Le sonnet et la mort entretiennent un commerce ancien et une longue histoire commune. C'est cette histoire que prolonge, avec une rare puissance et une très grande beauté, le recueil de la poétesse américaine Diane Seuss, frank : sonnets, qui paraît aux éditions Le Castor Astral. On ne peut que saluer, après la traduction en 2022 de la poétesse Anne Sexton, le travail de Sabine Huynh dont la nouvelle traduction rend compte avec force de cette écriture vertigineuse qui traverse soixante années d'histoire de l’Amérique. Salué entre autres par le prix Pulitzer en 2022, frank : sonnets, paru en 2021 aux éditions Graywolf, est le cinquième recueil de Diane Seuss, née en 1956 dans le Michigan, et le premier traduit en français. Les 128 sonnets qui le composent retracent une vie mouvementée, blessée, marquée par la perte. Chaque sonnet est alors pour Seuss un fragment à partir duquel se construit patiemment une danse avec la mort.
« j'ai croisé un homme un mourant et j'ai dit moi aussi. »
Les 128 sonnets du recueil constituent une mémoire et un autoportrait. L'ensemble se structure en une série de séquences narratives : l'enfance rurale dans le Michigan et la mort du père, les années 1970 à New York dans le milieu artistique et poétique, la toxicomanie de son fils Dylan, le décès d'un ami proche, Mikel, victime du Sida. Pourtant quelque chose toujours échappe à la narration et demeure au centre du travail poétique de Diane Seuss comme un abîme impossible à maîtriser. Sonnets, séquences et recueil construisent un récit fragmenté qui exprime la difficulté à tenir le sens de cette histoire de la violence, à contrôler un passé et négocier avec la souffrance qui reste marquée dans le corps même de la femme qui écrit. Chaque souvenir, chaque sensation, chaque proposition se présente comme la possibilité d'une blessure nouvelle, une erreur fatale.
Oui, j'ai rencontré chacun d'entre eux, les ai fréquentés, en voyait certains,
Richard Hell, Lou Reed, Basquiat, Warhol, Burroughs, Kenneth Koch, et tout
ça m'a donné l'impression que j'étais invisible, ou baisée, salement baisée,
baisée par un client qui refuse de payer ou qui laisse pas de pourboire, c'était
pas frappant, pas littéraire, pas excitant, j'espère que ça t'excite pas, leur haine
des femmes, incontestable, donnait parfois lieu à de vrais bleus, la plupart
du temps à des ricanements, mais jamais à leurs yeux rencontrant les tiens,
Frank : sonnets dessine une vie que la violence, le sexisme, la souffrance, l'addiction, la marginalité et plus encore la mort traversent de part en part. À ce titre, le recueil de Diane Seuss est une grande danse macabre.
« le problème avec la douceur c'est la mort. Le problème / avec tout c'est la mort. »
Au centre exact du recueil, les larges poèmes 64 et 65 séparent le livre en deux. Sonnets élargis, il faut déplier la double page pour suivre les longs vers autour desquels se construit le récit. La première partie du recueil s'élabore alors comme une véritable passion. Les humiliations et les douleurs du corps tendent à un récit mystique où le corps exposé à la blessure est un Christ souffrant. Les porcs, agneaux et cerfs auxquels s'identifie la locutrice sont tour à tour mis à mort : « le sort des petits survivants : vendus, domestiqués, élevés / pour l'abattoir ». Chez Seuss, cette violence est une assignation de genre, en faire l'histoire est une appropriation pour retourner par l'écriture le pouvoir des hommes sur le corps des femmes. La poétesse sacrifiée traverse la mort et renaît : la deuxième partie du recueil, plus apaisée, apparaît comme une mise à distance. C'est le moment pour faire revenir les morts et prononcer enfin leur éloge funèbre. Peut-être a-t-il fallu justement traverser à nouveau ce chemin pour construire le tombeau de l'ami défunt, depuis si longtemps laissé en suspens.
« je choisis bien les melons et la tâche de faire revivre les morts me convient ».
frank
Les poèmes de Diane Seuss se placent sous le signe de frank et c'est la figure du poète Frank O'hara (décédé en 1966) qui ouvre et referme le recueil. L'écriture de Diane Seuss porte à son tour une attention et une insistance à écrire le quotidien et l'intime dans l'instantané de la conversation. La poésie de Seuss est adressée à un tu qu'elle invite au poème pour faire résonner dans la relation une multiplicité de voix et de présences fantômes : « vois- / tu comme je m'obstine à te parler des fleurs alors que je veux te décrire la pluie ». Cette polyphonie porte aussi sur l'assemblage par l'autrice de matériaux externes : citations de poèmes et de chansons, extraits de conversations avec un ami ou son fils, souvenirs des paroles du père ou de la mère. La plupart des emprunts de l'autrice étant référencés à la fin du livre, Diane Seuss construit un texte littéralement collectif moyen peut-être pour tenir à une écriture plus franche et plus directe du réel.
Je suis un peu comme Frank O'Hara mais sans le joli
nez et le pénis et l’École de New York et Larry
Rivers. Acheté un billet à la journée au Cap Désappointement
en pensant très fort à cette longue descente entre le phare
et la mer. J'ai songé à me rendre à l'Ocean
Medical Center pour des examens mais comment expliquer
cette recherche effrénée de beauté ou de soulagement ?
Le frank du titre donc c'est aussi la franchise avec laquelle la poétesse se livre sur la souffrance vécue depuis l'enfance pour dire la blessure que la société fait vivre dans le corps des femmes et des marginaux et « exposer au grand jour l'intimité / de leur chair ». La poésie de Diane Seuss n'est pas un baume, elle ouvre et expose un corps blessé, éventré et déchiré : les violences sexistes et les violences sexuelles, les avortements, les douleurs de la solitude et de la drogue. « blesser : le seul verbe que je connaissais » écrit-elle à propos de son arrivée à New York. Diane Seuss ne veut rien épargner ni personne et l'ensemble du recueil apparaît comme un combat mené avec la souffrance et la solitude. Charge à la poésie, au travail de la langue de transformer cette souffrance, de relever de la mort. Chaque vers alors, chaque sonnet, recommence la vie, relance la danse de mort et de vie, ouvre la plaie, laisse la chair à vif, s'offre chez Seuss comme une pastille de contre mort. Et si l'on souffre aussi à lire avec Seuss, on rit aussi beaucoup avec elle à la rejoindre depuis le lieu de solitude d'où elle écrit.
« je suce tant de pastilles pour la gorge que mon pipi est mentholé »
Cette chair à vif que travaille l'écriture s'oriente vers une quête à laquelle se destine la locutrice. La vie est recherche de beauté et de soulagement, faim de matière. Les poèmes de Seuss rêvent d'un toucher et d'un contact au monde, rêvent de ce possible comme se noyer dans la physis, appartenir à un monde vivant. Son écriture, précise-t-elle, se porte « à la recherche d'une définition simple du Sublime. / Dans laquelle je pourrais vraiment planter les dents, quelque chose / de coriace, comme la viande d'un animal. » Il y a dans l'écriture de Diane Seuss une forme de devenir animal, de se fondre dans une animalité non domestiquée, appartenant à une autre dimension, comme le sont les oiseaux qui peuplent le recueil.
« le chardonneret libre vient se régaler de chardons en mai
et se perche et tisse et chante son épuisement politique »
sonnets
Le sonnet apparaît alors dans la poésie de Diane Seuss comme la forme capable de percer une voie d'accès au monde pour en extraire la matière de vie. Cellule individuelle ou cercueil, le sonnet est un outil démocratique, toujours égal à lui même, dans lequel tous les souvenirs sont projetés. « Un sonnet n'est / qu'un cadre dans un long ruban de celluloïd dont la plus grande / partie finira sur le sol de la pièce où l'on découpe ». Unité d'une narration fragmentée, le sonnet fait tenir dans sa compacité un épisode bref autour duquel l'autrice travaille, environnée du silence dans lequel s'estompe chaque vers. La force du sonnet est de donner à l'écriture le pouvoir de maîtriser la souffrance. À son échelle, la forme sonnet est un outil de domestication de la mort.
La contrainte alors est une liberté. Et chaque sonnet apparaît isolément comme une expérience particulière où l'autrice explore les potentialités de la mécanique à sa disposition. Chaque sonnet a son propre rythme, sa propre voix et son propre ton, son propre réseau d'images et de connexions. Chaque vers s'élabore en tension entre la métrique et le rythme conversationnel sur lequel est construit le recueil pour ouvrir le sens à donner à la mémoire. La traduction de Sabine Huynh est ici à souligner qui rend le mince film qui sépare l'urgence de l'écriture et la légèreté de la conversation, la fragilité de l'énoncé et la force d'un désir. La contrainte de la forme guide l'écriture dans ce chemin pour accéder au monde et rejoindre cet effort de « s'affranchir de la signification, / s'extirper du pull figuratif qui démange, corps, seins, vulve, / petite grotte de l'utérus, clitoris, désirer, toucher, jouir, j'ai joui / avant de connaître le sens du mot jouir ». Il y a finalement chez Seuss dans le désir poétique un fluide qui dépasse le simple langage et que seule la poésie serait capable de faire circuler entre tous, comme les images éparses circulent dans l'espace du sonnet.
Il mangeait des oranges vertes il avait embrassé tous ses amis en guise d'au revoir j'ai baisé malgré moi des lèvres qui ont baisé les lèvres de Frank baisé de mon plein gré des lèvres qui ont baisé celles de Howard sur son lit de mort baisé avec plaisir celles qui ont baisé celles qui ont baisé celles de Basquiat je connais un homme qui a dit avoir baisé des lèvres qui ont baisé celles qui ont baisé celles qui ont baisé celles qui ont baisé celles de Whitman qui dira m'avoir baisée qui dira avoir baisé quelqu'un qui m'a baisée ou avoir baisé un tel qui a baisé un tel qui a baisé un tel qui m'a baisée.
Dans la poésie de Diane Seuss, l'urgence à dire est une nécessité toujours recommencée dans les quatorze lignes du sonnet, pour tenir la mort à la fois proche et distante. Car, dit-elle, « la mort n'existe pas dans la poésie. Le silence peut avaler un vers après la césure / mais ce n'est pas la mort ». Et chaque vers revient de ce silence comme un chant sans cesse renouvelé offert aux morts et à la cruauté des vivants. La poésie de Diane Seuss est une technique qui vise un effet comme construire un monde et chaque sonnet tente d'embrasser la forme monde, d'embrasser la mort.
« le sonnet est une mère ».
Diane Seuss, frank : sonnets, traduction par Sabine Hyunh, Le Castor Astral, février 2024, 139 pages, 17 euros