Une façon d’aimer, 11e récit de Dominique Barbéris, retrace la vie de Madeleine Morand, femme française « timide et sans expérience », aux origines modestes, « enracinée » dans la région nantaise mais bientôt expatriée au Cameroun, un pays alors sous mandat français. Mariée à Guy, un homme « sensible et déterminé » (p. 60) dont il n’est à peu près rien dit sinon qu’il a une quatre-chevaux noire, un appareil photo Kodak et qu’il aime Madeleine à la folie, elle le suit au Cameroun. C’est que Guy est engagé au service de la Société des bois. Au bal de la Délégation, Madeleine rencontre un homme séduisant, la quarantaine, « yeux bleus, très sombres », « parfaitement romanesque » (p. 121), administrateur civil à Yaoundé, marié, deux enfants – Yves Prigent. Ils se promènent ensemble, se donnent rendez-vous : « Il a proposé : Si vous reveniez demain ici à la 'même heure' ; c’est facile pour moi de m’y trouver. Demain ? Près des Portiques, un peu avant six heures ?
Elle n’a rien répondu mais elle y était.
— Ah ! dit-il, vous revenez. » (p. 162-163).
Et puis ce sont les jeux habituels de la séduction et des « premières fois », les discussions, les pudeurs, les rires mais aussi les hésitations, les aléas et les retards. On se dit que peut-être la vie de Madeleine est prête à basculer, à s’engager mais le mouvement de la décolonisation perturbe le flirt, le rendez-vous est manqué et Yves Prigent, l’amant fantasmé, meurt soudainement dans un accident d’avion. Retour en France et premiers cheveux blancs de Madeleine.
Après tout, que reste-t-il ? Une histoire d’amour plus ou moins secrète ? Quelques photos, leurs négatifs et « ce billet : en souvenir » que Prigent a fait porter à Madeleine un jour de 58 et qui motivent désormais l’enquête de la narratrice, née au début des années 60. Madeleine est sa tante – secrète, pudique, discrète, élégante. Partir à sa recherche et raconter son histoire est une façon de l’aimer.
C’est ainsi que d’une génération l’autre, deux portraits de femmes viennent à se superposer délicatement pour élucider le destin d’une femme et éclairer la morale d’une époque. Comme le dit la narratrice, « chaque génération a sa manière singulière de vivre la jeunesse et la vieillesse » (p. 20). Une façon d’aimer n’est pas une saga familiale ni un roman-famille à la façon d’un Thibaudet – aucune ambition totalisante ici, aucune théorie sociologique non plus – mais plutôt le portrait par petites touches d’une époque, alors que l’ombre de la Seconde Guerre mondiale pèse encore et que d’autres guerres et que d’autres changements sociaux se préparent. Une façon d’aimer n’est pas un roman historique, bien que la chronique du monde colonial s’y lit. Une façon d’aimer n’est pas non plus un roman psychologique ; c’est un livre qui raconte des souvenirs, modestement et à travers le portrait de Madeleine, « [la vie] de beaucoup de femmes de sa génération, la génération de la guerre : une histoire sage, une vie retirée et discrète traversée d’un bref coup de folie, une romance secrète. Difficile de savoir ce qui arrive à une femme. » (p. 10). Retour à Flaubert, une fois de plus.
L’ambiance rétro est habilement tramée (l’art de la couture est un motif récurrent) aux premiers souvenirs de la tante Madeleine mais aussi de la grand-mère Régine, couturière puis responsable d’un magasin de confection, épouse puis veuve d’« un homme du Nord – un ²vrai² Breton » (p. 44), de la « petite Sophie » avec qui Madeleine partage la complicité de l’enfance, de tante Olivia, du taciturne cousin Joseph, missionnaire envoyé en Tanzanie, de Jacqueline, la femme du Délégué, des fêtes à la Délégation, des pluies tropicales.
Dominique Barbéris attache un soin tout particulier au détail, à la description des ambiances et du milieu environnant : fond sonore, couleurs, menus gestes, mouvement des corps au quotidien, plis d’une robe… sont autant d’impressions capables de situer un milieu social et de restituer l’atmosphère politique de l’époque. Car cette vie simple et comme retirée de Madeleine est aussi liée à l’histoire coloniale. La narratrice superpose de façon flaubertienne l’aventure individuelle au destin collectif, depuis la Libération (Madeleine a alors 16 ans) jusqu’à la décolonisation : « En 58, [¼] les ²événements² s’accéléraient. Le processus annoncé par de Gaulle dans son discours de Brazzaville était en cours. Il devait mener à l’indépendance du Cameroun, le 1er janvier 60. »
L’époque, ce sont aussi les chansons qui la racontent et qui reviennent constamment en mention, non sans une certaine nostalgie : « Elle a eu un petit sourire triste : Je reste avec mes souvenirs. Maintenant, de toute façon… » (p. 23). Une façon d’aimer s’écoute : le récit est entrelacé de ces paroles de chansons d’autrefois, que les personnages connaissent par cœur et qui sont accueillies et importées telles quelles dans le corps du texte. Quel lien avec le récit lui-même si ce n’est la mémoire ? Le refrain d’une chanson, c’est ce dont on se souvient et qui traîne dans la tête. Or, l’enquête sur la vie de Madeleine est constamment endeuillée. Même l’évocation des paysages d’Afrique et de France est endeuillée. C’est ainsi que la narratrice avoue : « Je n’ai jamais mis les pieds en Afrique. Le Douala dont je vais parler n’existe plus. De même, la ville de Nantes que j’ai connue enfant, partagée entre deux côtés aussi nettement distincts et éloignés dans mon esprit que chez Proust ceux de Guermantes et de Méséglise : le quartier Decré et la place Royale. » (p. 37).
Comment reconstituer une histoire à peine connue et que plus rien n’atteste sinon quelques photographies et lettres ? Comment rendre compte d’une vie quand la mémoire est fragile et que les traces du passé ou plutôt de ce qui a été vécu s’effacent ? Comment comprendre et aimer Madeleine dans l’ignorance relative de sa vie réelle ? Comment parler d’une femme qui ne parle pas et de sentiments qui ne sont pas dits ? Une façon d’aimer consistera justement à « reconstitu[er] une partie de ce qui s’est passé. Il y a des trous, bien sûr ; plus de témoins. La mort elle-même fait un trou terrible. Et ma tante n’était pas du genre à se confier, par nature. C’était de sa génération, ce silence ; une question d’éducation. » (p. 39). Flaubert encore. Pour la narratrice, il s’agit de recoudre les événements enfouis du passé et de redonner sens aux épisodes cachés de la vie de Madeleine. Le regard rétrospectif de la narratrice sur Madeleine a quelque chose de mélancolique. Recoudre, repriser, réparer, restituer et parfois suppléer aux manques. C’est habilement que la fiction prend alors le relais des témoignages, des chansons et des souvenirs pour donner corps à des épisodes que la narratrice ne peut pas avoir vécu ni entendu. Là encore, c’est l’imagination qui donne corps à l’amour. Écrire et imaginer sont une même façon d’aimer.
Il ne se passe pas grand-chose dans Une façon d’aimer. L’action est contenue et délayée, comme mise en suspens. L’inaction tient de l’évitement. La seule question qui tient le fil du récit est de savoir si Madeleine cédera ou pas à Prigent mais Madeleine n’est ni Emma Bovary ni Mme Arnoux et la question de l’adultère n’est ni spectaculaire ni dramatique. Tout reste en demi-teintes, ambigu et délicat, presque intangible et déjà endeuillé. Une façon d’aimer est-il le récit d’une éducation sentimentale « au temps des colonies » ? L’histoire de Madeleine ressemble plutôt aux « chagrins de femme » dont parle Colette et que la narratrice-lectrice cite – ces chagrins cachés que le silence n’efface pour autant. C’est enfin le chagrin et la tendresse d’une femme – la narratrice – pour une autre femme, l’alter ego d’une autre époque – mais laquelle ? Pourtant, Une façon d’aimer est une fiction aux accents flaubertiens dans l’exploration psychologique des sentiments féminins, l’acuité des descriptions et le sentiment de la nature qui relativise l’histoire humaine.
Pour la narratrice, c’est d’abord une photo qui l’interroge et motive l’enquête. Une image exorbitante en un sens, une méduse, l’envers d’une présence, et comme elle le dit très bien, un envers dont le prix à payer est un roman. Encore que le récit de la vie de Madeleine est moins un roman qu’un portrait. C’est en effet une photographie « posée sur le buffet de grand-mère [¼], prise à Douala en 58 – un agrandissement –, où elle marche, toute jeune, ravissante dans sa robe d’été, en tenant la main de sa fille » qui initie les recherches. Plus loin, c’est comme si on « voyai[t] la scène » (p. 57). Les personnages, les événements, la nature elle-même, tout semble rester irrémédiablement images. D’où cette tristesse qui naît du spectacle.
« En reposant la photo, j’ai fait tomber le négatif. Les valeurs y sont inversées : les deux visages, le gros et le petit, sont noirs et translucides, les cheveux, fins, blancs et mousseux, comme faits d’une fumée. J’ai ri : Vous avez l’air de deux Africaines, toutes les deux. Mais je me sentais mal à l’aise. Les négatifs ressemblent à ces radios où on voit, en blanc, au milieu de la sombre fumée qui paraît nous remplir, ce qui restera de nous plus tard : les ossements des mâchoires ou de la colonne vertébrale. Et là, me suis-je dit, sur le négatif, ma tante Madeleine s’avançait vers nous comme une morte sortie de l’ombre. » (p. 38).
« Sortir de l’ombre » s’emploie généralement au figuré pour désigner quelqu’un qui cesse d’être anonyme : elle est sortie de l’ombre, elle est devenue célèbre. Ici, l’ombre est littérale et prophétique : les archives familiales garderont le secret de Madeleine.
J’ai beaucoup comparé Une façon d’aimer au projet flaubertien ; il faut relativiser cette comparaison. Une façon d’aimer est un projet plus ou moins littéral. L’Éducation sentimentale de Flaubert est un titre ironique qui procède par antiphrase. En d’autres termes, le récit ne fait pas ce que son titre dit car quand bien même il y aurait éducation – du temps passe et les personnages se retrouvent au seuil de la vieillesse – cette éducation n’est en rien sentimentale. L’Éducation sentimentale est donc un titre à fois elliptique et ironique : mystifiant. L’ironie, c’est précisément que le lecteur ne le comprend qu’après avoir perdu son temps, le temps de sa lecture, après coup, c’est-à-dire une fois qu’il a compris qu’il ne se passe rien dans l’ordre du récit. Temps de lecture et temps du récit sont donc tous les deux décevants. Le titre dit lui-même l’ironie du rapport au temps. C’est tout l’inverse dans Une façon d’aimer qui accompagne avec bienveillance les personnages et leurs intrigues. Nulle ironie ici. Une façon d’aimer est un titre qui dit ce qu’il fait. C’est vrai que du point de vue du récit, Une façon d’aimer est décevant et Madeleine n’est pas aventureuse. Mais cette déception que les lecteurs pourront ressentir est peut-être une façon bienveillante de respecter le secret d’une vie et de ne pas l’oublier, de lui rendre hommage malgré l’absence (qui sait qui était vraiment Madeleine ?) et le révolu (le regard rétrospectif de la narratrice sur sa tante qui n’est plus). Jamais Madeleine, dans sa complexité opaque, ne sera vraiment atteinte. Madeleine, femme spéculaire, est inatteignable. La photographie reste énigmatique. Nulle certitude au terme de l’enquête sinon le précipité des événements et la déception de ce qui se dérobe, pour la narratrice comme pour le lecteur : le récit de la vie de Madeleine n’est pas la vie de Madeleine elle-même. C’est ce que dit d’ailleurs en un sens la chanson de Brel fredonnée par Guy : « ce soir, j’attends Madeleine ». Une fois cette absence constatée, que reste-t-il à faire sinon à démentir Sophie ?
« Je me suis souvenue d’une formule que j’avais lue quelque part, chez un écrivain japonais ; il définissait le secret comme une chose qui manque absolument aux animaux, qui n’existe que chez les hommes.
Sophie a bu une gorgée de tisane. Elle a dit : D’une certaine manière, ma mère est l’héroïne d’un roman que personne n’écrira. » (p. 41).
Une façon d’aimer de Dominique Barbéris est un livre dédié à son père qui a vécu en Afrique et qui est mort il y a 3 ans.
Quelques citations pour finir :
« En 58, d’après ce que j’ai lu, les « événements » s’accéléraient. Le processus annoncé par de Gaulle dans son discours de Brazzaville était en cours. Il devait mener à l’indépendance du Cameroun, le 1er janvier 60. Il y avait des troubles dans le pays. Ahidjo, le premier président africain, avait formé un gouvernement d’union nationale avec le soutien de la France, mais ce gouvernement était contesté par les indépendantistes de l’UPC qui ne voulaient aucun compromis avec la puissance coloniale. On disait qu’ils étaient soutenus par les communistes. Leurs leaders avaient pris le maquis. Il y avait des révoltes dans le pays Bamiléké, le pays Bassa, en Sanaga-Maritime. Il y avait aussi une répression et, côté africain, des milliers de morts dont on n’a rien su. » (p. 13-14).
« Malgré la robe élégante de Madeleine, sa silhouette de gravure de mode, les cocotiers si exotiques, la photo a un charme mélancolique. Peut-être à cause des ombres. Ce sont les ombres longues du soir. Il paraît que le soir, la ville se remplissait de cris d’oiseaux, de battements d’ailes, et des cris des enfants qui sortaient des crèches et des écoles. Ils couraient et sautaient dans les flaques. Il faisait très chaud. Une chaleur de cocotte-minute. Douala est sous le quatrième parallèle, proche de l’Équateur. On voyait rarement le soleil. Le ciel restait couvert, gris, et humide, terni par une humidité de serre. » (p. 14).
« Je me dis que ma tante Madeleine, avec ses cheveux blancs épais frisés par une mise en plis – elle n’a jamais changé de coiffure, ne les a jamais teints –, ses jupes grises ou marine de longueur « raisonnable » – comme on disait dans ma famille –, son élégance datée, discrète et un peu provinciale, est restée toute sa vie une femme de l’après-guerre. Dans sa bibliothèque, elle conservait toutes sortes de romans anciens, des romans des années cinquante, des Goncourt d’autrefois. Il y a des modes aussi pour les livres. » (p. 20).
« Les phrases de grand-mère :
Vous serez jolies plus tard avec cette tête-là.
Le mariage est une loterie.
les poires « véreuses », la cave obscure et poussiéreuse où on allait se cacher pour lire les vieux Paris Match, leurs publicités pour le savon Lux, le déodorant Rexona (Tu sais pourquoi Roland s’éloigne de toi ?),
les photos de « Jackie » à Dallas dans son tailleur taché de sang,
Onassis et La Callas en villégiature sur le lac de Garde,
Liz Taylor embrassant Richard Burton dans Cléopâtre. « Il a une tête d’alcoolique, disait grand-mère. À mon avis, Liz Taylor n’a pas fait une grosse affaire. Il paraît qu’elle l’a épousé, qu’elle a divorcé, qu’elle était bien débarrassée et qu’elle est allée se remarier avec lui. Faut-il être sotte ! » (p. 31).
« En reposant la photo, j’ai fait tomber le négatif. Les valeurs y sont inversées : les deux visages, le gros et le petit, sont noirs et translucides, les cheveux, fins, blancs et mousseux, comme faits d’une fumée. J’ai ri : Vous avez l’air de deux Africaines, toutes les deux. Mais je me sentais mal à l’aise. Les négatifs ressemblent à ces radios où on voit, en blanc, au milieu de la sombre fumée qui paraît nous remplir, ce qui restera de nous plus tard : les ossements des mâchoires ou de la colonne vertébrale. Et là, me suis-je dit, sur le négatif, ma tante Madeleine s’avançait vers nous comme une morte sortie de l’ombre. » (p. 38).
Dominique Barbéris, Une façon d’aimer, Gallimard, août 2023, 197 pages, 19,50 euros