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Photo du rédacteurCécile Vallée

Edwige Chirouter : « L’enfance, la littérature et la philosophie se rejoignent dans le même souci de saisir, de comprendre, de connaître » (A quoi pense la littérature de jeunesse)


Edwige Chirouter (c) DR



Edwige Chirouter est professeure des universités en philosophie et sciences de l’éducation à l’Université de Nantes et titulaire de la Chaire UNESCO/Université de Nantes : "Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale". Dans l’introduction de cet ouvrage, elle nous raconte son cheminement : de son apprentissage très académique de la philosophie aux questionnements de son enseignement en tant qu’enseignante au lycée et sa découverte des ateliers philosophiques qu’elle a considéré avec défiance dans un premier temps. Quand sa fille de quatre ans commence à lui poser des questions métaphysiques, elle se tourne instinctivement vers la littérature de jeunesse pour lui répondre. En même temps, elle découvre les travaux de Michel Tozzi sur la pratique de la philosophie avec les enfants. Elle s’engage alors dans une recherche-action dans le courant de la « philosophie de terrain » en faisant l’hypothèse que les débats interprétatifs, dispositifs didactiques pratiqués et préconisés au Cycle 3 (du CM1 à la 6e) autour d’œuvres de la littérature de jeunesse, pourraient être associés au débat philosophique. Elle qualifie sa démarche de « pirate » car elle s’inscrit à l’encontre de beaucoup de lieux communs et préjugés sur ce qu’est philosopher, sur la hiérarchisation de la philosophie et de la littérature, de la littérature et de la littérature de jeunesse, et sur la perception de l’enfant et de ses capacités à penser. 

Elle propose dans cet ouvrage les résultats de cette recherche et de cette pratique. Si la structure peut paraître très académique – la première partie est théorique, la deuxième propose des exemples d’ateliers philosophie à partir de questions d’enfants, la troisième est constituée d’articles publiés sur des expérimentations à travers le monde – l’ouvrage s’adresse à un lecteur non-averti avec rigueur mais simplicité. L’autrice l’a conçu pour qu’il puisse y circuler au gré de ses envies. Cependant, une fois lancé dans sa lecture, il lui est difficile de ne pas tout lire, du début à la fin.



Les histoires, un « besoin universel »

EdwigE Chirouter commence par montrer que l’idée que la philosophie serait supérieure à la littérature, même si elle n’est pas partagée par tous, est très ancrée dans notre héritage culturel, académique et éducatif. Dans le parcours de l’élève, la philosophie est ainsi un aboutissement. Il abandonne la discipline du français pour celle de la philosophie, comme s’il avait franchi une étape. Pourtant, les travaux de Paul Ricoeur montrent comment la littérature peut aussi créer une pensée qui lui est propre, ne nécessitant pas de concepts philosophiques extérieurs pour être saisie. Les œuvres de Proust, de Virginia Woolf ou de Thomas Mann, par exemple, apportent des « vérités fondamentales sur la temporalité, vérités que la métaphysique classique n’a pas su élucider, prisonnières d’un langage trop rigide, trop descriptif et argumentatif. » Elle reprend ensuite son concept de « l’identité narrative », qui met le récit au cœur de la nature humaine : « le sujet se construit et se reconnaît dans l’histoire qu’il se raconte sur lui-même : « je suis ce que je me raconte » ». 

La littérature est une aide, une ressource pour le développement de cette « identité narrative » parce que la fiction est un véritable réservoir d’expériences qui permet de se comprendre, de se décentrer et ainsi de mieux comprendre le monde. En effet, le lecteur a un rapport singulier au texte dans la mesure où il réagit en fonction de ce qu’il est, de ce qu’il sait, de ce qu’il croit, ce qu’analyse la théorie de la réception. Les travaux de l’équipe de didacticiens de la lecture littéraire de l’université de Montpellier – Marie-José Fourtanier, Gérard Langlade et Catherine Mazauric – distinguent quatre opérations effectuées par le lecteur pour s’approprier le texte : « la concrétisation imageante », « l’activation fantasmatique » (ou identification), la « cohérence mimitique » et les « réactions axiologiques », ce qui crée un texte de lecteur que Françoise Demougin nomme le « texte fantôme ». Sur ce concept, Edwige Chirouter crée celui de la « pensée fantôme », « moment de « saisissement ontologique ». Elle désigne ainsi l’opération du lecteur qui saisit « la pensée propre du récit pour nourrir, enrichir, transformer sa vision et sa compréhension du monde. » 

La littérature n’est donc pas seulement un patrimoine culturel à partager mais bien un « besoin universel » humain. 



« Un livre de littérature de jeunesse est un livre qui est non pour la jeunesse mais aussi pour la jeunesse. »  

Une fois accepté ce pouvoir de la littérature, il faut encore se confronter à sa hiérarchisation complexe et prégnante. Après avoir rappelé la thèse de Bourdieu sur l’influence des contextes sociaux, politiques ou idéologiques, l’autrice montre bien qu’une œuvre est littéraire au-delà de ces contingences. Elle dégage deux caractéristiques de la littérarité : l’écho à l’intime et le décentrement : « c’est dans cette articulation entre le subjectif et l’universel que se définit le littéraire. » Reprenant la comparaison de Danièle Sallenave avec l’expérience amoureuse, elle affirme que la littérature a ainsi le pouvoir de nous transformer : « de cette sortie de la confortable caverne de nos certitudes et habitudes de pensée, on prend le risque d’être bousculé, métamorphosé ».

Il s’agit alors de prouver que cette littérarité est présente dans la littérature de jeunesse. Après avoir retracé rapidement l’histoire de cette catégorie, elle affirme qu’elle est entrée dans la littérature à partir du moment où l’enfant y a été reconnu comme « un sujet de droit, sensible et pensant. » Avec des exemples à l’appui, elle montre que les œuvres destinées à la jeunesse mettent en œuvre les mêmes outils narratifs – l’ironie, la polyphonie, le brouillage des valeurs –, pour créer une tension narrative et interprétative comme le définit Vincent Jouve dans Les Pouvoirs de la fiction



Philosopher avec les enfants, « un projet humaniste et démocratique »

Le troisième préjugé à déconstruire est celui de la capacité de l’enfant à penser. Chez les philosophes, deux camps s’opposent : ceux qui font de la philosophie la marque du passage à l’âge adulte et ceux qui pensent qu’il faut commencer dès l’enfance et que c’est possible. Edwige Chirouter part du postulat de l’« éducabilité à philosopher » de l’enfant grâce à sa capacité à l’étonnement, fondement du questionnement philosophique. Les travaux de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp menés aux Etats-Unis dans les années 1970 le prouvent. Les enjeux de cette pratique de la philosophie avec les enfants sont donc éthiques (reconnaissance de l’enfant comme un être pensant) mais aussi politiques (développer l’esprit critique et l’ouverture à l’Autre). Il s’agit de saisir « la curiosité spontanée des enfants et leur étonnement devant le monde, pas à pas, étape par étape, pour leur apprendre à réfléchir sur de grandes questions et notions philosophiques qui participent à la construction de l’humanité ».

Cette pratique qu’elle qualifie de « pirate » par rapport à l’académie, en est pourtant complémentaire : « la philosophie avec les enfants est une condition de la démocratisation de la philosophie en terminale ». Comme « la réflexion philosophique exige des habilités de pensée et des ressources linguistiques qui ne sont pas innées mais qui nécessitent un long cheminement », il faut développer son enseignement progressif pour éviter de creuser les inégalités sociales.

La pratique de la philosophie avec les enfants n’est donc pas de l’ordre de la discussion, où toutes les idées se vaudraient. Il ne s’agit pas de laisser la parole libre mais de la problématiser, de l’enrichir, de proposer des offres langagières, culturelles. A contrario, ce n’est pas non plus un cours d’éducation morale et civique dont l’objectif serait d’imposer des valeurs :

« les enfants et adolescents sont invités à formuler des hypothèses, à déduire des présupposés et des conséquences, à justifier leurs opinions, et à évaluer collectivement la validité rationnelle et éthique des différentes propositions ». 

Michel Tozzi a formulé les trois objectifs d’apprentissage : la problématisation – soulever les enjeux et les conséquences d’une question, l’argumentation – je donne les raisons de ce que j’avance – et la conceptualisation, pour le développement d’une « pensée qui se veut à la fois critique, vigilante et créative. » 

La dernière étape explique l’articulation entre la lecture littéraire et la pratique de la philosophie pour s’adapter aux capacités de l’enfant.



« La littérature permet d’explorer les possibles et apporte ainsi de la complexité à la réflexion » 

En effet, comme la capacité d’abstraction est en formation chez l’enfant, les fictions jouent « un rôle de médiation nécessaire » vers les concepts. Le personnage, « masque originel », est un « paravent » qui lui permet de ne pas être dans l’intime : « L’imaginaire est donc bien pour les enfants un immense laboratoire où ils peuvent commencer à penser leur condition humaine et leur rapport aux autres et au monde. » 

Cette démarche de réflexion à partir de la fiction constitue un apprentissage indispensable de l’élaboration d’une pensée construite : 

« En offrant aux enfants des oasis de pensée et de décélération pour prendre le temps d’entrer en résonance avec soi, les autres et le monde, les ateliers de philosophie sont un des leviers pour reprendre le processus d’émancipation. »

Au-delà de ces ateliers, c’est une vision de l’école que dessine Edwige Chirouter dans laquelle on fait le lien entre les savoirs et les idées, une école philosophique, c’est-à-dire réflexive, qui pense « l’éthique de relation aux enfants, le rapport au savoir, l’exigence unie à la bienveillance, la posture de l’enseignant. »



Des propositions concrètes riches et accessibles

La deuxième partie de l’ouvrage regroupe dix propositions d’atelier philosophique à partir de questionnements venant d’enfants et d’adolescents de 7 à 14 ans à travers le monde : de « pourquoi on ne peut pas faire tout ce qu’on veut ? », en passant par « Pourquoi on aime tellement les histoires ? » pour finir par « Pourquoi y a toujours des chefs ? ». L’autrice pose philosophiquement le questionnement et en présente un texte emblématique. Elle propose ensuite une œuvre tirée de la littérature de jeunesse qui permet d’introduire ce questionnement. Une dizaine de questions sont indiquées pour mener le débat avec les enfants à partir de l’œuvre et des pistes bibliographiques sont données pour l’enrichir. Une bibliographie « pour se re/mettre à la philosophie » regroupe des ouvrages de vulgarisation au sens noble du terme. Ces pistes sont à destination des enseignants mais sont également intéressants pour voir autrement la relation à l’enfant.

La troisième partie propose 9 articles publiés dans la revue L’école des lettres qui illustrent le courant de sa recherche, la « philosophie de terrain ». La présentation de ces différentes mises en œuvre de la pratique philosophique menée par des intervenants de différents domaines, à travers le monde, de la grande section au collège en passant par un quartier pénitencier pour mineurs, illustre bien l’universalité des questionnements philosophiques – le manga One piece est ainsi la source d’un dispositif au Mans et à Beyrouth – mais aussi l’importance de la contextualisation. Le dispositif en Polynésie française invite ainsi les parents à lire des albums polynésiens en polynésien. 

Cependant, il ne s’agit pas d’un manuel. Edwige Chirouter rappelle bien que le « métier d’enseignant n’est pas un métier techniciste où s’appliquent aveuglement des modes d’emploi ou des recettes toutes faites, mais plutôt un artisanat qui nécessite adaptation du geste, finesse et créativité : les pirates aiment le bricolage. » Elle propose donc une riche synthèse des travaux fondateurs et des références de littérature de jeunesse – des classiques aux œuvres plus récentes – et une réflexion engagée et engageante. Cette lecture semble indispensable pour les formateurs/trices, enseignants.es mais aussi pour construire les attentes, les exigences de tout citoyen face à l’école. A l’heure de la multiplication des évaluations à l’école, de l’approche caricaturale des résultats de la psychologie cognitive, du retour au gavage par le choc des savoirs, cette démonstration de la complexité, de la subtilité de ce qu’est enseigner, accompagner la formation d’un enfant donne envie de philosopher, de se plonger dans la littérature de jeunesse, de transmettre, de construire une école et aussi une société plus littéraires et philosophiques.





Edwige Chirouter, A quoi pense la littérature de jeunesse, Des enfants, des questions, des histoires, L’école des lettres, janvier 2025, 368 pages, 19 euros

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