Comment explorer les interrogations sur la multiplication actuelle et si riche des collections de poche sans partir à la rencontre d’un libraire ? David Rey, libraire indépendant de l’Est parisien, à la tête avec Quentin Schoëvaërt, d’Atout Livre, une des librairies phares de la capitale, s’est prêté au jeu des questions de Collateral sur la manière dont les librairies concevaient leurs achats de poche ainsi que la façon dont les poches constituaient leur fonds. Un grand entretien qui révèle, avec force, une conception aussi aiguë que vive des collections de poche.
Ma première question voudrait porter sur la manière dont vous concevez, commercialement et économiquement, les collections de poche et comment, en tant que libraire, vous choisissez de les valoriser au sein d’une production qui obéit désormais au régime de surproduction. Parmi les succès, toutes collections confondues, de 2023, figurent notamment les sorties poches de valeurs sûres, déjà couronnées de succès en grand format comme Le Grand monde de Pierre Lemaître d’une part, ou de premiers romans comme Blizzard de Marie Vingtras d’autre part. Comment vendez-vous les livres de poche ? Quelle stratégie adoptez-vous pour valoriser cette seconde édition : les valorisez-vous en fonction de leur édition première en grand format ? Êtes-vous ainsi sensible, par exemple, aux efforts éditoriaux qui, comme Verdier avec Giani Stuparich, livrent directement en poche des inédits ? Ou comme « Souterrains » pour les Editions du sous-sol adjoignent préfaces ou postfaces inédites d’écrivains reconnus comme Emmanuel Carrère ?
Le poche constitue l’aspect le plus important de la librairie, c’est-à-dire le fonds, qui fait l’identité, je dirais même pompeusement l’âme de l’endroit.
C’est vrai dans tous les rayons, ça l’est encore plus en littérature, où le fonds est majoritairement au format poche.
En cela, le format poche révèle nos orientations éditoriales, nos zones d’intérêt, mais nous sert aussi d’indicateur, un peu comme certains insectes aquatiques indiquent la qualité d’un cours d’eau : si les rayons des grands formats sont soumis aux aléas de la presse, de leur promotion, de la temporalité des rentrées littéraires, et donc à une part de hasard, un rayon poche qui ne se maintient pas nous indique qu’on fait mal notre travail, celui de suivi du fonds.
C’est comme ça que j’envisage le format poche au premier abord, comme un marqueur économique et un révélateur de la cohérence de la librairie.
Ensuite, nous vendons les poches comme on vend tout autre livre, la grande différence se fait en revanche dans notre façon de les acheter.
D’une part, on possède les historiques de vente des grands formats, donc on a une idée de ce qui s’est vendu, ce qui permet dans un sens d’élaguer cette surproduction de grands formats, en sabrant les quantités en poche des ouvrages qui avaient finalement peu d’intérêt.
A contrario, la sortie poche d’un titre qu’on a mal vendu hélas en grand format pour des questions triviales de prix trop élevé, de vilaine couverture ou que sais-je, peut-être l’occasion d’offrir au texte une seconde existence, plus longue et au lectorat plus étendu.
Ça c’est l’aspect « confortable » de la sortie poche pour le libraire, la prise de risque est moindre.
Quant aux nouvelles initiatives éditoriales concernant ce secteur, vous citez très à propos l’inédit de Stuparich chez Verdier poche et la collection Souterrains, on ne peut pas ne pas trouver ça stimulant.
On n’a jamais rien inventé de plus moderne que le format poche, et pourtant, on continue à le moderniser. C’est formidable.
Une des raisons expliquant le succès évident des collections poche renvoie à la situation économique du lectorat et à la situation conjoncturelle : le contexte d’inflation qui secoue la France en dépit des dénégations macronistes. Avez-vous, en tant que libraire, observé un report des achats en raison du contexte inflationniste même si votre librairie, située au cœur du 12e arrondissement, opère au sein d’une clientèle plutôt privilégiée, comme dans un nombre grandissant d’arrondissements parisiens ? Conseillez-vous ainsi, en tant que libraire, plutôt une édition de poche quand bien même vous avez en rayon l’édition grand format : cela participe-t-il selon vous de l’effort de démocratisation des poches ? Observez-vous un report des achats en poche, notamment de classiques pour lesquels les collections de poche sont un indéniable vecteur de patrimonialisation ou de redécouverte comme la réédition remarquable de Monique Wittig dans la « Double » de Minuit ?
Cette inflation est effectivement réelle, on peut même chiffrer son impact sur les ventes.
Le rayon poche, en littérature, est le seul à croitre sur les dix dernières années, alors qu’on assiste à une stagnation des ventes en grand formats, suivie d’une baisse manifeste si j’occulte l’année 2020, où les librairies ont été considérées comme « commerces essentiels » et sont devenues de fait les seuls lieux culturels autorisés à recevoir du public, au détriment des musées, des cinémas et théâtres. On peut légitimement se poser la question du sens de tout ça, mais c’est une autre histoire et ne boudons pas notre plaisir, ce fut une année faste.
S’ensuivent en 2022 une guerre en Ukraine, une inflation galopante, une baisse du pouvoir d’achat démentielle et une « pénurie » de papier, qui s’avèrera être purement spéculative et qui entrainera une hausse des prix du livre, parfois sévère sur les grands formats, mais plus légère sur le poche.
Dans ce contexte, et même dans un quartier plutôt aisé d’un point de vue socio-économique, on va effectivement mettre le format poche de plus en plus en avant, et conserver à la rigueur un exemplaire du grand format quand le texte sera paru au format poche.
On mesure aussi cet appétit pour le format poche aux réels succès des mises en avant, ou opérations des collections de poche. Vous citez à raison la collection double de Minuit, qui à l’occasion de ses 50 ans d’existence en 2023 a bénéficié d’une opération commerciale à grande échelle dans toutes les librairies, opération couronnée d’un franc succès.
Les collections de poche répondent d’une économie spécifique, extrêmement concurrentielle et violente comme le sont par exemple une variété de collections poches spécifiques comme les collections parascolaires. La politique des prix est extrêmement basse, les coûts et les tirages initiaux élevés, le tout le plus souvent assortie d’une PLV (publicité sur lieu de vente, ndlr) extrêmement agressive : comment un libraire se retrouve-t-il dans cette stratégie ? Quel est son intérêt économique ? Peut-il faire des poches un outil pour attirer des clients qui, ensuite, iraient vers des grands formats ?
Je parlais des opérations commerciales des éditeurs, précédemment. Alors évidemment, vendre un grand format rapporte plus que de vendre un poche, c’est platement mathématique.
Par contre, je sais pertinemment qu’il y a des opérations que je ne dois pas manquer parce qu’elles marchent du tonnerre.
Par exemple, Picquier Poche, je sais très bien que j’ai beau la répéter quasiment tous les ans, ce sera un carton. Idem avec l’Imaginaire.
C’est la même chose pour les prix Nobel. Quand c’est Tomas Tranströmer, c’est très bien, un illustre inconnu qu’on (re)découvre, sa poésie est remarquable, tout comme son autobiographie, mais l’intérêt pour nous est sensiblement réduit. Quand c’est Annie Ernaux, on salue d’abord une décision forte et nécessaire des jurés du Nobel, mais en plus, on se frotte les mains, on inonde une table de Folio et on sait que ça partira.
Quant à la question d’attirer un acheteur de poche vers le grand format, je dois dire que je ne me la pose pas trop, les lecteurs achètent tous les formats.
L’enjeu des librairies c’est surtout d’amener les 15-25 ans en librairie, et en cela l’enjeu stratégique c’est celui du rayon jeunesse et de ses libraires.
Un libraire jeunesse doit former des futures générations de lecteurs. On n’est pas libraire jeunesse parce qu’on « aime » les bambins, ça c’est un mensonge. On fait ce métier pour prescrire et éveiller, parce que c’est de ça que dépend l’avenir de la lecture.
Depuis quelques années, les maisons d’édition indépendante se lancent à leur tour dans des collections de poche, comme par exemple la récente « Chaki » chez Anamosa qui propose en poche des grands formats en seconde édition. Comment, en tant que libraire, accompagnez-vous l'édition indépendante dans ce choix commercial ? Comment constituez-vous vos tables en librairie en fonction de cette nouvelle donne éditoriale ?
En tant que libraires indépendants, on est forcément sensibles au travail de l’édition indépendante. Beaucoup de maisons se sont effectivement lancées dans les collections de poche. Certaines avec intelligence, on a parlé de Verdier, vous parlez de Chaki, je pense aussi au formidable travail des éditions de l’Antilope et de leur très belle collections l’Antilopoche, d’autres avec des résultats plus erratiques, graphiquement ou en termes de contenu. On assiste à un embellissement du poche, qui devient un objet habillé, marketé, souvent à l’image des éditions loufoques anglo-saxonnes. C’est un peu trompeur, en cela que ce qui est noble dans le format poche c’est la négation justement de l’objet au bénéfice du texte.
Notre travail consiste donc à juguler cet enthousiasme qu’ont les éditeurs pour ce nouveau format qui n’a rien de bien nouveau. On doit proposer des initiatives qu’on estime intéressantes (en cela qu’elles peuvent intéresser notre clientèle), on doit aussi se méfier de l’écueil qui consisterait à toujours montrer par sympathie, par copinage, les mêmes catalogues « à la mode » qu’on voit partout.
C’est foncièrement ça le problème, c’est finalement tout faire pour éviter d’en arriver à avoir tous les mêmes tables dans toutes les librairies, en cédant à des effets de mode.
Ce qui serait finalement la résurgence d’une banalité crasse, et ça c’est dommage, non ?
Enfin ma dernière question voudrait porter sur la stratégie commerciale que vous adoptez pour valoriser les poches au regard de ce qui depuis quelques années a envahi les librairies, à savoir les collections d’inédits, souvent courts, directement sortis en format poche. Verdier, pionnier en la matière avec la Petite Jaune, propose ainsi régulièrement des textes d’intervention mais aussi bien « Libelle » au Seuil ou encore même si ce ne sont pas matériellement des livres mais plutôt techniquement des fascicules, « Tracts » chez Gallimard. Comment, en tant que libraire, concevez-vous ainsi ce qu’on appelle ces « livres de caisse », souvent à bas prix, par rapport aux collections poches ? Enfin, que faites-vous de collections comme « L’Imaginaire » chez Gallimard qui réédite en poche des textes rares : la considérez-vous comme une collection poche ?
La fonction de ces collections (La petite jaune, Tracts, Libelle), c’est de poser des mots sur l’actualité.
Ca a été effectivement initié par la petite jaune de Verdier, on se souvient tous de Prendre dates de Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron, qui avait inauguré la collection en 2015 au lendemain des attentats. Ce sera ensuite Tracts chez Gallimard, suivi de Libelle au Seuil.
On peut difficilement les classer autrement qu’à la caisse tant ils sont justement lié à une actualité immédiate, et constituent finalement des tribunes en prise avec l’actualité, avec plus ou moins de brio car tout le monde n’est hélas pas Mathieu Riboulet. En cela ces fascicules ne sont aucunement constitutifs d’un fonds, et embrassent l’éphémère de leur condition, cet espace qui leur est dévolu change constamment, tant les problèmes du contemporain se font nombreux.
Quant à l’Imaginaire de Gallimard, là on touche au patrimonial. On voit y d’ailleurs apparaître des titres épuisés étrangement en folio depuis des lustres, je pense récemment à la réédition de Pedro Lemebel, Je tremble, Ô, matador. « L’Imaginaire », c’est toujours la possibilité de découvrir des textes rares à moins de 13€, donc c’est presque plus que du poche, c’est l’« hyperpoche », une collection qui englobe tout ce qu’on a évoqué dans cet entretien : des textes accessibles sans fioritures à un prix raisonnable, constitutifs d’une histoire littéraire.
La libraire Atout Livre est ouverte du lundi au samedi de 10h à 20h
203 bis avenue Daumesnil
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