Evoquer la résonance contemporaine de Marguerite Duras, c’est immanquablement rencontrer le chemin riche et généreux de Colette Fellous. Si la romancière a pu directement en convoquer la présence amicale dans son très beau Le Petit foulard de Marguerite D., l’ensemble de son œuvre a su en recueillir et accueillir la résonance aimante. Pour Collateral, Colette Fellous qui vient de faire paraître Quelques fleurs revient sur ce qui la lie à Duras.
Comment avez-vous découvert Marguerite Duras ? Un livre ? Un film ? Une pièce de théâtre ? Ses entretiens ? Quel a été votre réaction après la « rencontre » avec cette écrivaine ?
J’ai découvert Marguerite Duras par la lecture d’Un barrage contre le Pacifique. J’avais dix-sept ans, l’âge qu’elle avait lorsqu’elle quitta le Vietnam, l’année où moi aussi je quittais la Tunisie. Je n’avais jamais lu aucun autre livre de cette façon, c’est-à-dire avec autant d’empathie. Je me retrouvais en Suzanne, sa mère était un peu la mienne, son frère Joseph ressemblait au mien, la moiteur de l’air je la connaissais par cœur, les enfants qui regardaient la folie de leur mère, c’était ma vie. L’escroquerie faite à la mère, je pouvais facilement la superposer à des escroqueries dont j’avais été témoin dans ma famille, le diamant de Monsieur Jo faisait étrangement écho à la bague de fiançailles de ma mère, sujet qui revenait régulièrement dans notre maison, elle allait nous sauver, on avait peur de la perdre, on la faisait expertiser mais on tombait toujours sur des ignorants, disait ma mère, elle valait sûrement beaucoup plus que ça, peut-être avait-elle un crapaud elle aussi je ne sais pas. L’envie soudain de danser, d’aimer et de braver tous les interdits, c’était mon corps. Et puis, la nature sauvage, les pieds nus, la mer partout, qui inonde, qui déborde, qu’on ne peut jamais oublier. Même Ramona faisait partie de ma vie, c’était la chanson de mon père quand il faisait la vaisselle en rentrant le dimanche soir, après avoir passé l’après-midi chez sa maîtresse et non pas au match de foot, comme il le disait à ma mère. Bref, j’étais physiquement à l’aise dans ce roman, je ne savais encore rien de celle qui l’avait écrit et surtout je ne pouvais pas encore voir que ce livre contenait tous ses autres livres, à venir. Marguerite Duras l’a écrit en 1950, l’année de ma naissance, ce détail bien des années plus tard, m’a beaucoup troublée. Elle avait un enfant tout petit pendant l’écriture, Outa, un enfant de Dyonis Mascolo, mais le roman est curieusement dédié à Robert Antelme, forme déjà d’un ballet à trois qu’elle n’aura jamais quitté, qu’elle aura mis en mots et développé musicalement dans ses livres bien après, de différentes façons. L’édition dans laquelle je l’avais lu était de 1958, je l’ai toujours. Quand j’ai rencontré Marguerite pour la première fois quelques années après, j’avais vingt-cinq ans c’était dans sa maison de Neauphle, en 1975. J’avais lu et aimé passionnément Le marin de Gibraltar, Les petits chevaux de Tarquinia, Le ravissement de Lol V.Stein, Détruire dit-elle, et le film India song venait de sortir. Elle m’a tout de suite été très proche, familière, elle ressemblait à ma mère, j’ai tout de suite aimé sa voix, son regard, son rire, elle était comme une jeune fille malgré son âge, autour de soixante, je me disais qu’elle était restée Suzanne. Je crois que ces premiers moments passés dans sa maison ont été le début d’un amour indéfectible pour elle, quelque chose de très puissant que je n’arrive toujours pas à m’expliquer. Je la trouvais unique, libre, radicale, drôle, elle disait et faisait ce qu’elle voulait, sans aucune contrainte.
Pourriez-vous me citer : le livre, le personnage, la phrase de Duras qui vous ont le plus marqué.e ? Pourquoi ces choix ?
Tous ses livres ont scandé ma vie, je les relis souvent, mais La vie matérielle est un de mes préférés même s’il reste un livre à part, puisqu’il est né de conversations avec Jérôme Beaujour, puis retravaillé par Marguerite Duras. On sait que Yann Andrea était présent à chaque séance. Il aura été le premier lecteur, peut-être s’adressait-elle aussi à lui, indirectement, comme elle savait si bien le faire dans ses livres. On regarde ensemble une scène, on invente la présence d’un tiers, on invente du coup l’autre et soi-même, on est l’un et l’autre, on est celui ou celle qu’on regarde, nos histoires sont toutes semblables, l’amour c’est ça, on ne sait plus qui est qui, comme dans Emily L.. Un vertige littéraire. C’était à Trouville, aux Roches Noires que ces conversations se sont déployées pour construire un véritable autoportrait. Yann Andrea Steiner est un des personnages qui m’intrigue le plus et que j’aime car il est au cœur du processus littéraire de Marguerite. Ce qu’elle voit elle le rend aussitôt livre. Sa vie n’est qu’écriture. L’histoire entre Yann Andrea et elle est d’une richesse éblouissante, dans la vie autant que dans les livres. Il est sa créature romanesque, son attente, son fils, son sauveur mais aussi son désespoir, son échec, sa solitude, tout à la fois. Surtout, ce qui l’aimante, c’est qu’il est son amant impossible et l’impossible aura toujours été sa recherche principale, le point de départ de tous ses livres. En cela, on peut dire qu’elle elle a rejoint sa mère qui aura passé une vie à croire qu’elle pouvait braver l’impossible et la violence de la mer en construisant des barrages qu’elle savait sans soute inutiles. Cette recherche effrénée de l’impossible, Marguerite enfant en a été témoin et jusqu’à la fin de sa vie, elle en aura souffert, elle en parlera jusqu’au bout, la folie de sa mère, les méfaits du colonialisme symbolisés par l’escroquerie des agents du cadastre qui avaient vendu à sa mère une terre qu’ils savaient être inondable.
Qu’est-ce qui vous fascine le plus chez elle ? Sa langue hyperbolique, anaphorique, ses silences ? Ses sujets atemporels qui reflètent, comme la parole du mythe, la mémoire à la fois collective et individuelle du XXe siècle ?
Sa voix me fascine autant que sa phrase et ses silences. On dirait qu’elle traverse tous les âges de sa vie en permanence et sur le chemin, elle ramasse des phrases, des scènes, des paysages venus de très loin pour se superposer au présent. Devant la mer de Trouville, elle retrouve le Pacifique, la Seine devient le Mékong, une soupe préparée à Neauphle fait revenir les parfums du marché de Sadec, toutes les robes sont une robe unique, celle de sa mère, elle se souvient de la trame du tissu, de sa couleur délavée à force d’être nettoyée et ce tissu devient texte, il aimante la mémoire, il se met à danser. Elle aura créé son propre mythe, de livre en livre, d’année en année. Elle n’a pas cherché à le faire, elle l’a fait simplement, suivant sa respiration. Elle s’est fabriqué une phrase ajustée à son corps, comme une robe. Sa phrase est son vêtement, elle ne le quittera jamais : « Même morte, j’écrirai encore » On peut en sourire, moi j’y crois, je relis ses livres, je réécoute sa voix, c’est toujours neuf.
La « modernité » de son écriture, celle qu’elle a nommée dans les années 1980 « écriture courante », impatiente de s’exprimer, au plus près de l’intention orale et de l’inspiration créatrice a-t-elle inspirée votre œuvre ?
Je ne crois pas qu’elle ait inspiré ma façon d’écrire mais je comprends charnellement son écriture, son urgence à dire, pour exprimer avec peu de mots une situation complexe. Il y a aussi cette question de l’exil dans lequel je me reconnais, peut-être parce que nous avons grandi toutes deux dans un rapport étrange à la langue française et que nous sommes parties de nos pays d’enfance à dix-sept ans. C’est notre seule langue mais les paysages autour étaient d’une autre langue, d’un autre pays. Je crois que cette expérience d’enfance donne pour toujours un rapport unique à la langue d’écriture, on se sent le droit de dire autrement les choses, cette liberté crée une écriture particulière, mais naturelle. Je comprends d’ailleurs qu’elle n’ait pas adhéré à la recherche des écrivains du Nouveau roman, ils s’efforçaient de raconter la réalité autrement mais leur langue était volontairement corsetée, même si leur projet était enthousiasmant et engagé. C’est tout le contraire qu’elle a recherché. Cette expression « écriture courante » le dit bien. Marguerite Duras est un écrivain à plein temps, sa voix ressemble à sa phrase écrite, sa vie et ses livres ne forment qu’un seul territoire, ses silences montrent qu’elle attend à chaque fois le mot juste qui est en elle et qui la devance. Elle ne se sert pas du langage, elle attend qu’il vienne à elle. Elle est presque comme traductrice d’elle-même, ce qui lui donne parfois des allures de Sphynge, mais c’est autre chose, un processus de création. Elle a la certitude que le langage lui appartient dans sa totalité, elle a confiance. Elle se sent chez elle dans la langue car c’est la seule chose qu’elle ne quittera pas, le seul lieu stable, un amant fidèle et merveilleux.
Duras encore ou on la confie à l’histoire littéraire ?
Duras, encore et toujours.
(Questionnaire par Simona Crippa/Propos recueillis par Johan Faerber)
Colette Fellous, Quelques fleurs, Gallimard, février 2024, 160 pages, 20 euros