Est-ce que la lecture de Wittig modifie notre geste de lecture ? Quelles lectrices et quels lecteurs devenons-nous après avoir fait connaissance avec le travail de Monique Wittig ? Comment concevons-nous les rapports genrés ? Autant de questions que Collateral ne pouvait manquer d’aller poser le temps d’un entretien avec Elodie Pinel, une des co-autrices avec Sarah Delale et Marie-Pierre Tachet du stimulant Pour en finir avec la passion : l’abus en littéraire paru chez Amsterdam.
Comment avez-vous découvert Monique Wittig ? Par la force de ses récits ou par la radicalité de sa pensée ?
J’ai découvert Monique Wittig tard, au cours de mes explorations féministes, plus précisément lors de l’année Wittig… Ce qui veut dire tout récemment et tellement tard ! C’est à mon sens le signe que les penseuses sont insuffisamment étudiées, lues, relayées, et que la pensée féministe, et en particulier la pensée queer, sont trop souvent disqualifiées. J’essaie d’apporter ma pierre à l’immense édifice de réhabilitation de nos sœurs philosophes au quotidien, que ce soit à travers l’essai Moi aussi je pense donc je suis : Quand les femmes ré-inventent la philosophie (Stock, 2024) ou la création de l’association Relecturhelp - Lire les femmes philosophes pour valoriser leur œuvre. Monique Wittig fait partie de mon programme !
Mettre Les Guérillères au programme du bac afin que les "féminaires" révèlent « beaucoup de choses » que la « pensée straight » nous cache ? Afin de construire de nouvelles épopées et de nouveaux imaginaires ?
Il est en effet nécessaire, à mon sens, de (re)construire l’Histoire, de la pensée comme du monde, en repensant nos motifs et structures narratives, notre définition du personnage héroïque, notamment. Il y a urgence à écrire le monde différemment pour échapper aux logiques de domination, si présentes car si relayées dans nos représentations. C’est le travail que nous avons voulu faire avec mes co-autrices Sarah Delale et Marie-Pierre Tachet dans Pour en finir avec la passion : l’abus en littéraire (Amsterdam, 2023), à savoir voir en quoi l’écriture des classiques de la littérature était trop souvent irriguée, voire légitimée, par une exhibition sans distance critique des rapports de domination au sein de la société patriarcale.
« Les lesbiennes ne sont pas des femmes » : une déflagration dans les milieux féministes dans les années 1970 : sommes-nous prêts aujourd’hui à écouter cette idée si émancipatrice ?
Sans doute pas encore, ou pas assez. Accepter cette idée, ou tout simplement accepter de la considérer et d'y réfléchir, c’est accepter de déconstruire l’identité de genre assignée aux femmes dans la relation hétérosexuelle et une société patriarcale. Avoir l’expérience de la marginalité dans laquelle la société place l’homosexualité (surtout féminine) encore aujourd’hui y aide mais n’est pas un passage obligé : on peut être capable d’assez d’imagination et d’empathie pour se mettre à la place des lesbiennes quand on ne l’est pas soi-même… La marginalité lesbiennes n’est pas essentielle au lesbianisme mais est contrainte par un système de pensée et de valeurs qui n’a rien de nécessaire. Cela, le féminisme, comme, hors de tout militantisme, la philosophie elle-même le démontre et s’évertue à le faire comprendre… Si les lesbiennes ne sont pas des femmes, c’est parce qu’en échappant à la relation de domination avec l’homme dans la relation hétérosexuelle, elles s’inventent différemment, trouvent une autre place dans le monde, revendiquent d’elles-mêmes leur dignité et légitimité, sans demander l’avis de personne. Voilà qui devrait inspirer tout le monde, lesbiennes comme hétérosexuelles, hommes comme femmes.
« [Le] langage que tu parles est fait de mots qui te tuent » : cette affirmation que l’on trouve toujours dans Les Guérillères nous invite-t-elle à faire de l’écriture une force militante ?
Oui car il est évident que le langage, en tant que véhicule de pensée, transporte avec lui les représentations qui forment et déforment les comportements. Il y a une solidarité entre action, pensée et langage, pour reprendre Augustin ; et l’écriture est un acte. Il n’y a rien d’abstrait dans le fait de parler : c’est une action très concrète, qui vise un efficace dans le réel. Qu’il s’agisse de fiction ou de discours politique, de parole quotidienne ou d’essai philosophique n’y change rien : on parle pour quelque chose, dans un but précis et concret. Dès lors, on ne peut pas se retrancher derrière la neutralité du langage : elle n’existe pas ! La défense de nos droits et de nos dignités, à toutes et tous, est encore un combat, et la lutte des mots est à la fois la plus douce et la plus radicale. On parle pour ne pas frapper. On parle pour qu’on ne nous frappe plus.
(Questionnaire et propos recueillis par Simona Crippa)
Sarah Delale, Elodie Pinel et Marie-Pierre Tachet dans Pour en finir avec la passion : l’abus en littéraire, Amsterdam, avril 2023, 389 pages, 24 euros