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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

D’une émission « littéraire » sur la francophonie




L’appréciation de Lydie Moudileno, le 16 février 2018, sur la célébration de la francophonie, n’a pas pris une ride : « Chaque année, lors de la journée du 20 mars, on est ainsi sommé de se souvenir que l'on  " partage" une langue avec d'autres nations et d'autres peuples. On danse, on chante, on récite de la poésie, on révise sa grammaire et on recompte ses pays membres, tout en retraçant avec fierté la géographie des pays de la planète où la langue dite de Molière a laissé sa marque postcoloniale ».


Le plus, cette année, c’est que la célébration vient plus tôt à la faveur du 19ème sommet de la francophonie qui se tient en France à la Cité internationale de la langue à Villers-Cotterêts et donc bien avant le mois de mars. Le président de la République n’a pas été avare de sa rhétorique maîtrisée sur le sujet aussi bien avec les étudiants à Ouagadougou en novembre 2017 que lors de l’inauguration de la Cité internationale : « La langue française a son point d'équilibre quelque part entre Kinshasa et Brazzaville, bien plus qu'entre Paris et Montauban. Cette langue française a dépassé l'Hexagone, elle a parcouru le monde entier et elle est ce qui nous unit […] Il y a bien longtemps que la langue française n'est plus uniquement française. Elle est autant, voire davantage, africaine que française. »

Est-il possible de parler de « francophonie » en toute « neutralité » sans tenir compte dans le débat de la Françafrique [la complaisance de la francophonie institutionnelle vis-à-vis de régimes africains, l’essai de Thomas Deltombe en donne une image décoiffante], de l’aide aux pays du Sud [quels sont les vrais enjeux stratégiques de la France], de la place du français en Afrique [avec la charge habituelle contre l’anglophonie, la disparition des instituts français, etc.], de la quasi absence de la transmission de créations et de savoirs « francophones » dans l’enseignement en France avec la mise à l’écart des écrivains francophones dans la formation ?


Ce mercredi 2 octobre, « La Grande Librairie » offrait son émission dans l’enceinte même de la Cité internationale à Villers-Cotterêts. Le panel des invités est toujours intéressant : Alain Mabanckou, romancier franco-congolais, Barbara Cassin, philologue et académicienne, Atiq Rahimi, écrivain et réalisateur franco-afghan, Shumona Sinha, romancière franco-indienne, Lisette Lombé, artiste et poète belge, Mireille Huchon, professeur émérite et J.M.G. Le Clezio. Les livres de certains d’entre eux, vus rapidement à l’écran à la fin, ont zappé Lisette Lombé qui a pourtant ébloui par sa performance d’un de ses poèmes, « Feuille blanche » (On peut apprécier ses performances en regardant des vidéos) ; on rappellera plus tard dans l’émission qu’elle a reçu le titre de Poète national de Belgique pour 2024 et 2025. 



Lisette Lombé (c) Furgallàe


Lorsque l’animateur demande à chacun des participants un seul mot qui, pour lui, lui vient à l’esprit pour la langue française, Lisette Lombé répond « langue de feu » et Alain Mabanckou, qui a choisi le mot « Colère », ajoute tout de suite après qu’il faut abolir la distinction entre littérature française et littérature francophone, ce que personne ne semble contester mais que l’offre du plateau contredit. Aucun  écrivain français à l’exception de deux représentantes éminentes de la langue française, Barbara Cassin et Mireille Huchon. Cette dernière était chargée de rappeler l’édit de Villers-Cotterêts, ce qu’elle a fait, très économiquement, en citant deux noms, L-S. Senghor et Onésime Reclus. On entendra aussi MC Solaar.


Arrêtons-nous sur cette distinction entre écrivains francophones et écrivains français qu’il faudrait abolir, dit-on, puisque tous écrivent dans la même langue. Ce qui est d’ailleurs à démontrer. Dans l’intention voilée des partisans de l’anti-distinction : faire disparaître un peu plus ces écrivains en faisant disparaître un qualifiant qui les distingue. Or on sait très bien que l’appellation « écrivains francophones » ne désigne pas tous les écrivains usant de la langue française comme langue de création. Certains ont été immédiatement intégrés dans le grand corpus de la littérature française – Henri Michaux, Marguerite Yourcenar, Samuel Beckett par exemple ; ainsi la libraire française de Londres, La Page, Isabelle Claret-Lemarchand choisit comme écrivain francophone, Nancy Huston dans le reportage qui lui est consacré – quand d’autres font de timides apparitions dans les programmes et les manuels, le plus souvent comme scansion exotique. 



Aussi est-il utile d’avancer une distinction de la distinction !... Car les  « francophonies littéraires » ou les œuvres littéraires en langue française désignent une réalité littéraire d’une complexité extrême. On peut distinguer les francophones qui le sont devenus par leur histoire individuelle ou celle de leur société et les « francophones » des anciennes colonies ou des exilés de pays dominés. On ne percevra pas de la même façon un Gaston Miron, un Agustin Gomez-Arcos ou un Milan Kundera, ou un écrivain des « francophonies des Suds » : Yambo Ouologuem, Aimé Césaire, Kateb Yacine, Maryse Condé ou Ananda Devi ; et, associés à eux les exilés des dominations des Suds qui choisissent la France comme résidence et sa langue, redimensionnée dans l’espace de leur propre culture, comme langue d’expression littéraire. 


Remarquons, dans l’émission, que la mort et la patine du temps permettent deux encarts consacrés à des grands classiques : le premier regroupe cinq d’entre eux auxquels on a posé la question : « pourquoi avoir écrit en français ? » Répondent Jorge Semprun, Milan Kundera, Tahar Ben Jelloun, Andrée Chedid et François Cheng. On appréciera le choix de quatre sur cinq qui ne sont pas des « héritiers » post-coloniaux… et d’ailleurs Atiq Rahimi sur le plateau, avec la faculté qu’il a de glisser sur les questions qui fâchent, précisera qu’il a la chance de ne pas être d’un pays ayant été colonisé par la France…

Le 2ème encart arrive beaucoup plus tard dans l’émission avec la question de ce que le français représente pour eux : quatre réponses sont sélectionnées : de Kateb Yacine, L-S. Senghor, Aimé Césaire et Maryse Condé dont Augustin Trapenard reprend au vol sa phrase « aller au-delà de la langue pour trouver sa langue ».

Si les premiers ont leur place dans les cursus de formation en France, les seconds flirtent plutôt avec l’invisibilité… 


Nombreux sont les écrivains dits francophones qui revendiquent la distinction au nom d’une histoire différente de celle de la littérature française, parfois convergente, souvent divergente et qui mérite une étude particulière. Intégrer ces écrivains dans les lectures hexagonales, en culture générale pour tous ou en culture approfondie, c’est affronter une Histoire littéraire de la France qui ne fasse pas l’impasse sur son rapport au monde, que ce rapport ait été conflictuel ou plus apaisé. Moins catégorique que d’autres mais tout aussi incisif, Sami Tchack, en 2002, dans la postface de Désir d’Afrique de Boniface Mongo-Mboussa, écrivait à propos des écrivains africains mais ici aussi la remarque pourrait être élargie aux autres ensembles littéraires postcoloniaux : « La littérature africaine (…) emprunte comme des chemins clandestins où chacun pourrait être le maître du moment sans forcément représenter grand-chose dans le concert mondial des littératures. Cette situation durable, structure, au-delà des ambiguïtés établies entre les colonisateurs et les colonisés, les rapports entre les auteurs africains d’une part, et les éditeurs, les critiques littéraires et les libraires, d’autre part.[…] Et quel impact une littérature réduite à la clandestinité peut-elle avoir sur l’évolution des idées et des littératures ? […] qui peuvent-elles influencer, puisque, dans n’importe quel coin du monde, on peut écrire en les ignorant ? » 

Ces littératures véhiculent-elles trop de conflits sur le passé ? Ahmadou Kourouma remarquait: « Nous écrivons une littérature d’une mauvaise conscience, la littérature de la mauvaise conscience de l’Occident et de la France ».


On ne peut nier certaines incitations périphériques,  mais il n’y a pas de reconnaissance pérenne. Ces auteurs ne surgissent dans les médias qu’à la faveur d’événements socio-politiques particuliers : la guerre civile en Algérie, le séisme en Haïti, la mort de Césaire… En problématisant l’approche, on peut tenter de comprendre cette relative invisibilité et permettre à ces œuvres d’être sollicitées pour leur portée esthétique plus que pour leur portée sociologique, sans négliger néanmoins l’apport anthropologique qu’elles offrent pour la connaissance de cultures et de sociétés différentes. On peut rappeler la formule forte et connue de l’écrivain algérien, Kateb Yacine, « le français est notre butin de guerre » ou les propos de Dany Laferrière : il a « épousé » le français sans réticence quand, au Québec, il l’a découvert comme une langue dominée. 


Tout écrivain est celui qui domine sa langue d’expression différente, même quand le français est sa langue dite maternelle, de la langue qu’il crée. Or, les écrivains francophones ont accompli un travail d’appropriation passionnant. Edouard Glissant à la question qui lui a été posée, dans Le Monde du 17 mars 2006 : « êtes-vous un écrivain francophone ? », a répondu : 

« Je suis partisan du multilinguisme en écriture, la langue qu’on écrit fréquente toutes les autres. C’est-à-dire que j’écris en présence de toutes les langues du monde, y compris celles que je ne comprends pas, simplement par affinité. C’est une donnée nouvelle de la littérature contemporaine, de la sensibilité actuelle : fabriquer son langage à partir de tant de langages qui nous sont proposés, par imprégnation, et par la télévision, les conférences, les musiques du monde, poèmes islandais ou chants africains. Non pas un galimatias, mais une présence profonde, et peut-être cachée, de ces langues dans votre langue ».



Edouard Glissant (c) DR


On comprend que l’écrivain refuse une étiquette, surtout lorsqu’elle est discriminante comme c’est le cas de « francophone » vs « français » Ce n’est pas le refus de l’appellation qui supprimera le problème qu’elle pose. C’est cette discrimination qu’il faudrait supprimer. 


Il faut les intégrer pleinement si l’on conçoit la lecture comme porteuse de questionnements approfondis sur le rapport essentiellement culturel qu’est l’élaboration d’une langue littéraire. 

Dans l’émission du 2 octobre, pas un mot n’a été dit sur la particularité esthétique des quatre écrivains invités, ni sur l’intérêt de tel ou tel sujet qu’ils choisissent de traiter. Cela n’aurait pas été inintéressant de donner quelques minutes à chacun et, par exemple, sur le dernier Mabanckou consacré à Angela Davis. Ils n’étaient là que comme porte-parole de « l’universalité » de la langue française… C’était déjà le sujet que traitait Antoine de Rivarol, le 3 juin 1784, qui lui a assuré son influence et sa notoriété.


Seule, la performance de Lisette Lombé a permis d’entendre son originalité créatrice.  Ces écrivains ont une place intéressante parce que complexe dans le champ littéraire français (à cause de la langue) et international (grâce au pays qu’ils représentent). Ils appartiennent à une communauté de référence, celle de leur origine à laquelle ils ne renoncent pas quel que soit leur choix résidentiel et à laquelle les agents de transmission ne renoncent pas non plus puisqu’ils les désignent toujours comme « franco-quelque chose » : les premières pages des Identités meurtrières d’Amin Maalouf sont éloquentes à ce sujet. Ils appartiennent aussi à une communauté de transition lorsqu’ils s’exportent, dans des échanges internationaux – en dehors donc de leur pays et de la France –, sur la base de leur langue d’écriture… ce qui permet d’entonner des hymnes à l’universalité de la langue française,  mais de constater aussi de réelles rencontres et convergences entre différents créateurs. Enfin, au hasard des salons des livres ou autres rencontres comme une émission littéraire, on peut parler d’une communauté de circonstance et de circulation, selon telle ou telle manifestation culturelle : dans ce cas, il serait plus exact de parler de « tribu ». On voit ainsi cette « tribu » composée, selon l’actualité du pays qu’ils représentent et les disponibilités des uns et des autres, d’un Tunisien, d’un Congolais, d’un Haïtien, d’un Martiniquais, d’une Mauricienne, d’un Algérien, etc. Peu importe leur appartenance ou non à la « communauté nationale », la leur ou la française. C’est l’exemple de l’émission du 2 octobre 2024 : un franco-congolais, un franco-afghan, une franco-belge, une franco-indienne et le… franco-mauricien (mais non qualifié comme tel), Le Clezio. Pourtant, chacun d’eux a une démarche créative spécifique. Le champ littéraire francophone, parce que transnational pourrait être une force d’ébranlement du centre décideur hexagonal. 






Les écrivains francophones sont à la fois écrivains de l’ancrage – dont les mots-clefs seraient racine, polarisation identitaire –, et écrivains du déplacement – dont les mots-clefs seraient intranquillité, nomadisme. Ils ne peuvent échapper à l’Histoire dont ils sont, en partie, le produit : dans cette Histoire, le pays qu’ils représentent est périphérique dans le grand concert orchestré par l’Europe et les Etats-Unis. Nombreux sont ceux qui, dans et par leur écriture, tentent d’échapper à l’âpre histoire des dominations, pour s’affirmer comme individu(e) créateur(rice) migrant(e), dans le gommage d’un ancrage unique. Ils oscillent entre deux « centres », celui attaché à la notion de « métropole » récusée par la décolonisation mais à laquelle ils se heurtent sans cesse sans pouvoir l’effacer (dans un mouvement centrifuge de déviation) et celui de la culture liée à une reconquête historique (dans un mouvement centripète vers l’autre centre, se heurtant au refus de ce « centre-là » de les reconnaître par une mise à l’écart institutionnelle et idéologique). Aussi ces écrivains n’ont pas une position définitivement déterminée mais des positionnements qui peuvent aller d’un centre à l’autre selon les séquences de leurs parcours, de leurs résidences avec choix, contraintes et réceptions. 


 « Au commencement » – il n’y a pas si longtemps –, étaient les francophones invisibles, immédiatement intégrés à la littérature française (Ionesco, Beckett, Elsa Triolet) et les francophones visibles et marginalisés, la formule désignant alors exclusivement les écrivains des colonies. L’extension du phénomène a progressivement obligé à re-situer les invisibles – en leur restituant leur origine – mais sans avoir à les déplacer car ils étaient déjà dans les dispositifs de transmission ; et à mieux prendre en considération les autres. Le processus est lent car ces autres entraient en langue française et en création par la violence des thématiques et des usages linguistiques. 


Si les écrivains francophones introduisaient d’autres « musiques » de la langue, ils imposaient aussi une autre vision de la France – coloniale –, qui n’était pas « recevable » et ils laissent voir aussi aujourd’hui les plis masqués et hégémoniques de la mondialisation. Il ne fait pas de doute qu’entre les francophones des colonies ou ex-colonies et les autres, il y a la même distance qu’entre l’importun et l’invité, entre une francophonie explosive et une francophilie déclarée, entre une francophonie critique et une francophilie intégratrice. Ce rapport à la pluralité linguistique est difficile à intérioriser en France car, comme l’écrit Achille Mbembé : « Le plus grand obstacle au développement de la langue française est le narcissisme culturel français. Le français a toujours été pensé en relation avec une géographie imaginaire qui faisait de la France le centre du monde ». 


En 2018, dans une tribune, Françoise Vergès évoquait « les habits usés de la francophonie ». Le texte conclusif de J.M.G. Le Clezio de l’émission du 2 octobre 2024 était une magnifique introduction à une autre manière d’approcher, de comprendre et de savourer ces langues françaises dans des œuvres littéraires venues de différents points du globe. Après avoir prononcé l’éloge sensible et poétique de son rapport à la langue française, lui « l’îlien », « la langue française, mon seul pays (…) le seul lieu où j’habite » ;  il a poursuivi en étoilant la force de la langue dégagée d’une crispation identitaire hexagonale. Il a affirmé alors cette langue comme « langue métisse » et a insisté : « c’est parce qu’elle est métisse que la langue française est si belle et si forte » et accumulé les qualifiants pour ancrer son idée : elle est « changeante », « nouvelle », inventée », « vivante », « mutante ». Il finit sur son souhait profond : « je voudrais tant que la langue française soit la langue de la liberté, de l’espoir, qu’elle renonce à ses pouvoirs et à son or ». Plus loin encore qu’elle soit « la terre d’asile de tous ceux que l’ère industrielle menace ».


Mais, pour célébrer l’universalité de la langue française, ce 2 octobre, l’Ukraine n’a pas été oubliée, permettant d’effacer aussi quand on parle de « francophonie » les « fantômes de la colonisation » : une jeune ukrainienne, Yuliana, a lu la première et dernière strophe des « Regrets » de Joachim du Bellay,  « Heureux qui comme Ulysse… » permettant de rappeler la découverte de sa tombe enfouie dans Notre Dame de Paris.


Est-il inconvenant de rappeler un autre écrivain francophone, Elias Sanbar, franco-palestinien, qui a non seulement écrit des œuvres littéraires mais qui, par ses traductions, a fait connaître aux « francophones » du monde, l’immense poète Mahmoud Darwich : « Darwich aura ainsi été l’homme qui, par le miracle de son poème, a permis à son peuple d’effectuer la traversée de l’infiniment petit vers l’infiniment grand, de la petite nation à la grande et il restera, à ce titre, celui qui aura redonné la visibilité culturelle aux siens. La Palestine est bien entendu présente partout dans son œuvre. Mais il s’est battu durant, sans jamais mettre son « drapeau dans sa poche », pour qu’on le considérât comme poète et Palestinien, « poète de Palestine », non comme « poète palestinien », ainsi qu’on le présentait, comme si la poésie était question de passeport, de nationalité. 

Il aima la vie, sa terre, sa langue et, beaucoup, ses amis ».


Plus sérieusement et moins « idéologiquement », on pourrait conclure par la recommandation de Pierre Bourdieu dans Choses dites : « Pour lire adéquatement une œuvre dans la singularité de sa textualité, il faut la lire consciemment dans son intertextualité, c’est-à-dire à travers le système des écarts par lesquels elle se situe dans l’espace d’œuvres contemporaines ». 


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