Deux choses peuvent immédiatement interpeller lecteurs et lectrices même si elles adviennent dans une temporalité différente : le titre et la couverture du livre. Commençons par le titre : Premiers cris en gros caractères et plus bas, en beaucoup plus petit, le sous-titre : Les Mystères de la Néonatologie. Difficile de ne pas penser à la toile de Munch Le Cri ou encore à l’ouvrage de Janov, Le Cri Primal, publié en 1970. Mais ici, cri est au pluriel, Premiers Cris, non pas le premier cri qui atteste en partie, après l’accouchement, de la bonne santé du nouveau-né. De quels cris s’agit-il donc et pourquoi ne pas avoir utilisé les mots pleurs ou vagissements que l’on associe plus souvent aux nouveau-nés ? La violence est donc là dès ces cris au pluriel du titre, mais non sur la couverture, sur laquelle nous reviendrons. Car le sujet du livre de Clémentine Goldszal, grand reporter à M, Le Monde et critique littéraire à ELLE, ne porte pas sur les naissances sans histoires, mais, au contraire, sur celles qui déraillent parce qu’elles adviennent avant que le fœtus ne soit “à terme” amenant ainsi toute une série de graves complications voire de désastres. Ce premier livre relate les six mois que Goldszal a passé dans le service fort réputé de néonatologie et de réanimation de l’hôpital Necker Enfants-Malades à Paris. Le livre est ambitieux, percutant et on y apprend beaucoup, même si sa lecture est souvent éprouvante.
Conseil aux parents en attente de leur enfant : « Passez votre chemin » ou, si vous êtes téméraires : « Armez-vous contre les cauchemars et préparez-vous au combat ». La médicalisation de la grossesse et de la naissance étant de plus en plus poussée, pas un parent n’échappe à l’angoisse de la malformation du fœtus et des conséquences sur la vie de l’enfant et sur sa famille. A ce jour, environ 55 000 enfants naissent prématurés chaque année en France, ce qui représente, selon l’Inserm, 6,9% des grossesses. Il faut cependant différencier la nature de la prématurité puisque selon les semaines d’aménorrhée, elle est graduée de « prématuré tardif » à « très grand prématuré » et « extrême » avec d’autres catégories intermédiaires.
Clémentine Goldszal ne prétend pas écrire un essai sur la néonatalogie mais elle décrit son parcours dans le service, les rapports qu’elle tresse et entretient avec les docteurs, les infirmières et le personnel d’accompagnement et de ménage, ainsi qu’avec les familles. Dans l’avant-propos, elle évoque son expérience personnelle qui semble avoir déclenché ses questions sur notre méconnaissance du nouveau-né. Après une grossesse et un accouchement normaux, elle et son compagnon s’attendrissent devant les ronronnements de leur enfant qui émet des bruits « comme un chaton », sauf que ces couinements étaient, écrit-elle, « le signe, en néonatalogie, d’une détresse respiratoire ». Le nouveau-né communiquait mais ses parents ne pouvaient lire sa parole. En fait, on pourrait dire que le livre de Goldszal est organisé essentiellement autour de la question de la lisibilité. Lire les bébés prématurés quand ils sont dépourvus de parole, apprendre « à parler le nouveau-né » comme elle le formule, ce que fait l’équipe soignante et que les parents démunis tentent, plus difficilement.
La première qualité de ce témoignage est son dosage d’empathie car l’auteur parvient à la fois à transcrire la violence des situations pour les soignants, les enfants et les familles sans tomber dans le pathos ou le sentimentalisme. Le livre suit le processus de l’admission de l’enfant prématuré aux soins administrés en passant par le rapport à la famille et l’éventuelle sortie de l’enfant de l’hôpital, le « retour à la maison » quand bien même le bébé n’a, de fait, jamais intégré la maison et que l’hôpital a été son seul lieu de vie depuis sa naissance. Ce faisant, l’auteure émaille son récit de considérations sur la représentation du bébé ou du nourrisson dans la peinture ou au cinéma. Elle donne par ailleurs un aperçu très intéressant des avancées historiques dans le domaine de la recherche sur la grossesse et sur les naissances prématurées. Enfin, elle offre un aperçu des croyances et superstitions liées à la naissance, ainsi que des religions monothéistes sur le statut du nouveau-né. On sent bien le cheminement de la pensée de l’auteur mais c’est souvent le vécu, au gré des arrivées des cas – souvent extrêmes – dans le service, qui semble dicter l’ordre du texte et qui confère à ce dernier son caractère d’urgence.
Les questions, et elles sont nombreuses, que posent les soins promulgués aux prématurés sont évoquées. Citons les plus douloureuses d’un point de vue éthique et moral. A quel stade, à quelle semaine le fœtus passe-t-il du statut d’objet à celui de sujet ? Sauver un.e prématuré.e est-ce créer un.e handicappé.e et donc un fardeau pour la famille et la société ? Un avortement médical si votre enfant va naître avec une main manquante est-il aussi acceptable que s’il a une déficience beaucoup plus grave ? Comment tolérer cet acharnement à sauver les prématurés dans les pays occidentaux quand l’enfance banale est meurtrie dans de nombreux pays ? Elle interroge aussi la tendance à comparer le destin du nouveau-né à celui de la personne âgée qui lui semble « abusi[ve] » l’un étant ou ayant été doté de la parole, l’autre pas.
Goldszal ne prétend pas répondre à ces questions, et on ne peut le lui reprocher. Elle les pose limpidement, et c’est sans doute ce pourquoi lecteurs et lectrices pourront éprouver parfois une pointe de regret car elle nous donne l’envie de les approfondir. Au-delà, des champs de l’histoire, de l’art et de l’éthique, elle ne manque pas non plus d’élargir la question au politique. Elle établit ainsi une astucieuse analogie entre la situation désastreuse de l’Assistance Publique et la fragile vie du nouveau-né qui ne tiennent tous deux que grâce au personnel soignant.
Revenons un instant sur la couverture du livre réalisée par Nathanaëlle Herbelin. Il n’est aucunement question de remettre en question le talent de l’artiste, mais de discuter de l’adéquation de l’image au texte. Ce nouveau-né joufflu et rose, coiffé du petit bonnet typique en service maternité, ne ressemble en rien aux enfants meurtris et, à la fois souvent sauvés, par les soins décrits qu’ils reçoivent dans le livre. Certes, on imagine mal en couverture la photo d’une couveuse avec un enfant pesant un kilo et demi, au ventre gonflé et au teint nécrosé, mais on regrette ce choix trop lénifiant. Le titre à nouveau, Premiers cris, Les mystères de la néonatologie, cris et mystères au pluriel car il s’agit des cris du nouveau-né prématuré que l’on ne sait pas déchiffrer. Un des chapitres dont le titre est inspiré du serment d’Hippocrate s’intitule « Ne pas nuire » or la frontière est floue dans le traitement des prématurés. Les raisons d'être de ce livre, et les raisons de le lire tiennent à ces questions essentielles : le nouveau-né n’a de parole que celle que lui octroient par la connaissance et la science, les médecins et infirmières. Est-ce suffisant mais comment faire autrement ?
Clémentine Goldszal donne voix au nouveau-né prématuré et tente de combler le vide qui entoure sa fragile existence. Comme elle le dit dans une fort jolie formule : « l’impensé crée de l’impansé ». Il est urgent de se pencher sur la question des devenirs des nouveaux-nés prématurés et ce livre nous invite à y réfléchir.
Clémentine Goldszal, Premiers cris. Les Mystères de la néonatologie, Paris, Le Seuil, janvier 2025, 256 pages, 21,50 euros