Puissant et indispensable : deux mots qui qualifient sans peine l’essai que vient de faire paraître Eléonore Lépinard chez Anamosa, Féminisme dans la collection « Le Mot est faible ». Cette "excellente réflexion" comme la saluait déjà ici même par Simona Crippa dans son édito de mars sur la théorie littéraire pose d’emblée la question du féminisme depuis le pluriel des luttes, la pluralité des points de vue et la somme de contradictions à laquelle le désir d’émancipation s’affronte. Convoquant tour à tour MeToo, Valerie Solanas et bien évidemment Monique Wittig, dont il sera fortement question la semaine prochaine ici même, Lépinard ne pouvait manquer de répondre aux questions de Collateral le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur les origines de votre stimulant essai, Féminisme qui vient de paraître aux éditions Anamosa. Comment est né le souhait de traiter, dans la collection « Le mot est faible » dirigée par Christophe Granger, des différentes acceptions du mot « féminisme, un mot dont vous exposez sans attendre à la fois les contradictions et le désir d’émancipation fondateur ? Vous ouvrez votre propos sur le mouvement #MeToo qui, depuis 2017, ébranle l’hégémonie culturelle patriarcale en rappelant combien « cette déferlante », comme vous la désignez, retrouve l’art même de toutes les mobilisations féministes : est-ce que ce mouvement a ainsi joué un rôle décisif à l’entame de votre réflexion ?
Ma réflexion sur le féminisme a commencé bien avant #MeToo car j'appartiens à la génération précédente, celle qui s'est politisée comme féministe au début des années 2000, un moment qu'on pourrait appeler de creux de la vague, un moment d'invisibilité pour le féminisme en général et encore plus pour toutes celles déjà marginalisées en son sein comme les lesbiennes, les personnes trans, et les féministes non-blanches. Mais #MeToo a bien sûr joué un rôle crucial puisque le mouvement a réactivé les questions féministes que j'avais rencontrées 15 ans plus tôt, les a déplacées et surtout les a rendues visibles et accessibles à un public beaucoup plus large que ce que j'avais pu connaître au moment de ma propre politisation. C'est vraiment une expérience unique de pouvoir au cours de sa vie assister à des mouvements de dé-marginalisation, de visibilisation, de diffusion auprès de nouveaux publics d'idées et de pratiques considérées autrefois comme marginales, illégitimes, dangereuses voire ridicules. Mais bien sûr quand bien même ce mouvement de diffusion, cette ampleur inédite, apporte des formes de joie militante, ouvre de nouvelles conversations, produit de nouveaux savoirs et crée de nouveaux liens, il rejoue aussi des tensions, des exclusions, des occultations. J'ai donc l'impression que c'est l'expérience d'une forme de répétition et aussi de décalage entre deux moments de politisation féministe qui a nourri et peut-être même amorcé la réflexion de ce livre. Revivre des débats féministes à 15 ans d'intervalle, voir des pratiques anciennes, par exemple issues du MLF de la deuxième vague être réinventées où redécouvertes, c’est forcément s'interroger sur pourquoi les questions féministes ne sont pas réglés pourquoi les mêmes enjeux referont débat, et pourtant le font différemment aussi car chaque nouvelle génération se politise dans des circonstances historiques différentes. Le moment post #Me Too est aussi important car il correspond au renouveau du champ académique en études de genre dans l’espace francophone, et aussi plus particulièrement à un foisonnement de nouveaux travaux sur le féminisme et sur les féminismes qui sont produits par une nouvelle génération de chercheu.re.s. Il y a là un renouvellement très stimulant et un contexte qui donne envie de repenser de façon productive les enjeux et les limites du féminisme.
Pour en venir au cœur de votre propos, ce qui ne manque pas de frapper dans votre réflexion, c’est que d’emblée, vous posez que le féminisme est « un mot explosif » car il témoigne, dans son histoire même, d’histoires multiples, d’histoires de luttes et qu’il est lui-même synonyme de pluralité de luttes, « un éternel recommencement de la lutte ». Loin de se confiner à un sens exclusif, vous renversez avec force ce qui pourrait être interprété comme des contradictions afin de démontrer combien, précisément, le féminisme trouve sa raison d’être dans les discours conflictuels qui l’animent. Au lieu de faire du féminisme un sujet univoque ou inversement d’en faire un sujet pluriel ou plurivoque, vous posez, plus fortement, que « le sujet est, toujours, un sujet en crise ». En quoi finalement le féminisme est-il à tenir pour un concept finalement hyper-critique, un concept qui, inlassablement, vit de sa réactualisation permanente en tant qu’il se donne comme producteur de critiques, un concept en perpétuel mouvement, qui ne vit que de réévaluations permanentes ? Est-ce que cette générosité herméneutique n’est pas la réponse même au conceptions masculinistes, quant à elles, mues par la fixité immuable ?
Oui en effet la dynamique de la pensée critique du féminisme sur lui-même est, pour reprendre la belle expression de la philosophe Michèle le Doeuff « une spirale sans fin »[1] ! J'essaye dans le livre non pas de donner une réponse aux tensions que cette réévaluation permanente et cette capacité critique suscitent, mais de montrer que c'est à partir d'elles qu'on peut penser la nature et les contours du projet politique féministe. Cela peut être une position inconfortable ou frustrante. Je n'ai pas d'avenir féministe à proposer ou de définition substantielle (de l’égalité, de la liberté…) qui puisse satisfaire tout le monde ou même mettre d’accord une majorité de celles qui se définissent comme féministes. Mais je pense que cela n'est ni un problème ni un échec. Les gains à essayer d'élaborer une définition des valeurs et des contenus féministes pour tenter de mettre d'accord des visions divergente sur le fond me semble faibles. Par contre il me semble qu’une approche qui part des tensions, par exemple entre les visées d'universalisation et les exclusions récurrentes au sein du sujet féministe, permet de recentrer l'analyse et aussi les pratiques politiques sur les savoirs et les enjeux de celles qui depuis longtemps interrogent et critiquent le féminisme à partir de ses marges. Il me semble d’ailleurs que c’est la proposition politique et théorique de bell hooks, qu’elle métaphorise et conceptualise avec l’idée du nécessaire mouvement des marges au centre du féminisme. Il existe ainsi un corpus et une tradition riche et foisonnante de théorisations féministes depuis de multiples marges qui nous permet de penser les contradictions de façon productive et critique. Cela ne veut cependant pas dire qu'il faut laisser les tensions et les contradictions sans tenter de les résoudre ou que toutes les options féministes se valent. Les tensions et les contradictions amènent des responsabilités féministes, celles de les examiner de façon critique et réflexive pour identifier et déstabiliser les opérations de clôture du sujet féministe.
Dans la richesse intellectuelle à laquelle ouvre incomparablement le féminisme, il y a la puissance de dénaturalisation ou de déconstruction culturelle. Vous en posez le principe en affirmant de manière paradoxale que « Les femmes ne sont pas le sujet du féminisme ». Hors de l’hétérosexualité qui est un régime politique dominant et un statut social conquérant, vous donnez à voir combien les femmes ne sont plus des femmes. En quoi finalement, au-delà des luttes autour des féminismes, qu’il s’agisse de luttes politiques ou d’affrontements épistémiques, s’agit-il pour proposer une lutte féministe fédératrice de ne pas proposer un sujet dénaturalisé afin d’exprimer une véritable et efficace solidarité politique ? Est-ce que ce n’est pas d’ailleurs le préalable à toute lutte ? Est-ce dans ce sens qu’il faut entendre la politisation que vous appelez de vos vœux pour le sujet « femmes » ?
Oui toute lutte politique est une lutte de dénaturalisation du sujet collectif de la lutte ! Je ne pense pas que ce soit uniquement le cas du féminisme. Jacques Rancière affirme la même chose pour les luttes ouvrières. Les luttes politiques sont des luttes de dénaturalisation des rapports sociaux d'oppression, elles sont donc par définition porteuses d'une dénaturalisation des catégories au fondement de ces rapports. Et pourtant bien sûr c'est au nom de ces catégories même qu'on se mobilise. L'enjeu est donc de ne pas l’oublier ! Nous sommes sans cesse prises en tenaille entre une visée dénaturalisante qui est aussi la proposition d'un autre type de partage dirait Rancière, une autre affiliation entre les « qui » et les « quois », et le recours à des « nous » qui relèvent de l’ancien partage, l’attachement à des identités, des collectifs, des savoirs qui disent « nous » alors qu’il s’agit aussi de transformer ce « nous »…
Sur l’émancipation à laquelle le féminisme appelle, votre essai se fait très prudent sur les avancées possibles et les résultats concrets. Vous dites ainsi : « L’émancipation n’aura pas lieu demain, quand toutes les conditions seront réunies, quand toutes les lois seront votées. Elle existe plutôt, furtive, dans ces interventions, et se conjugue au présent. » Est-ce à dire que l’imaginaire du mouvement féministe ne doit plus se construire sur une saisie utopique pour se mobiliser ?
L'utopie ne se conjugue pas forcément au futur et dans une visée totalisante. Elle peut être vécue parfois de façon concrète limitée ou temporaire. L’utopie peut s'énoncer autant de façon qu'on appelle en sciences sociales « préfigurative » – c'est à dire par exemple quand un collectif essaye de mettre en place des règles égalitaires, des rapports sociaux bienveillants, bref de rendre concrets ces engagements féministes dans la vie quotidienne – que dans l'écriture ou la lecture de récits de science-fiction totalement imaginaires. Il existe une grande tradition de science-fiction féministe qui a toujours nourri le mouvement et la pensée féministe. Le rôle de l'utopie en ce sens ce n'est pas tant de donner une recette pour la société à venir, d’édicter les conditions nécessaires ou suffisantes pour l'égalité ou la libération féministe, que de fournir de nouvelles intuitions et de nouvelles perceptions sur le monde. Là encore on peut trouver cette approche frustrante, limitée, ou insuffisante. Mais elle a le mérite je crois d'insister sur la perception, le sensible, l'agir et le présent.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur la place que la littérature féministe occupe dans votre réflexion. Si vous venez d’un horizon sociologique, ce qui fait la richesse indéniable de Féminisme est sa manière de venir relancer sa réflexion et l’appuyer en ses points argumentatifs cardinaux sur des autrices majeures telles que Monique Wittig dont vous sollicitez Les Guerrillères, Valerie Solanas dont vous convoquez le désormais fameux SCUM Manifesto ou encore les poèmes d’Audre Lorde. Est-ce que la constitution d’un matrimoine participe selon vous de la lutte féministe et, si oui, dans quelle proportion ?
La multiplication des traductions mais aussi des rééditions d’autrices féministes francophones met aujourd'hui à disposition d'un large public des savoirs, des récits, des histoires qui avait en partie disparu ou risquaient de l’être. Cela permet d'enrichir notre pensée mais aussi de réévaluer ou d'explorer à nouveau frais les généalogies féministes qu'on croyait bien établies. La « redécouverte » de Monique Wittig, fruit d’un patient travail collectif pendant des années par exemple de la part de l’association des amies de Monique Wittig, pour maintenir accessible ses textes et écrits dans un contexte de marginalisation de son œuvre et de son rôle au sein du MLF, comme l’ont bien montré les travaux d’Ilana Eloit, constitue de ce point de vue un exemple éclairant. Mais on peut aussi constater que certaines généalogies, certaines œuvres n’ont probablement pas bénéficié d’autant de ressources pour pouvoir se maintenir malgré l’oubli programmé, et ont peut-être disparu de façon plus irréversible. On peut penser par exemple aux pensées afro-féministes européennes, aux militances des femmes issues de l’immigration postcoloniale en Europe, aux mobilisations des femmes des espaces ultramarins. Les travaux d’historiennes, de sociologues, et de politistes, comme Myriam Paris, Pamela Ohene-Nyako, Audrey Célestine, Mame-Fatou Niang, Fatima Ait Ben Lamdani, Fania Noël ou Nasima Moujoud pour n’en citer que quelques-unes, contribuent à pallier ce manque et les points aveugles de ce matrimoine en constitution, mais les marginalisations et les exclusions des marges féministes ont des effets pérennes sur le matrimoine à disposition. Maintenir, élargir, réparer ce matrimoine c’est participer à ce retour critique du féminisme sur lui-même, c’est recentrer les marges, et c’est clairement travailler à re-définir l’horizon politique des luttes féministes.
Eléonore Lépinard, Féminisme, Anamosa, « Le Mot est faible », février 2024, 112 pages, 9 euros
Note
[1] Michèle Le Doeuff « Propos conclusif. Penser : une spirale sans fin ? », dans Anaïs Choulet-Vallet, Pauline Clochec, Delphine Frasch, Margot Giacinti et Léa Védie (dir.) Théoriser en féministe, Paris :Hermann, 2021