Comment décrire le jardin dévasté, dix heures du soir en été...À quoi bon vous dire le chaleur lourde d'avant la foudre ?La vie qui part, la terre qui s'ouvre, le feu aux poudres...Dans leurs regards, entre leurs mains, la fin de l'histoire...
Françoise Hardy – Dix heures du soir en été
Star, icône… mots si galvaudés, sauf pour cette femme d'un autre âge, tendre, yéyé mélancolique, torturée sentimentale, qui a hissé le spleen et la rose de Ronsard à une playlist d’anthologie. « La Grande », la surnommait Jacques Dutronc : au sens propre comme au figuré dans le carré VIP de la chanson française. En hommage à Françoise Hardy, un message personnel, une nouvelle pop fiction.
Les heures entre chien et loup, c’étaient les heures que la chanteuse préférait. Ces heures de milieu d’après-midi qu’elle passait réfugiée dans les toilettes des chambres d’hôtels, dans les salles de bains des suites selon l’ampleur des galas. Ces heures « faïence et carrelage » parfaites pour l’acoustique et la solitude. Assise sur le rebord d’une baignoire ou l’abattant d’un trône, les doigts collés aux cordes de sa guitare dans l’espoir d’extirper les prémices d’une mélodie, loin, si loin du ralenti des villes de province, de la frénésie des capitales. Ces heures qui n’hésitaient pas à sortir les dents, à lacérer ses pensées, ses sentiments. Heures à crever comme une chienne dans l’attente du loup, d’un signe de lui, d’un appel. Ce loup qu’elle voyait et qui la sonnait de moins en moins. Ce photographe de fiancé, la tête bouillante de culture et d’idées, traqueur de phénomènes pop, rock, yéyé, double syllabe synonyme de régression à ses oreilles, et qu’elle abhorrait. Ce globe- trotter boulimique de pays pour l’exclusivité d’un shooting. Cette chanteuse sédentaire qui vomissait les kilomètres des tournées mondiales sans compter les absences des tournages – quelle sinécure de faire l’actrice ; c’était fini, on ne l’y reprendrait plus ! Entre eux, une romance en pointillé. Espaces blancs de plus en plus creux, ponctués de retrouvailles express, points noirs de plus en plus épais.
À Londres, dans la suite Personnality du Savoy Hotel, la chanteuse grattait sa guitare sans inspiration, le regard perdu dans le bidet où ses bottes en anguille camel à bout carré calaient un cahier d’écolier grand format avec marge, qui recueillait des accords et des rimes, cahier du labeur maculé de ratures, cahier abandonné à la moindre alerte du téléphone. Au Savoy, le fil de l’appareil rejoignait avec difficulté l’entrée de la salle de bains old-fashioned avec ses parements d’ébène, ses sanitaires en marbre crème aux nervures émeraude, sa robinetterie plaquée or avec tritons cracheurs d’eau. La sonnerie du téléphone, invariable, ne différenciait pas les appels de la réception de ceux de l’extérieur.
Au Guarani Esplendor d’Asuncion, les communications internes se manifestaient par des notes vibratoires, celles de l’extérieur par une succession d’accords conçus par René Koering, élève de Boulez, adepte de Stockausen. Le compositeur avait donné rendez-vous à la jeune fille dans ce palace du Paraguay avec un projet d’avant- garde sous le bras. Une expérience qui réunissait des mélodies arabes, des claviers électroniques, la voix de la chanteuse traitée comme un instrument, le tout rythmé par les pulsations de son pouls transformées sur des écrans de télévision en images psychédéliques, éclaboussures de couleurs primaires avec détails du visage de l’idole : l’ourlet de ses lèvres, l’anguleux de ses pommettes, le battements de ses cils, la dilatation de ses pupilles et, en ombre chinoise, sa silhouette nue, longiligne, statique.
Le téléphone de la suite Personnality retentit enfin. La chanteuse bondit de la baignoire remplie de coussins, le bout carré de sa botte s’encastra dans le rebord du bidet, son pied gauche se tordit. Elle perdit l’équilibre, s’affala sur le marbre sans pitié, face au téléphone posé près de la porte sur la moquette blanc cassé en velours de laine et de soie. L’appareil sonnait, la narguait. Une douleur s’élança dans son genou. Sa main frôla le combiné. L’appareil se tut. Elle enrageait, maudissait sa chute. La sonnerie retentit à nouveau. Le désespoir amoureux rendait l’artiste superstitieuse, férue en vœux. Si c’était son fiancé, leur histoire se poursuivrait. Sinon, pour la dernière des sept récitals joués à guichet fermé au Savoy Theatre, elle se donnerait à cet acteur anglais, coqueluche du Swinging London, présent chaque soir au premier rang, fier de sa réputation de playboy, narguant les tabloïds qui l’avaient brocardé lors de la première avec, à son bras, la princesse Margaret, sosie tout sourire et toute rondeur d’Elizabeth Taylor. La vedette décrocha, déchanta quand le réceptionniste lui apprit que sa robe, bien arrivée de Paris, l’attendait au théâtre.
Au centre de la scène, entourée de quatre vigiles, mitraillettes en main, la robe baptisée par Paco Rabanne « Le supplice de Tantale offert aux croqueuses de diamants», après un périple en jet privé et fourgon blindé, reposait sur un mannequin de couture dans un nuage de plastique à bulles. Le show business exigeait la brillance, le spectaculaire. La chanteuse souffrait d’une carence de représentation. Taiseuse, elle rasait les murs dans une paire de ballerines, un pantalon cigarette, un pull shetland au col en V porté dans le dos pour dissimuler, dans le creux du cou, les traces d’un acné gratté, regratté jusqu’au sang à l’adolescence pendant des nuits de lecture. Hibou en compagnie de ses amis les plus fidèles, les livres.
Il lui arrivait, pour fuir la puissance creuse de la célébrité, de prendre un avion, s’envoler vers une capitale, s’enfermer dans la chambre d’un palace avec sa malle Louis Vuitton, conçue pour elle avec les royalties de son premier tube. « Âne mort aux lignes de vie » avait-elle surnommé son bagage astronomique plein de James, Faulkner, Wharton, Fitzgerald, Parker, Capote, Dickinson, Austeen, Shelley, Wilde et quelques polars de Christie pour parfaire son anglais. À Milan, le monogramme cuivre avait subjugué Delon et Girardot sur le tournage de Rocco et ses frères quand ils avaient vu débarquer Luchino Visconti et ses coffres LV. Initiales du prince cinéaste, fût-il communiste, pour les jeunes interprètes. Trappe prolo dans laquelle, avec la même candeur que les deux acteurs, la chanteuse serait tombée à pieds joints, elle, le vilain petit hibou au collier scarifié, victime des invectives de sa grand- mère maternelle depuis l’enfance. « Maigre comme un clou », « aimable comme une porte de prison », « raide comme la justice ». Broyée par son aïeule mais hissée au sommet du grand huit par sa mère qui échafaudait les plus folles ambitions pour « sa bâtarde » née à Paris en 1944, une nuit de bombardements dans une clinique au fond d’une impasse perpendiculaire à la rue des Martyrs. Fruit d’un adultère, rejeton d’un homme marié, homosexuel refoulé, trop présent depuis les trompettes de la renommée et leur flopée de questions qui cloîtraient la chanteuse dans les chambres de luxe. Comment ne pas s’assassiner dans la lumière des paillettes ? Comment soutenir l’idolâtrie des filles, clones en série de son look post- existentialiste ? Comment, sur scène et à la une des magazines, tenir la dragée haute aux garçons, assouvir leurs désirs enfouis ? Comment s’affranchir de ses consœurs, alouettes éblouies par leur reflet dans la lucarne magique, de leur blondeur bonbon, leur moue bulgare, leurs couettes de français moyen, alors que ses jambes, son tronc, ses bras, sa tête lui semblaient des trous d’ombre assemblés par un géniteur du dimanche ? Ce dédale d’interrogations qui virait à l’obsession les heures de désespoir, ne parvenait jamais à éteindre l’intuition de la chanteuse. Cette intuition, le seul germe de confiance auquel elle s’agrippait, lui apparaissait sous la forme d’un spermatozoïde qui se baladait parmi des ovules. Le lézard translucide frétillait, flairait son terrain de prédilection. Il piquait du nez dans une bulle, la pénétrait tout entier. L’angoisse de l’artiste s’apaisait, et la solution à ses tourments se révélait : pour exister dans la lumière, il fallait expérimenter l’étincelle du paradoxe, s’escamoter pour mieux impressionner, ensevelir son corps dans un linceul de luxe. Pour la première fois dans l’histoire du music-hall, n’être plus que mélodie, paroles et panoplie haute couture.
André Courrèges, le pape du Space Age, exulte à l’idée d’estampiller sa griffe sur une chanteuse de variété, bâtit la robe trapèze « Thérapie » en plastique blanc, avec visière et bottines assorties. Sur le tapis rouge de la Mostra de Venise, la chanteuse découvre un papier plié en quatre dans l’unique poche du vêtement : « Ma muse m’amuse ».
Yves Saint-Laurent, le prince sodomite, la rêve en voyou grand soir dans un smoking d’homme avec chemise à jabot et nœud Georges Sand. L’Opéra Garnier blêmit quand le garçon aux cheveux longs monte le grand escalier au bras d’Eugène Ionesco. Outre-Manche, le smoking agite le Savoy. Le théâtre s’extasie, mais l’hôtel interdit à la chanteuse l’accès de son restaurant pour port illicite du pantalon. Sur un claquement de doigts de la discrète, tous les invités à la première se retranchent dans sa suite. Dans les vapeurs d’alcool et les nuages de stupéfiants, les filles en Mary Quant portent des bandes de tissu en guise de jupe. La fente de leur popotin sourit sous la dentelle des culottes, se trémousse, s’échappe ou cède à la pression des doigts baladeurs.
Pour son troisième passage au Savoy, Paco Rabanne, le disciple de Michel de Nostredame, la transforme en Jeanne d’Arc dans un prototype de la collection « La protestation matérielle », une combinaison pattes d’éléphant de seize kilos en métal argenté avec ganses d’acier, zippée de l’entrejambe au ras du cou. La chanteuse se fige sous le poids de l’armure. Les refrains s’enchaînent ; l’entrejambe se détend. Madame Odette, première d’atelier de la Maison Rabanne, la guette dans les coulisses, resserre à l’entracte les mailles à coups de pinces et de tournevis. Dès le tombé de rideau, les musiciens soulèvent la vedette qui ne peut gravir les escaliers, l’enferment dans l’ascenseur de service. Les choristes récupèrent la sardine en boîte, la portent dans sa loge, la débarrassent du carcan. Les coutures des ganses en fil aluminium griffent ses épaules, ses bras, sa taille. Nouvelles scarifications du hibou. Un télégramme implore le grand couturier : « Sous les sunlights. Stop. Jeanne d’Arc suppliciée à Londres. Stop. HELP ».
Le Savoy, premier théâtre au monde illuminé par l’électricité, sans les feux de la rampe qui maquillent le pauvre en merveilleux, semblait compassé, asphyxié sous une couche de poussière. « Nellie, Nellie Melba » invoqua la chanteuse tel un mantra. En hommage à la soprano colorature, à l’agilité de ses vocalises, les cuisines de l’hôtel avait inventé la pêche Melba et, à l’heure du thé, le toast du même nom à cause d’une tartine trop brûlée, brisée en morceaux croustillants entre les doigts de la cantatrice. « La cantatrice », « Ophélie sans folie », « L’endive du twist » ; en France, la chanteuse aux murmures essuyait les quolibets. En Angleterre, pour son troisième triomphe, elle faisait la une du Times, photographiée par Charles Matton, légendée d’un « Toast of the Town » en capitales d’imprimerie. Elle songeait à quitter sa maison de disques, fonder sa propre édition musicale, ne plus être le jouet des compromissions commerciales des majors qui massacraient les arrangements et ses oreilles. Si elle se montrait à la hauteur de son ambition d’auteur-compositeur, si le courage l’escortait – Dieu qu’il était âpre de parvenir à bout et au bout de ses rêves –, elle baptiserait son label « Asparagus », ferait un pied de nez à ses détracteurs, assumerait son statut de liliacée de la chanson française.
Madame Odette avait, en avant-scène, posé sur linge blanc brodé aux initiales de Paco, des tenailles et des poinçons pour les retouches. La chanteuse attirée depuis son plus jeune âge par l’exercice du scalpel, pensa à la barbarie des instruments gynécologiques du XIXe siècle découverts dans des planches anatomiques à la British Library. Madame Odette avait libéré le vêtement du plastique, flaque diaphane au pied de la tenue la plus chère du monde : une minirobe métallique à manches longues constituée de mille plaquettes d’or reliées par cinq mille anneaux d’or fin, vingt-deux énormes diamants sertis sur l’encolure dont le central, le plus gros, avait appartenu à l‘empereur Rodolphe II d’Autriche. Portée avec une paire de ballerines recouvertes de poussière d’or avec lacets noués jusqu’à l’aine, la minirobe estimée à 12 057 700 francs, lourde de neuf kilos d’or, de trois cents carats de diamants, s’emparait des fastes du passé pour dénoncer les excès du futur, avec en figure de proue de la société de consommation, la Bardot de l’an 2000 selon Rabanne, vendeuse de millions de disques, spartiate au sommet des hit-parades. L’idéal de la mélancolie revendiqué par Dali, Jagger, Bowie, Dylan, fantasmée par Guy Peellaert en bikeuse Pop art sur un engin aux crocs de panthère dans Pravda la Surviveuse, la BD pour Hara-Kiri.
Le soir de la dernière, quand la chanteuse apparut bardée d’or pour son ultime rappel, une bourrasque s’abattit sur Londres. La Tamise fut parcourue d’un frisson face à la statue Art déco de Pierre de Savoie, figure dorée entourée de drapeaux à l’entrée du Savoy. L’Union Jack claqua, l’esprit de Nellie Melba s’électrisa, et l’idole yéyé reçut l’exaltation du public. En proie à cette folie, déferlantes orgasmiques, elle se sentit à l’apogée, sut qu’elle ne remonterait jamais sur scène, qu’elle abandonnait son fiancé, qu’elle allait s’ouvrir à la queue experte mais sans âme de l’acteur playboy, présent au premier rang. Elle avança de deux pas vers la fosse d’orchestre, aperçut les archers des violons suspendus dans les airs, et entonna a capella, pour ses adieux, Louis Aragon mis en musique par Georges Brassens : « Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson / Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare / Il n'y a pas d'amour heureux ».