Nous allons parler d'une curieuse disparition. Lorsque les Gilets jaunes occupaient en nombre les ronds-points et les grands axes parisiens, l'autocritique des médias s'immiscait timidement au sein d'organes de presse reconnus. Elle avait déjà pointé le bout de son nez lors de l'élection présidentielle de 2017, et l'intensification d'attaques, parfois physiques à l'encontre de journalistes, rendait cette fois plus urgente sa présence. Aujourd'hui, alors qu'une critique argumentée examine le rôle des médias dans l'ascension du Rassemblement National, ou encore dans la mise en place d'un gouvernement sans légitimité démocratique, la belle Auto-critique, ni dans les tribunes, ni dans les colloques ne se trouve. A peine, entendrez vous son nom qu'elle aura déjà disparu. On ne feint même plus sa présence fantomatique, selon le mode ironique : « ah! ah ! nous devrions faire nous aussi notre autocritique, il faut bien reconnaître que... »
Quelques indices permettraient de vérifier si elle est cependant passée par chez nous sans que nous nous en apercevions. A commencer par les décalages temporels. Par exemple, l'absence de retards entre la perception d'un phénomène et sa prise en compte par les organes de presse. On sait que l'intérêt pour les violences policières et l'emploi de cette expression à la une a été bien tardif. A présent, on attend le moment où « coup de force d'Emmanuel Macron », ou coup démocratique ne seront plus placés entre guillemets.
Cette absence d'une introspection est d'autant plus inquiétante que l'échec politique de la majorité est aussi un échec cuisant du journalisme politique. Ce sont des formations et des candidats dénigrés ou dévalorisés sur les antennes qui se sont retrouvés élus, même en dehors des triangulaires. Et pourtant, le spectacle tordu continue de plus belle. Pour employer une expression en vogue, c'est le culot des médias de faire comme si tout allait encore de soi, de ne même pas se regarder le médium.
Cette disparition de l'autocritique pose en premier lieu la question de l'efficacité de la critique externe, c'est-à-dire de la critique des médias. Il y a parfois effectivement de quoi la faire fuir, l'autocritique. Une perspective trop généralisante ne l'atteint pas. La faute aux médias, les « merdias », elle connaît tout cela par cœur. La plongée dans le système Bolloré, ce n'est pas forcément pour elle.
Quant à une critique trop ciblée, qui s'intéresserait par exemple au cadrage obsessionnel des chroniques politiques des matinales, elle serait vite perçue comme une simple attaque ad hominem.
Reste la critique de professionnels de la critique médiatique. Mais elle reste sans surprise, ses canaux vieillissent même un peu. A vrai dire, Auto-critique n'écoute plus trop depuis belle lurette.
Alors, il nous faut mieux la comprendre, et peut-être l'aider, même si on nous dira facilement que tout devrait venir d'elle.
Quelque chose ne semble pas assez clair dans ce que la critique externe formule sur le compte de la presse. Lorsque la nomination du gouvernement Barnier est présentée comme un événement courant par un média, comment qualifier l'attitude dudit média ? On ne peut pas dire qu'il s'agisse d'un mensonge destiné à nous tromper. Il y a peut être des vérités cachées mais c'est surtout la présentation des vérités plus ou moins visibles qui pose problème. L'analyse est donc plutôt tentée de diagnostiquer un autre type d'attitude : présenter les travers du système médiatique comme le résultat d'actes inconscients. Certaines pratiques journalistiques amèneraient à conforter sans le savoir des points de vue situés. Il y aurait des pratiques individuelles de professionnels, qui à leur insu, mèneraient à favoriser ce que parfois ils condamnent, comme par exemple les valeurs du Rassemblement National ; tout cela pourrait même procéder d'un inconscient collectif.
Dans un certain sens, l'approche est appropriée pour évoquer des résistances à l'introspection - la fuite de notre Auto-critique. Mais cela voudrait dire que la responsabilité serait très diffuse et que l'on ne sait pas trop ce que l'on fait. Jean-Paul Sartre dirait en parlant de ce recours trop précipité à l'inconscient qu'il y aurait « un mensonge sans menteur ».
C'est donc le moment d'avoir un peu raison avec l'auteur de l'Etre et le néant, qui en explorant la conduite de mauvaise foi, éliminait justement, et le mensonge et l'inconscient. Il s'agit de considérer une sorte de mensonge qui ne s'adresse plus aux autres pour les tromper mais qui est dirigé vers soi-même. Cette fois en toute connaissance de causes : la particularité de cette mauvaise foi, c'est qu'en permanence, elle « oscille entre cynisme et bonne foi ». Penchons-nous sur ce que nous avons eu sous les yeux ces derniers mois.
La suite immédiate de la victoire du Nouveau Front Populaire aux législatives a été une montée des sujets consacrés aux Jeux Olympiques. Les rédactions n'ont pas décidé d'adhérer volontairement à la parade vulgaire d'Emmanuel Macron, qui était de déclarer une trêve olympique. Ce serait le cynisme. Mais en accordant la priorité aux sujets sportifs, les rédactions sont persuadées de faire ce qui est nécessaire - et ce qui était prévu dans leur projet. C'est la bonne foi. Aussi, il ne s'agit pas, comme l'on pourrait l'analyser, d'un divertissement sciemment préparé pour offrir des jeux au peuple. Les jeux sont une distraction pour le système médiatique lui-même, comme le célèbre garçon de café de Sartre ou la jeune amoureuse s'oublient dans une certaine forme de distraction.
Par ailleurs, le philosophe montre que le mensonge que l'on s'auto-adresse peut aussi bien nous « masquer une vérité déplaisante », ou « présenter comme une vérité une erreur plaisante ». En rebondissant à partir de ce dernier cas, il est effectivement plus aisé pour un média d'épouser le « personne n'a gagné » présidentiel que de mener un bras de fer et de s'attarder sur ce qu'est un système de scrutin où une majorité relative emporte l'élection. Où le principe consiste à reconnaître la supériorité numérique des majorités formées par des coalitions a priori, et non a posteriori. Où le résultat du vote joue un rôle pacificateur, comme la lecture des pages d'Elias Canetti qui y sont consacrées dans Masse et puissance nous inviterait à le voir.
Ces trois derniers mois n'ont bien sûr pas été exempts d'articles plus sévères sur le caractère inédit de cette situation politique. Même s'il a été remarqué, encore une fois, qu'ils nous parvenaient avec autant de retard que la lumière de certaines galaxies. Seulement, la présence de ces approches critiques contribuent à entretenir l'illusion de bonne foi. On peut se dire que ce qui a été traité en page une sur le mode du cynisme sera rattrapé par la page six de bonne foi. Comme si l'on devait ne pas trop se décider sur ce qu'est la réalité, et qu'il fallait prolonger cette indécision. Ce que Sartre résume au sujet de la mauvaise foi, en évoquant une « résolution qu'elle prend de ne pas trop demander, de se tenir pour satisfaite quand elle sera mal persuadée, de forcer par ses décisions ses adhésions à des vérités incertaines ».
Aussi, l'attitude de mauvaise foi ne rend pas aveugle à ce qui arrive. Bien au contraire, « elle saisit des évidences... elle est d'avance résignée à ne pas être remplie par ces évidences, à ne pas être persuadée et transformée en bonne foi ». Le refus infantile d'apparaître le soir des élections pour reconnaître un échec électoral a été suivi de dérapages successifs, qu'il est possible de ne surtout pas relier entre eux. Ainsi, la séparation des pouvoirs a été remise en cause par des ministres toujours en exercice. Les ministres « démissionnaires » n'ont pas simplement géré les affaires courantes avec la retenue que suggère la Constitution. Le président de la commission des finances de l'Assemblée Nationale a été obligé de se déplacer physiquement pour réclamer les lettres de cadrages, etc. Et de fait, le vocabulaire du coup démocratique a été sans cesse circonscrit au domaine de « la gauche », qui seule lésée réclamerait son bon droit. Comme si les journalistes trahissaient leur projet rédactionnel en décrivant une anomalie concernant tous les électeurs. Les propos des rares personnalités issues de la droite comme Jean-Louis Debré ou Dominique de Villepin, traitées comme des entités à part, n'ont pas permis de montrer que le naufrage était généralisé. Pas plus que certains articles de la presse internationale.
On comprend alors que le retour de l'autocritique pourrait passer par la presse qui est la plus empêtrée dans la mauvaise foi, celle qui n'a pas encore cédé au cynisme et se complait dans sa bonne foi.
On commencera donc par attendre la disparition des guillemets ; un autre culot.