corpus théoriques. J’ai découvert Wittig l’écrivain plus récemment grâce au travail de redécouverte de son œuvre et de sa place comme théoricienne et comme figure militante réalisé par l’association des amies de Monique Wittig, et par les chercheur·e·s qui travaillent sur et avec son œuvre aujourd’hui comme Ilana Eloit. La lecture de Wittig, théoricienne ou écrivain, partage le même caractère hypnotique. La force d’attraction de sa prose est la même pour moi dans les deux formats car elle a cette clarté, sans concession, et cette énergie qui vient vous chercher et vous prendre, vous arracher de l’endroit où vous êtes.

 

 

Mettre Les Guérillères au programme du bac afin que les "féminaires" révèlent « beaucoup de choses » que la « pensée straight » nous cache ? Afin de construire de nouvelles épopées et de nouveaux imaginaires ?

 

Les Guérillères pour moi est vraiment un roman extraordinaire, prémonitoire de l’expérience de Wittig au sein du MLF – elle le publie en 1969 alors que les communautés féministes ne sont pas encore une réalité – et prémonitoire des enjeux qui vont percuter le MLF aussi. La/es narratrices / magnifie/nt les corps féminins et la communauté qu’ils créent, mais elle/s interroge/nt aussi les limites d’un projet fondé uniquement sur cette valorisation absolue des symboles et corps féminins : « Elles disent qu’au point où elles en sont elles doivent examiner le principe qui les a guidé (…) Elles disent qu’il faut alors cesser d’exalter les vulves ». Il y a donc une tension entre ce déploiement d’une puissance qui est racontée et montrée à travers les énumérations de ce que tous ces corps de femmes font, et l’intuition qu’il y a aussi un après, que cette énumération n’est pas la fin, c’est toujours aussi le début d’autre chose qui doit advenir. Le déploiement de l’imaginaire dans Les Guérillères est rendu possible parce que les femmes ont combattu, et chassé, les hommes. En ce sens c’est la pratique avant la théorie. Wittig n’a pas encore écrit que « les lesbiennes ne sont pas des femmes », mais dans Les Guérillères elle nous montre déjà que sans les hommes les femmes deviennent autre chose, peuvent réinventer le monde, lui donner une autre histoire, donner aux choses d’autres noms et d’autres finalités.

 

 

 

« Les lesbiennes ne sont pas des femmes » : une déflagration dans les milieux féministes dans les années 1970 : sommes-nous prêts aujourd’hui à écouter cette idée si émancipatrice ?


Clairement cette phrase est redécouverte aujourd’hui et permet il me semble une nouvelle visibilité lesbienne au sein des mouvements féministes. La puissance de cette phrase vient selon moi de l’imaginaire qu’elle libère. Un mouvement donc similaire à celui réalisé par les Guérillères. Elle a bien sûr aussi un potentiel théorique de dénaturalisation puissante des identités des genre. Cependant comme programme politique on peut continuer de la discuter ! Wittig elle-même n’en fait pas vraiment un programme politique puisqu’elle suggère qu’il s’agit de fuir « une à une » du patriarcat. Ce n’est donc pas une proposition pour un grand soir, et cela doit nous interroger sur la façon de concevoir le changement féministe.

 


« [Le] langage que tu parles est fait de mots qui te tuent » : cette affirmation que l’on trouve toujours dans Les Guérillères nous invite-t-elle à faire de l’écriture une force militante ?


Wittig pointe une violence au sein du langage, et un des moteurs de son écriture est bien sûr de retourner cette violence patriarcale ou de la déminer, de la détourner, en faisant des femmes un sujet dans la langue. Pour moi cette affirmation est bouleversante car elle touche à l’endroit même où le langage nous fait et nous défait. Nous sommes toujours parlés par la langue. Quand nous parlons ce n’est jamais avec nos propres mots, ils nous ont été donnés par d’autres, nous ne savons donc jamais quand c’est bien nous qui parlons. La force de Wittig c’est de vouloir réclamer les mots comme siens malgré tout. Dans le geste d’écriture il y a une appropriation du langage qui est aussi une réparation. Donc oui bien sûr l’écriture est politique, autant parce qu’elle réinvente toujours la langue que parce que quand nous écrivons en cherchant nos mots, plutôt qu’en reprenant ceux qui nous ont été donnés, nous prenons possession de nous-mêmes.


(Questionnaire par Simona Crippa/Propos recueillis par Johan Faerber)




Eléonore Lépinard, Féminisme, Anamosa, « Le Mot est faible », février 2024, 112 pages, 9 euros 

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