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Photo du rédacteurDelphine Edy

Clément Kalsa et Julien Spanti : Une matrice pour « rejointer » le temps ? (Suture)





En découvrant ce beau livre à deux faces, publié aux éditions de Corlevour, on est immédiatement saisi.e par son graphisme troublant qui vient nous chercher au plus humain, trop humain de nous-même. À l’intérieur, on découvre deux trésors : une pièce de Clément Kalsa au titre kafkaïen, Château-Tyran, et une série d’œuvres/dessins de Julien Spanti intitulée Suture, qui dessine un chemin au cœur de notre humanité mise à nu. Le tout est accompagné d’une postface de Thomas Ostermeier, le directeur artistique de la Schaubühne. Il n'en faut pas plus pour que tous nos sens soient en alerte.

 

Comme il le raconte dans sa postface, Thomas Ostermeier découvre le travail graphique de Julien Spanti, peintre et dessinateur, au détour d’une galerie à Beaubourg, Hors Champs, dirigée par Bernard Pegeon et Hannibal Volkoff. Il est alors immédiatement saisi par la singularité de cette œuvre, habitée par le désir sourd de questionner notre (im)possibilité à être au monde. Dans son introduction, le critique d’art Pierre Lamalattie – lui-même peintre et romancier – revient sur la genèse de cette œuvre prolifique, qui se situe toujours sur l’arête entre artistique et politique, entre le désir de figurer le tragique humain et le découragement face au monde. L’artiste passe par une phase très noire, expérimentant, comme Hamlet, que the time is out of joint. C’est le dessin qui le sauve, et les œuvres présentées dans le livre en sont quelques traces, fortes et, pourtant, profondément mystérieuses. Au fil des pages tournées, ces dessins à l’encre et au fusain ouvrent un espace-temps où les corps nus, fragiles, blessés, se cherchent, se croisent, s’évitent, s’amoncellent, et jamais ne semblent se trouver, s’installer, ni s’apaiser.

 

C’est dans la chambre d’écho (T. Ostermeier), créée par la présence de la pièce Château-Tyran de Clément Kalsa – telles les deux faces d’un diptyque – que le sens se révèle, à la manière du tirage dans le laboratoire du photographe. L’écho est celui d’une onde profonde et lointaine qui vient se réfléchir sur le papier : les traces graphiques ou imprimées deviennent cet espace capable d’accueillir un regard aigu et lucide sur notre monde, porté sur les spectres passés et à-venir qui nous hantent. Si le poète et dramaturge, Clément Kalsa, revendique un héritage littéraire entre Strindberg et Norén, sans oublier Bernhard, d’autres fantômes apparaissent entre les lignes de ce huis-clos familial : ceux de Shakespeare, mais aussi d’Ibsen ou de Mouawad, des dramaturgies où le silence est roi, la parole impossible ou confisquée, le déni nécessaire pour survivre. Jusqu’au moment où il s’agit de vivre justement, d’agir, de choisir, et non plus de rester dans un entre-deux spectral.

 

Dans cette pièce en trois actes, une mère et ses deux enfants adultes se font face, car ils ne savent plus être ensemble. La distance est devenue telle, que les mots semblent ne plus avoir de poids. Plus exactement, la mère parle, beaucoup, pour ne pas se confronter aux silences de ses enfants, aux non-dits du passé, aux histoires de famille qui ont tout des drames d’Ibsen. Comme dans les dessins de Julien Spanti, les corps disent l’absence, l’impossibilité de ce monde. Il y a le père de Catherine (la mère), adulé par sa fille, que ses propres enfants, Béatrice et Michael détestent, ont toujours eu envie de vomir. Son spectre rôde dans leurs échanges. Qui est ce grand-père violent ? Lequel de ces deux petits-enfants a-t-il abusé ? à moins que ce ne soient les deux ? Pourquoi ne se souviennent-ils pas de la même chose ? Pourquoi n’en ont-ils jamais parlé ? Pourquoi leur mère ne les a pas protégés ? Pourquoi ce père disait-il à sa propre fille « C’est moi qui ai tué votre mère. » ? Pourquoi répétait-il que sa plus jeune fille, Clothilde, « était arrivée trop tard » ? Les secrets de famille affleurent mais ne percent pas. Seule la violence verbale, parfois physique, leur permet de ne pas devenir complètement fous. 

 

Mais rien de tout cela ne s’esquisserait vraiment sans la présence du quatrième : Eliott. Personnage nébuleux, mi-Tartuffe, mi-gourou, il hante l’espace. Sans passé (même si Catherine semble avoir récolté quelques informations, jamais confirmées), sans avenir, hors-du-temps donc, son identité reste trouble jusqu’à la fin, comme s’il était le seul miroir possible, comme s’il permettait aux trois autres de parler enfin de leurs traumatismes. De se révéler, mais pour mieux ensuite s’absentifier.

 

Lorsque, à la fin de l’acte I, la violence semble se dissiper, Michael ne peut résister aux assauts du passé. Tout est trop lourd. « Dans le cercueil, il y a un cadavre, c’est le frère de la sœur, c’est le fils de la mère, c’est l’amant de l’homme dans le salon. Et le cadavre, ce n’est pas dur à voir, fait sortir du sang de ses yeux et de sa bouche pour accuser son meurtrier ». Le fantôme d’Hamlet père n’est pas loin : dans ce Château  aussi, seuls les fantômes semblent à même de dire la vérité. Pour Catherine, elle est sans appel : Michael a mis fin à ses jours à cause d’Eliott et du « travail » qu’ils ont mené ensemble ces derniers mois. Mais est-ce si sûr ? Jusqu’où n’est-il pas la simple projection des fantasmes des autres personnages ? Michael disparu, les forces se redistribuent. Il faut retrouver un « équilibre », à moins que ce ne soit justement un déséquilibre permanent qui préside aux rapports de ces êtres. La dynamique est lancée et rien ne l’arrêtera. De toute façon, « tout ce qui devait se passer pour [leur] race a déjà eu lieu… Depuis longtemps. [Leur] histoire est terminée ». Deux dynamiques s’affrontent : la fuite vers ce qui vient s’entrechoque avec le chaos du passé, dans un non-lieu qui est aussi un temps disjointé, le royaume des spectres.

 

Comme dans Incendies de Mouawad, « la source de tout ce sang remonte à bien trop loin. Bien trop loin pour la parole ». Que peut-il donc alors advenir de ce que Thomas Ostermeier qualifie de « dystopie familiale » ? Et qu’en gardons-nous, nous lecteur.ices ? Faut-il malgré tout continuer à mener l’enquête pour remonter à la source ? Faut-il creuser les sillons de nos histoires familiales pour (re)trouver les mots ? Faut-il accepter le voyage au cœur de nos propres fictions, de nos propres fantômes ?




 

La réponse se trouve peut-être dans le titre : Suture. Comme le soulignent les deux auteurs, SUTURE a au moins deux anagrammes : TUEURS et UTERUS. Il s’agirait donc de tuer pour pouvoir renaître ? à moins qu’il ne s’agisse de suturer et donc de raccorder ensemble des tissus déchirés ? Ce qui est certain, c’est que les portraits tracés au fusain ou au clavier sont ceux de spectres qui nous renvoient toujours à LA question matricielle : « Who’s there ? » (Hamlet, I,1,1) Qui est-là ? Qui sommes-nous ? Qui sont les autres ? Ce diptyque est une belle manière de se reposer ces questions fondamentales. Et, en refermant le livre, l’on se prend à rêver que Thomas Ostermeier décide de s’en emparer pour la scène… Les fantômes, c’est son royaume après tout ! 

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