J’avais presque 20 ans, j’ai arrêté de lire des romans. J’étais un liseur dévoreur, un ogre de livres mais je n’avais pas lu ceux qu’il fallait, ou presque pas, j’aimais les romans d’aventure, la science-fiction, les livres d’horreur, pas les classiques et d’un coup on me disait le roman est mort, le roman c’est fini depuis le Nouveau Roman. J’ai continué à lire mais je ne lisais plus de romans, je lisais de l’histoire, de la sociologie, de la politique. A la rigueur quelques polars. Je me spécialisais en histoire, dans ce domaine-là aussi je manquais de classiques, j’étais passé des Tout l’Univers hérités de mon père, des encyclopédies sur la Seconde Guerre mondiale de mon grand-oncle marseillais, je ne sais pas d’où il les tenait, d’un colporteur ou d’un abonnement type France Loisirs, aux manuels de prépa. Avant de comprendre qu’il y avait aussi de vraies œuvres, des livres écrits par des auteurs et autrices, des historiens et des historiennes. J’ai fait ma thèse, j’ai publié des articles dans des revues scientifiques, des revues prestigieuses fondées notamment par Pierre Bourdieu, par Marc Bloch et Lucien Febvre. Je me suis engagé dans de nouveaux chantiers de recherche, je suis passé du tourisme social et du mouvement ouvrier à une histoire française de la race, entendue comme une construction sociale et culturelle, avec toujours au cœur de mon travail la question des classes populaires.
J’avais presque 30 ans, ma mère était malade, allongée, elle lisait des romans. Ma copine, mes amis, en lisaient aussi. J’avais envie de partager, je me suis remis à lire. J’avais gardé le goût de la narration mais compris de mes années post bac que la langue, la structure et le rythme comptaient. Je me suis remis à lire et j’ai découvert Olivia Rosenthal, Maylis de Kerangal, Jakuta Alikavazovic, Alice Zeniter, Hélène Frappat, Hélène Gaudy, Laurent Binet, Tristan Garcia, Martine Sonnet. J’ai lu Que font les rennes après Noël ? et je me suis rendu compte qu’Olivia Rosenthal était partie d’entretiens, peut-être un peu comme j’avais fait pendant ma thèse. J’ai lu Naissance d’un pont et Maylis de Kerangal utilisait des termes techniques, du vocabulaire des chantiers et de la construction, et elle en faisait des phrases avec un souffle pas possible. J’ai lu Sombre dimanche et HHhH et ils partaient de l’histoire, j’ai lu Londres-Louxor et ça parlait d’une guerre encore toute proche, j’ai lu Atelier 62 et il y avait en alternance le monde ouvrier et les souvenirs d’enfance de l’autrice, de son père forgeron chez Renault. J’ai lu Mémoires de la jungle, où le narrateur est un singe, et j’ai aimé le travail sur la langue.
Il m’est venu l’envie d’écrire. C’était une envie artistique laissée de côté pendant les années d’études, dans un contexte où il y avait du chômage, où je voulais être certain de m’assurer un emploi stable. Je ne sais pas dessiner je ne sais pas peindre ni sculpter je ne joue d’aucun instrument de musique. Un moment je me suis dit je veux faire des films ou bien écrire des scénarios. J’ai vite compris, c’était tellement aléatoire, je risquais de travailler pendant des années sans avoir jamais la moindre chance. Un livre, c’est plus simple, ça coûte moins cher, on l’écrit, on l’envoie, on attend. Aux archives départementales des Bouches-du-Rhône j’étais tombé, au cours de mes recherches pour un article sur les proxénètes noirs à Marseille dans les années 1920, sur un dossier judiciaire qui me fascinait. Ce fait divers, j’ai d’abord imaginé le transformer en bande dessinée. Mais la dessinatrice à qui je l’ai proposé a décliné. Alors j’ai décidé d’en faire un roman, un texte hybride dans lequel s’entremêlaient fiction et archives. Les mêmes documents que j’avais utilisés, pour mes recherches, comme preuves et arguments, prenaient dans le roman une dimension d’étrangeté poétique. Ils faisaient surgir le passé non dans la démarche scientifique qui était la mienne en histoire, mais dans un but artistique.
Cette séparation stricte entre les deux démarches, historique et littéraire, elle est claire pour moi à partir du moment où je me mets à écrire des romans, en 2010. Dans un cas, je produis des travaux scientifiques, livres ou articles. Des règles (connaissance de la bibliographie, usage de notes afin de prouver chaque affirmation) me conduisent à des résultats, que des pairs (historiens et historiennes) peuvent évaluer, sur la base de procédures partagées. Je suis enseignant-chercheur, c’est-à-dire que je transmets également mes recherches par l’enseignement. Dans l’autre cas, je me situe dans l’espace de la production de littérature contemporaine française, selon des règles qui ne sont pas aussi strictement définies que celles du travail universitaire (je développe plus longuement ces éléments ici : PATTIEU Sylvain, « « Là est son gibier ». Achoppements théoriques et pratiques d’un historien écrivain », Le Mouvement Social, 2019/4 (n° 269-270), p. 85-100. DOI : 10.3917/lms.269.0085. URL : https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social1-2019-4-page-85.htm). Je m’attache à travailler l’écriture et notamment des questions de langue et de rythme qui peuvent être absentes de mes productions d’historien. Il y a néanmoins, dans ce secteur à la fois éditorial et artistique, une organisation et une hiérarchie, dans laquelle j’occupe une place plutôt mineure : mes ouvrages ne sont pas, pour le moment hélas, de grands succès publics et ils ne sont pas tellement repérés par la critique.
Il est évident que ce geste artistique est directement influencé par ma profession d’historien. En effet, si je ne me reconnais pas dans l’étiquette du « roman historique », il est indéniable que nombre de mes livres ont une dimension liée à l’histoire. Outre Le Bonheur pauvre rengaine, directement inspiré par des archives, j’ai écrit plusieurs ouvrages de non-fiction, dans lesquels je menais des enquêtes et partais de la parole recueillie au cours d’entretiens : celle des ouvriers de l’usine PSA-Aulnay en cours de fermeture (Avant de disparaître, chronique de PSA-Aulnay, Plein Jour, 2013), ou de femmes sans-papiers, manucures et coiffeuses (Beauté-Parade, Plein Jour, 2015). Une telle matière aurait pu être celle des sciences sociales. Mes romans de fiction comportent souvent une dimension historique. Et que celui qui a soif, vienne est un roman de pirates, Forêt-Furieuse un roman post-apocalyptique inspiré notamment par la « Guerre des Demoiselles », un mouvement social en Ariège au 19e siècle, et mon dernier roman, Une vie qui se cabre, est une uchronie avec comme point de départ le vote de la loi Lamine Gueye en 1946. Roman pleinement, il s’appuie pourtant sur toute une réflexion sur l’histoire contrefactuelle comme remise en cause des certitudes et des statu quo, sur l’histoire coloniale qui déconstruit les évidences impériales. L’histoire contamine donc sans conteste et sans vergogne mon travail d’écriture et j’en ai été conscient assez vite.
Ce que j’ai mis plus de temps à réaliser, ou à actualiser peut-être, c’est à quel point ma pratique d’écrivain pouvait modifier ma façon d’écrire l’histoire, contribuant à brouiller les strictes frontières que j’avais fixées. Elles sont brouillées sans l’être totalement, car je reste persuadé que mon activité historique et mon activité littéraire n’ont pas la même finalité et n’emploient pas les mêmes moyens. Pourtant, je dois bien reconnaître que, loin de la dispersion qu’on pourrait craindre, des aspirations convergentes les parcourent, donnent une cohérence à cette double besogne : une vision non misérabiliste des classes populaires, un certain élan vers la vie, le goût pour le pas de côté. Surtout, poussé par les directeurs de la collection « L’envers des faits », à la Découverte, Paul Pasquali et Fabien Truong, où j’ai publié mon dernier livre d’histoire (Panthères et pirates, des Afro-Américains entre lutte des classes et Black Power), je me suis appuyé sur l’élan littéraire venu de ma pratique de romancier pour mon activité d’historien. Il n’est ni révolutionnaire ni neuf de s’interroger sur la manière dont l’histoire est écrite ou devrait être écrite. En ce qui me concerne, en bon historien terre-à-terre, c’est dans la pratique que j’ai commencé à percevoir ces incursions littéraires en pays historique. Non pas dans le sens où la littérature et les sciences sociales pourraient se rapprocher, car elles restent chacune bien à leur place, mais plutôt sous forme d’échanges, de cadeaux, d’emprunts, de comptoirs plus ou moins durables : deux domaines distincts traversés, dans ma pratique, par un même souffle.
Dernier livre paru :
Sylvain Pattieu, Une vie qui se cabre, Flammarion, janvier 2024, 348 pages, 21,50 €