top of page
Photo du rédacteurJohan Faerber

Clothilde Salelles : “Je voulais explorer la figure d’un père qui, bien que présent physiquement, n’est jamais vraiment là” (Nos Insomnies)


Clothilde Salelles (c) Francesca Mantovani/Gallimard


Une des plus éclatantes révélations de ces dernières années : c’est sans aucun doute ce qui s’impose à l’esprit après avoir lu Nos Insomnies de Clothilde Salelles qui paraît à L’Arbalète. Dans ce splendide premier roman, la jeune autrice raconte l’enfance d’une petite fille en banlieue parisienne, aimantée par la figure paternelle. Une figure qui ne cesse de dérober, qui, presque comme un ogre, se tient comme une présence fantastique et qui porte un secret, celui des insomnies. Par une voix d’un rare sensible, Nos Insomnies lance une rentrée d’hiver placée sous le signe des figures paternelles inquiètes et inquiétantes. Autant de pistes que Collateral ne pouvait manquer d’explorer avec la primo-romancière le temps d’un grand entretien. 



Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide premier roman, Nos Insomnies qui vient de paraître chez Gallimard à L’Arbalète. Comment vous est venu le souhait d’écrire l’enfance si sombre d’une petite fille de la grande banlieue parisienne qui évolue dans une famille qui possède “comme toutes les familles... un secret. Ce secret, c’était que la nuit, nous ne dormions pas” ? Comment s’est nourrie cette histoire si sensible qui gravite notamment autour de la figure du père, cet “être synesthésique” comme le qualifie sa fille : s’agit-il d’un récit au substrat autobiographique ? Comment, enfin, avez-vous choisi d’arrêter le titre, Nos Insomnies, et en particulier son singulier possessif “Nos” ?

 

Ce texte est né presque malgré moi. Je travaillais à un autre projet de roman, et j’ai écrit les premières scènes de Nos insomnies comme des fragments de souvenirs d’enfance appartenant à l’un des personnages, pour m’aider à la construction de ce dernier. Ces scènes n’étant pas l’enjeu central du manuscrit que j’avais alors en tête, je n’ai pas cherché à leur faire emprunter une direction particulière. Je pense que ce détour a été une étape nécessaire : il m’a permis d’atteindre l’état de lâcher-prise qui est, pour moi, le prélude à l’écriture, sa condition essentielle. Et c’est ainsi que le texte s’est étoffé, en parallèle, jusqu’à ce que je réalise qu’il avait pris son indépendance… Il y a donc une part d’involontaire dans ce processus.

J’ai composé ce texte dans le désordre, par petites touches, à partir de bribes, en mettant sur papier une suite de mouvements et d’obsessions. Au fur et à mesure que j’avançais, le projet m’est apparu : celui de faire revivre un monde de l’enfance, de restituer un ressenti propre à cet âge : la perception de quelque chose de trouble autour de soi, quelque chose qui nous échappe et qu’on ne peut expliquer ni même décrire.

Le texte repose sur un matériau autobiographique, notamment en ce qui concerne la figure du père et la relation père-fille, et il s’inspire des lieux de ma propre enfance, mais je n’étais pas animée par une volonté de témoignage. Je voulais restituer des sensations plutôt que des faits ; c’est-à-dire des perceptions du quotidien, notamment liées aux effets de la présence paternelle ainsi qu’au rapport au langage. Et pour restituer cela, c’est la forme romanesque qui s’imposait. J’aime l’expression employée par Charlotte Wells pour parler de son film Aftersun : elle évoque une « autobiographie émotionnelle » pour qualifier la vérité des sensations. La démarche de Nathalie Sarraute me parle aussi, quand elle mentionne la « recherche d’instants qui restent en elle » et dans son corps. 

Le titre a été choisi au cours de la phase d’achèvement de l’écriture du texte. J’ai travaillé avec un titre provisoire, puis j’ai longtemps tergiversé : je voulais qu’il soit fidèle au ton du roman sans trop en dévoiler. Nos insomnies a été suggéré par mon éditrice, et c’était bien le titre, présent dès le début, car l’une des premières scènes que j’ai visualisées fut celle de la famille autour de la table du petit-déjeuner, les stigmates de l’insomnie lisibles sur les corps. L’insomnie est un motif qui se déplie au fil du texte, qui évolue et qui sous-tend mon écriture sans représenter le sujet principal. Une métaphore de ce trouble silencieux qui règne dans la famille, qui unit ses membres tout en les éloignant, d’où l’usage du « nous ». Mais ce dernier demeure ouvert à l’interprétation: on peut aussi y voir une dimension collective, sociétale… Il vient d’emblée affirmer la liberté du lecteur.



Pour en venir au coeur de votre roman, Nos Insomnies s’offre comme un récit d’enfance qui, racontant la naissance d’une conscience, procède par cercles concentriques en posant la figure du père comme énigme mate et centrale. De fait, la petite fille considère d’emblée le père comme une figure dérobée, insaisissable : inquiétante, intimidante et sourdement terrifiante. S’il est le coeur battant de la famille, le père n’en demeure pas moins presque immatériel à l’instar de son rapport à un nombre limité d’objets, comme son journal, comme si “le père vivait dans un monde sans objets”. Une figure ambiguë, “un fil tendu entre présence et absence” dit encore la narratrice : pourrait-on ainsi affirmer que la figure paternelle s’impose comme la tache aveugle même de votre roman ? 


Le père est en effet une figure ambigüe, insaisissable. La frontière est ténue entre sa présence et son absence :  quand il est dans la maison, sa fille sent qu’il est ailleurs, il n’est pas dans l’instant présent ; et quand il est au travail, elle sent une tension, quelque chose de lourd, comme si sa présence restait dans l’air. Elle a conscience que quelque chose ne va pas chez le père, mais cette réalité lui échappe : elle n’a pas de mot ou de récit disponible, qu’elle puisse mobiliser pour la qualifier. 

Alors pour « saisir » ce père, la narratrice s’attache à ce qui lui reste : le matériel. Elle traque le père dans la maison, écoute à la porte de sa chambre ou de son petit bureau, l’observe quand il lit son journal, surveille les traces qu’il laisse dans son sillage (cendrier plein, tasses, pull en laine), scrute la salle de bain après ses passages… Elle le suit quand il disparaît en forêt avec sa chienne – avec laquelle il fait preuve de cette présence lui faisant défaut avec sa famille –, ou cherche à le connaître à travers ses bandes dessinées. 

En littérature, j’ai été marquée par des figures de pères très caractériels, des pères présents – parfois sous un jour violent, ou bien de façon bienveillante –, ou, au contraire, par des pères disparus et qui n’existent qu’au travers des souvenirs ou des mystères qu’ils ont laissés derrière eux. Par contraste, je voulais explorer la figure d’un père qui, bien que présent physiquement, n’est jamais vraiment là, évite ses enfants et semble même ne rien projeter sur eux – ce que la narratrice perçoit avec acuité, elle qui a bien conscience qu’elle ne connaît pas son père. Or, je décris sans doute ici une expérience plus banale qu’elle n’en a l’air. 



Si la figure du père perturbe le sensible et s’offre, ainsi que le dit la petite fille, comme un homme “atteint d’une désynchronisation des sens”, il apparaît aussi bien comme une figure résolument fantastique, comme un personnage tout droit sorti d’un conte : une figure d’ogre pourrait-on même dire, mais un ogre terriblement et paradoxalement vulnérable. Personnage de conte, il se tient plus largement dans cette famille comme une présence fantastique, ce que vient confirmer sans répit les remarques de la narratrice qui parle ainsi de “la maison (qui) était hantée par un autre spectre (qui) m’empêchait de trouver le sommeil” ou parlant encore sans détours d’une “famille de fantômes”. Dans ce roman nocturne et insomniaque, en quoi le fantastique participe de la fascination pour le père ?  


La perception fantastique du père tient tout d’abord à ce qu’elle a d’évanescent : il semble n’être jamais tout à fait là, sans être non plus absent, tel un fantôme ou un spectre. La nuit, il n’est pas capable de se retirer du monde en s’endormant, alors il est là, mais le mystère demeure quant à ce à quoi il se consacre pour faire passer le temps. Le jour, il rôde, il évite ses enfants, il n’est pas pleinement présent. Il brouille les frontières : entre présence et absence, entre jour et nuit. 

Je dirais que le fantastique, avant d’alimenter cette fascination, surgit de l’incapacité même à comprendre ce père. Ainsi des problèmes de sommeil : au lieu d’y voir une cause, l’enfant y voit la source d’un « sortilège » lancé sur le père et qui se propagerait au reste de la famille. De même, à propos de cette « désynchronisation des sens » par laquelle des bruits à certains égards anodins (de route, de travaux, de radio du voisin) se logent dans son corps et l’affectent comme une blessure physique : l’enfant n’y voit pas une hypersensibilité aux racines psychologiques ou un mal-être qu’elle pourrait rationaliser, mais bien un phénomène surnaturel, signe d’une réalité déréglée. Le fantastique affleure parce que la narratrice décrit ce qu’elle ressent : dans cette incompréhension vis-à-vis de son père, elle ressent un décrochage avec le réel. 

La part d’étrangeté et de mystère du père bascule dans des tonalités plus oniriques et fantasmées au contact de la nature : quand il disparaît dans la forêt située à la lisière de la maison avec sa chienne (cet « animal mythologique ») au contact de laquelle il retrouve son énergie. Ce fantastique participe de la fascination, car il permet au père de s’évader de la dimension par ailleurs très banale et prosaïque de son existence ; c’est une porte ouverte, une échappée hors de ce huis clos. Ainsi, le père n’est pas enfermé dans un carcan psychologique ou biographique (contrairement à ce que produirait un regard adulte). Or, selon moi, ce regard fantaisiste et poétique de la narratrice, prompt aux envolées de l’imagination, dit quelque chose de vrai sur le père et doit être pris au sérieux.



Si Nos Insomnies se déclare comme un grand roman du père, il se donne plus largement comme une minutieuse description de la famille ou plutôt de ce qu’il faudrait appeler avec Christophe Honoré : l’infamille. En effet, l’enfance de la narratrice consiste à tenter de décrire une singularité ostracisante d’une famille qui ne ressemble à aucune autre, et qui, dans cette dissemblance, l’isole des autres enfants, notamment de son amie Marion. L’expression de “cellule familiale” prend alors tout son sens, le secret de l’insomnie repliant la famille sur elle-même, ou encore la manière dont les souvenirs étaient considérés : “dans cette famille, on laissait les souvenirs se dissiper comme des éclipses dans la mémoire.” Ce sentiment de singularité qui s’accentue encore après l’épisode de cequisépassé renforce le désir de s’enfuir, de partir qui taraude la petite fille : en seriez-vous d’accord ?  


Chez la narratrice, ce sentiment de singularité tient à ce qu’elle sent ce trouble dans la maison sans disposer de mot à poser dessus. Or, pouvoir dire les choses, c’est pouvoir les communiquer aux autres : ainsi des problèmes d’argent de la famille de son amie qui font l’objet de conversations et qui ont donc une existence reconnue. Cette incapacité à nommer ses expériences renforce son isolement. La sensation de repli sur la cellule familiale répond aussi à la configuration géographique de la banlieue, ces espaces de vie bien délimités, où la mobilité individuelle est entravée – on ne se déplace qu’en voiture, on ne va jamais en ville et encore moins à Paris. La vie sociale de la famille semble réduite, les parents ne reçoivent pas chez eux. Toutefois, ce sentiment de solitude, d’avoir une famille « anormale » est, je pense, un ressenti assez courant dans l’enfance.

Je ne dirais pas nécessairement que le désir de fuite se renforce au fil du texte, mais plutôt qu’il évolue. L’idée du départ se dessine peu à peu comme horizon mental, du fait de cette sensation d’enfermement dans la cellule familiale, mais aussi d’un mélange de curiosité et de perplexité à l’égard du goût supposé du père pour les voyages (avec pour témoins ces objets issus de ses aventures passées, contrastant avec son mode de vie actuel, très casanier) et d’une appétence personnelle de la narratrice pour « l’ailleurs ». Après cequisépassé, ce désir ne tient plus à la volonté de fuir le huis clos, mais plutôt aux difficultés éprouvées par la narratrice, confrontée à une désertion du langage, à sa propre solitude et à un sentiment de dépossession vis-à-vis de son passé. Plutôt que le mot de fuite, j’emploierais celui de fugue, avec ce que cela sous-tend de fantasmes et de rêveries. Car l’envie de départ répond aussi à une forme de vitalité : elle exprime une énergie, une rage de vivre. C’est l’âge des possibles. 



“Éclipses” de mémoire, dérobade de souvenirs, trou béant du père dans les vies : Nos Insomnies porte à l’incandescence la nuit blanche de sa propre narration car l’épisode central, celui que la petite fille totémise dans l’expression des adultes cequisépassé, n’est jamais raconté. Il aimante l’ensemble du récit mais s’offre comme une ellipse narrative d’ampleur : une porte dérobée de la mort. La narratrice use à ce propos d’une très belle formule, parlant d’“un vacillement de page blanche” : pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez par ce vacillement, ce tremblement de l’ellipse ? 


Ce « vacillement de page blanche » recouvre deux réalités. Il renvoie en effet à cette ellipse narrative, que j’ai respectée jusqu’au terme du processus d’écriture, car je voulais faire sentir au lecteur de façon presque physique, palpable, l’épaisseur du tabou qui pèse sur la famille. Il était essentiel pour moi de ne pas nommer ou raconter cequisépassé : on tourne autour des faits, on s’en approche, mais ils nous échappent jusqu’au bout. De la sorte, le silence – dans toute sa violence – gagne peu à peu en substance. Selon moi, il y a une certaine puissance à ne pas dire les choses, à ne pas les écrire, mais à les faire au contraire sentir, et la littérature est un lieu particulièrement fécond pour cela. 

Mais la page blanche renvoie aussi la tâche qui incombe à la narratrice de trouver son propre langage afin de composer avec cette réalité nouvelle. En effet, avant même que le tabou ait pour effet d’imposer le silence, le drame en tant que tel tue quelque chose de notre univers, ébranle nos repères et nos certitudes, ce que l’on pensait immuable. Comme si le prisme au travers duquel on appréhendait le monde jusqu’alors ne convenait plus. Et c’est de cette incertitude que naît le vacillement. Ce « vacillement de page blanche » est intimidant, inquiétant, mais il a aussi quelque chose d’émancipateur. C’est là l’ambivalence de certains drames traversés pendant l’enfance, surtout ceux qui mettent à mal une figure d’autorité : le sens qu’on donnait au monde s’effondre, mais cela libère un espace pour réinventer quelque chose.



Ce qui ne manque pas de frapper également dans Nos Insomnies, c’est le rôle central que vous faites jouer au langage ou plutôt à l’usage des mots pris dans un double faisceau : celui d’une fascination face à des mots qui surgissent comme autant d’énigmes, “des vérités cachées”, une “ombre silencieuse” : chutpapadort, journédificil ou encore problèmd’argent pour ne citer qu’eux. Inversement, les mots manquent à la petite fille, elle qui évoque sa “non-existence sans mot pour la raconter” et qui, peu à peu, va découvrir que “les mots allaient cesser d’être des faux-semblants, des carcans figés, des chaînes”. En quoi, selon vous, cette ambivalence à l’égard des mots qui apparaît dès l’exergue d’Erri de Luca et qui demande de se défendre des mots, doit aussi en user pour raconter ? 


J’étais particulièrement touchée par le rapport aux mots décrit par Erri de Luca dans Pas ici, pas maintenant, car il s’attarde sur la condition d’un petit garçon qui est bègue, et qui se débat donc dès le plus jeune âge d’une façon physique, corporelle, avec les mots. Dans le passage d’où est extraite la citation, il en veut à sa mère, car celle-ci lui fait des reproches au lieu de le battre (comme le font les parents des autres petits garçons) ; or, pour lui qui peine à articuler, cette situation est frustrante, car « contre les mots, on ne peut pas pleurer, on ne peut pas répondre ». On retrouve la prégnance de ce rapport aux mots dans l’enfance chez beaucoup d’autrices et d’auteurs – je lisais récemment l’autobiographie de l’autrice danoise Tove Ditlevsen qui évoque les mots qui « déferlaient en elle », ces mots qui « tissaient une sorte de membrane protectrice » autour de son esprit, la préservant de sa mère lorsque cette dernière était trop envahissante.

La première partie du texte est traversée par ces mots du quotidien que vous mentionnez qui reviennent, inlassablement, et à l’égard desquelles la narratrice oscille entre crainte et fascination. Ces mots désignent des nuisances, des éléments concrets : les bruitsd’travaux, le lotissementd’àcôté, la départementale… La narratrice enregistre ces expressions toutes faites et se demande ce que cache leur usage répété par les adultes. Les mots devraient servir à éclairer les choses et à produire du sens ; mais c’est précisément le contraire qui se produit : ces mots sont des masques, pour reprendre une expression de Nathalie Sarraute. Au lieu d’être des clefs de compréhension, ces leitmotivs sont des obstacles, ils dissimulent les choses, ce qui frustre la narratrice. 

Par la suite, ces mots viennent à manquer : après le drame, la loi du tabou révèle ce que le langage a de dangereux, cette puissance hostile des mots, et la narratrice se retrouve dans l’impossibilité de dire cequisépassé. Ce que le texte montre, c’est que ce tabou n’est pas du tout naturel, ce n’est pas une norme intégrée par l’enfant, et ce silence est une blessure supplémentaire qui se superpose à celle du drame. Il provoque une forme de dissociation, car la narratrice ne fait que penser à ce qui s’est passé, mais le monde extérieur (ses camarades, les institutrices, les parents de ses amies…) fait comme s’il ne s’était rien passé. Elle se demande pourquoi les mots sont si dangereux, quelle est leur puissance délétère, pourquoi ils font si peur aux autres. Le texte interroge donc cette norme sociale du tabou, et pose aussi la question de savoir comment composer avec une réalité qu’on ne peut raconter. 

Comme vous le dites, la narratrice a bien besoin des mots pour raconter. Elle qui est si sensible au langage, comprend bien la force émancipatrice de ce dernier. Alors elle va chercher ses mots à elle, une quête hésitante qui s’épanouira au contact bienveillant de sa mère, en se réfugiant au sein de « bulles de résistance » face au tabou. Elle va aussi se méfier du discours développé par certains adultes, comme le psychothérapeute. 



Un des points les plus sensibles dans l’usage de la parole, de l’écriture dans Nos Insomnies est l’éveil permanent à une analyse sociologique des rituels familiaux et des habitudes sociales. Ce qui forme la force du récit, c’est combien le récit se dédouble constamment, depuis sa narration, dans une langue qui rend hommage aux mœurs des unes et des autres dans une manière de sociologie de l’intime et de la différence sociale, notamment quand la narratrice observe qu’“Au camping, notre existence était corsetée par une intimité forcée, qui faisait de nous une entité ramassée”. Vous dites même évoquant votre goût pour l’analyse : “je voulais désosser le réel” : en quoi s’agit-il d’une formule clef de votre préhension du réel ?  


Le texte ne mobilise bien sûr pas de vocabulaire sociologique, mais la narratrice, de par sa tendance à observer de façon minutieuse son entourage, bascule forcément dans des réflexions à la portée sociologique, car se basant sur les différences entre ces rituels familiaux et habitudes sociales que vous évoquez. Cette tendance à l’observation est d’autant plus forte qu’elle a le sentiment que sa famille est différente, isolée, alors elle scrute ce qui se passe chez ses amies : quand on sent un manque chez soi, on est plus attentif à ce qui se passe ailleurs. Des caractéristiques comme le manque d’espace chez son amie Julie, ou l’habitude d’aller au restaurant pendant les vacances chez Marion, révèlent, en creux, des différences sociales. À côté, la peinture de son propre foyer – le journal, les professions des parents, le mois d’août au camping – esquisse aussi un profil sociologique. Il me semble que les enfants peuvent faire preuve d’une lucidité qui en fait des observateurs très perspicaces. 

Derrière l’expression « désosser le réel », il y a en effet l’idée de sonder et de décortiquer ces attitudes qu’on tient pour acquises. Je pense que l’écriture peut permettre, sinon d’expliquer, au moins de mettre à nu des affects et des manières d’être. Avant de chercher à comprendre, il faut s’arrêter sur les choses : faire exister ces phénomènes, ces expériences, ces éléments du réel qu’on a tendance à ignorer, alors même qu’ils disent quelque chose de crucial de notre rapport au monde.



Enfin, ma dernière question voudrait porter sur les influences qui sont les vôtres en tant que primo-romancière. Si on a pu évoquer Erri de Luca que vous citez en exergue à votre récit, quelles autres autrices ou quels autres auteurs vous ont décidé à écrire ? Y a-t-il eu une lecture particulière qui vous a guidée lors de la rédaction de Nos Insomnies


Selon moi, l’identification des auteurs qui ont été importants dans un processus d’écriture est un exercice périlleux, car ces phénomènes d’influence sont souvent inconscients, façonnés par des années de lecture. Les deux auteurs que j’ai le plus lus sont Patrick Modiano et Toni Morrisson. Malgré leurs grandes différences, il y a quelque chose de profondément hypnotique dans leur écriture, d’atmosphérique et de très sensible. J’aime aussi que le fait qu’au sein de leurs œuvres respectives, les livres communiquent entre eux, tissés autour de motifs obsessionnels. 

Je peux mentionner l’influence de l’autrice néo-zélandaise Kirsty Gunn, qui a une écriture très fragmentée, à partir de détails, de bribes de mémoire. Dans la même veine, le premier roman de l’autrice palestinienne Adania Shibli, reflets sur un mur blanc, qui fonctionne par petites touches. Dans les deux cas, des textes sur l’enfance et l’adolescence qui sont infiniment troubles et poétiques. 

La lecture des auteurs contemporains de l’autofiction m’a aussi sans doute aidée à l’écriture de ce texte, du fait qu’ils placent les détails du quotidien au cœur même de leur projet, ces détails qui pourraient sembler insignifiants dans une littérature de culture plus classique qui tend à valoriser la « grande histoire ». J’aime l’idée que toute expérience puisse devenir objet de littérature. Ma rencontre avec Annie Ernaux a été très importante dans ma volonté d’écrire ce texte. Dans la même veine, je pense aux récits de Manuel Vilas (Ordesa et Alegria) et même à l’autobiographie de Karl Ove Knausgård (Mon combat)

Enfin, deux textes magistraux sur l’enfance, jouant des codes de l’autobiographie : W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec et Enfance de Nathalie Sarraute. Je n’ai par contre pas lu d’ouvrages de sciences humaines pour ce roman – alors que j’en lis par ailleurs pour le travail – car je cherchais au contraire à ne pas rationaliser mon approche, à ne pas aborder les thèmes sociétaux qui traversent le texte d’une façon intellectuelle ou érudite.





Clothilde Salelles, Nos Insomnies, L’Arbalète-Gallimard, janvier 2025, 256 pages, 20,50 euros 


bottom of page