« Mavel meurt », dès la deuxième ligne de Musique adorable : Chabrier malgré lui de Didier da Silva. Dans ce milieu artistique qui ne lui réussit qu'à moitié, Mavel meurt depuis 53 ans. Les demi-succès, les échecs réels, la syphilis qu'il a contracté à trente ans et qui le ronge peu à peu, la solitude, la « déveine » pèsent sur lui. Il est pourtant aussi un immense musicien et un très grand compositeur. Dans son dernier livre publié aux éditions MF, Didier da Silva dessine la vie d'artiste légère mais triste, joyeuse mais terne du pianiste virtuose et compositeur Emmanuel Chabrier (1841-1894).
La musique de Chabrier exerça une forte influence sur la génération musicale du début du XXe siècle et notamment sur Maurice Ravel. Musique adorable s'offre alors comme un contrepoint au Ravel de Jean Echenoz, à ce détail près, mais il est de taille, que Chabrier n'est pas Ravel, mais Mavel. Didier da Silva n'utilise que ce petit surnom adorable que lui a donné sa nourrice et dans lequel réside toutes les contradictions de la vie de ce musicien, employé du ministère de l'Intérieur et fils de bonne famille auvergnate, qui échoue à une lettre près du génie. S’il semble n'y avoir alors rien de romanesque dans la vie de Chabrier, le Mavel de Didier da Silva est pleinement un personnage de roman, à la fois pathétique et brillant, génial malgré lui.
A 53 ans, donc quand Ravel part pour l'Amérique, Mavel s'éteint. Depuis cette mort inaugurale, Didier da Silva écrit la vie de Mavel en 38 courts chapitres – de 2 à 4 pages chacun, écrits uniquement en belle page, 38 souffles encore, comme 38 vagues – la mer ayant été la grande expérience sensible de sa vie, chaque vague recouvrant la précédente, comme 38 chants cousus les uns à la suite des autres. Chaque chapitre débute en effet sur la page précisément là où le précédent s'est interrompu.
Le texte de Didier da Silva est une œuvre plastique et musicale, à la fois précise et fluide, acide et tendre. L'écriture biographique de l'auteur s'adosse aux extraits, en italique, de la correspondance d'Emmanuel Chabrier. Ensemble ils forment une polyphonie de ce petit drame bourgeois, un mélange de bons mots et d'ironie, de lyrisme et de mélancolie. Da Silva se coule dans la prose de Chabrier et dans le style dix-neuvième, rebondit et répond, comme deux instrumentistes jouant la même partition.
Cette vie, Emmanuel Chabrier la passe à tenter de faire carrière, espérer un grand succès, aspirer au génie. Il admire plus que tout le très grand Wagner et s’effondre en larmes à la représentation de Tristan à Bayreuth. Il semble écrasé par le poids du discours qui construit l'élite artistique et désigne la figure du génie comme un être à part, créateur unique dont le récit de la vie est organisé entièrement au service d'une œuvre. Et le Mavel de da Silva n'est pas un génie. Il n'est pas non plus un artiste maudit, et encore moins un raté. Il y a de ces trois figures ensemble dans le texte de da Silva qui joue sur ces clichés pour retracer la carrière musicale et la vie de ce musicien accompli, « modestement prodigieux », novateur, à la carrière remarquable mais qui restera toujours comme inaboutie. Mavel patauge dans le petit milieu artistique parisien où l'on croise Verlaine, Manet, Saint Saëns, Fauré, Mallarmé. Il tente de se faire un nom lui aussi. « Passager clandestin, fantôme de l'opéra, il ne fait pas parti de l'orchestre » dit Da Silva. Il demeure finalement incapable de rejoindre « l'inaccessible foule des heureux du monde ». Le personnage Mavel est un inéluctable figurant.
C'est que le Mavel de da Silva est un bourgeois bonhomme, un « bon gros garçon », et « la vie navrante d'un petit rentier n'émeut pas la postérité ». Chabrier n'étant d'aucune complaisance avec lui-même, da Silva abonde en son sens dès la première page. S’il y a du génie en lui, il est constamment grêlé et corrompu, et chaque effort lyrique du texte de da Silva retombe en pointe acide. L'auteur balance ainsi chaque phrase entre le portrait acerbe d'un être somme toute médiocre et l'éloge d'une créativité musicale d'une rare puissance.
Décidément, ce bon bourgeois est porté par une immense soif de vie, à la recherche de la « musique la plus vivante » et la plus joyeuse. Les lettres qu'il écrit en grand nombre en sont la preuve. Elles illustrent aussi un grand talent d'écriture bien qu'il s'en défende. « Ce n'est vraiment pas un littéraire, même si ses lettres prouvent le contraire » écrit da Silva, ou bien encore « le livret de ses rêves, il était de force à l'écrire lui-même ». Il est vrai qu'on lit avec plaisir ses lettres, notamment celles où il rend compte de son grand émoi, de son « coup de foudre », la découverte de la mer. « C'est inouï ce que j'éprouve sur les bords de la mer » dit-il ainsi. À lire Didier da Silva, il semble que toute la musique est là pour Chabrier, « théâtre total » qui accompagne les chapitres de Musique adorable : « la mer se voit autant qu'elle s'écoute et se pose là comme théâtre total ; en fait d'expérience immersive, on ne trouvera rien de plus littéral ». La mer serait l'antidote ultime au poison wagnérien qui semble peser sur Mavel et sa créativité, à la maladie qui dérègle tous ses sens et le diminue, le renferme dans sa maison de La Membrolle, petit bourg à quelques distances de Tours, où dit-il, en terme d'expérience, il n'y a rien.
À suivre da Silva, et on le suit volontiers, on se prend de tendresse pour celui qui disait de lui « je crois que je suis un brave et sincère artiste » et qui voulait « que ce soit beau partout ». « C'est de la musique je le crois » : une affirmation simple et sensible dans laquelle s'évanouissent les figures du génie et du figurant. Car malgré tout, malgré lui, ce bourgeois syphilitique enchante dès qu'il s'agit de musique, jusqu'au dernier instant, sa première à l'Opéra de Paris, final d'une très grande beauté, couronnement triste d'une carrière.
Didier da Silva, Musique adorable : Chabrier malgré lui, éditions MF, janvier 2024, 128 pages, 16 €