Haut fonctionnaire et créateur d’institutions culturelles, Claude Mollard a conçu les métiers de la culture réunis sous le terme d’ingénierie culturelle. Il a enseigné tout en développant de nombreux projets culturels en France et à l’étranger. Il a publié une quarantaine d’ouvrages les uns méthodologiques, les autres narratifs, d’autres enfin historiques. Actuellement conseiller spécial du président de l’Institut du monde arabe depuis 2013, il partage son temps entre l’organisation d’expositions thématiques (L’Orient Express, le canal de Suez, Jardins d’Orient, le mystère Cléopâtre…) et un travail photographique le conduisant à faire un inventaire mondial des être des origines, ces figures dont il dévoile la présence dans la nature et sur lesquelles il a entamé tout un programme d’expositions et de publications.
Claude Mollard est un interlocuteur important de la Maison des écrivains et de la littérature.
En quoi diriez-vous que votre vie ou une partie d’icelle est vouée à la transmission ?
Je ne cesse d’agir pour la transmission en publiant des ouvrages retraçant les grands projets auxquels j’ai été associé : mon premier livre publié à 35 ans, retrace le pourquoi et le comment de la création du Centre Pompidou quelques semaines avant son ouverture en janvier 1977. Il fallait passer de la polémique à l’information. J’ai aussi consacré un livre à la construction de la cathédrale d’Evry. Car on n’avait pas construit de cathédrale depuis deux siècles en France et cette opération soulevait nombre de problèmes intéressants à connaître comme l’urbanisme, l’architecture, les croyances, etc. J’ai même publié, quand j’étais Délégué aux Arts plastiques, un livre sur la cohérence et l’inspiration de la politique que je poursuivais dans ce domaine (Le mythe de Babel). J’ai également publié, avant de quitter la Délégation aux Arts Plastiques en 1986, un livre qui est à la fois le bilan et le testament de mon action (La passion de l’art)
J’ai eu la chance - ou l’audace - de jouer, très jeune, un rôle important dans les plus grands projets culturels du XXème siècle.
Je ne publie pas pour m’enorgueillir de ce que j’ai fait mais pour donner à comprendre pourquoi et comment je l’ai fait. Faire méthode, cultiver les exemples et expériences, généraliser les bonnes pratiques.
J’ai également laissé beaucoup de témoignages audiovisuels sur mes actions, parce qu’elles touchaient des domaines d’intérêt public, national ou international. Une cinéaste, Rina Sherman, qui a été l’assistante de Jean Rouch, a jeté son dévolu sur mes actions conçues comme révélatrices d’activités et pratiques artistiques assez riches et diverses pour être représentatives d’une époque. Celle qui va des années 1970 à 2020. Mes 50 glorieuses ! Depuis dix ans Rina a entrepris un travail systématique de tournage de mes paroles et actes dans les lieux que j’ai contribué à construire : 50 heures de vidéo dont 8 heures sur le Centre Pompidou, 4 heures sur l’Axe majeur de Dani Karavan à Cergy Pontoise, 3 heures sur la cathédrale d’Evry, pour me limiter à ces seuls exemples. Des archives qui serviront à témoigner et nourriront des films documentaires.
J’ai également consacré une part de mes activités à la création de lieux et des pratiques de médiation :
. Des écoles : Institut supérieur de Management Culturel en 1987(ISMC), Ecole nationale supérieure de création industrielle en 1982 (ENSCI), Ecole nationale supérieure de la photographie en 1983 (ENSP) à Arles, CNBDI à Angoulême.
. Des expositions : le but d’une exposition, c’est précisément de faire connaître au public des champs de la connaissance, qui, dans mon cas, ont trait à l’art sous toutes ses formes. J’en ai conçu des dizaines et j’en conçois encore.
. Des institutions dont la finalité est de faire connaître les réalités, innovations et développements des formes de la création artistique. Ainsi des 35 000 oeuvres des FRAC ( Fonds régionaux d’art contemporain) dont l’objet est de faire connaître l’art contemporain dans toutes les régions. Ainsi du CNAP (Centre national des arts plastiques) dans le but de développer la pratique et la connaissance de l’art moderne et contemporain en France, sous l’égide du ministère de la Culture.
. L’ingénierie culturelle : j’ai entrepris la rédaction pour publication des grandes actions conduites au cours de ma vie, là aussi dans un but de transmettre, notamment les savoir-faire que j’ai forgés sous le vocable d’ingénierie culturelle. J’en ai publié les méthodologies. Application : je viens de publier la 2eme édition de L’art de concevoir et de gérer un musée.
. La photographie : depuis 25 ans j’ai développé une pratique artistique à partir de la photographie. J’ai entrepris un inventaire international de la trace des Origènes, appellation que je donne aux visages qui se cachent sous toutes les formes de la nature, afin de démontrer combien les prétentions des humains à contrôler des forces naturelles sont dérisoires et nous renvoient à une obligation de modestie et aux perspectives de notre propre disparition.
Là encore je transmets par mes publications et expositions de photographies un art du regard qui soit plus riche que le regard normal, frontal, carré : un regard diagonal, divergent, révélateur de l’au-delà du visible. Je veux transmettre ce regard de l’intelligence sensible.
. Des traces audio visuelles : j’envisage enfin de réaliser avec le concours du Centre Pompidou, mais aussi celui de Rina Sherman, des films documentaires sur les grands sujets sur lesquels j’ai travaillé : la construction du Centre Pompidou, la politique de la photographie que j’ai pu conduire, la politique en valeur du design que j’ai mise à bien, mes actions en faveur des arts à l’école quand j’ai conçu et mis en œuvre auprès du ministre de l’Education nationale, en 2000 et après, la politique en faveur des arts à l’école : 40 000 classes à projets artistiques en deux ans. Ce que Luc Ferry s’est empressé d’arrêter.
Parlez-nous de votre médium
Je m’appelle Claude Mollard, mon médium premier est mon nom : il énonce les mots et l’art, la parole et les images. On peut être déterminé par ou contre son nom ! Je crois à la conviction partagée par les mots et les images. C’est pourquoi je suis devenu auteur et photographe. J’ai aussi beaucoup enseigné, mais surtout en dehors des institutions académiques : les instituts de formation au management, comme à Arles avec l’université d’Aix-Marseille, à l’université de Dauphine, à l’Institut des carrières artistiques (Icart), et l’école que j’ai créée : l’Institut supérieur de management culturel (ISMC) : le stage y prenait une place centrale et tous les élèves trouva un emploi.
J’ai aussi beaucoup pratiqué le recours aux stagiaires dans les différentes fonctions que j’ai exercées. Je les forme par le contact direct dans l’action, je les initie à l’art des savoir-faire. Le père de l’un d’entre eux me dit de son fils que j’ai eu en stage voici 12 ans, que je l’ai transformé dans sa manière de vivre sa vie !
J’ai aussi agi de près à la construction du Centre Pompidou en ayant sans cesse, à mes côtés, un stagiaire de l’ENA.
Former, c’est aussi se former soi-même. C’est pour cette raison que je suis toujours entouré de jeunes stagiaires ayant entre 20 et 25 ans. Je leur apprends beaucoup, mais ils m’apprennent aussi, notamment dans la maîtrise des outils digitaux contemporain. Cela fait que je suis aujourd’hui le pilote du projet de « l’IMA virtuel et immersif » avec leur collaboration. Voici un projet du futur.
J’ai rencontré de grands créateurs qui étaient autodidactes : je crois aux vertus de l’apprentissage par soi-meme. Jean Prouvé, grand architecte et inventeur des murs rideaux, n’avait qu’une formation d’orfèvre et ferronnier ! Pierre Soulages n’a passé que quelques mois à l’école des beaux-arts et en est vite parti pour apprendre par lui-même et créer ses propres outils. Idem pour Charlotte Perriand. Dubuffet était initialement marchand de vin. Frans Krajcberg a appris à sculpter en construisant des ponts dans l’armee rouge ! A 15 ans, j’ai construit ma propre guitare pour apprendre à chanter en jouer ! A l’ENSCI, avec Patrick Bouchain, architecte sans diplôme, nous avons bâti un recrutement sur pratiques sans diplômes académiques.
La transmission c’est ce qui permet de relier les savoir-faire de l’expérience avec les savoir-concevoir du futur.
Ceci est mon médium c’est aussi ma méthode. Enseigner pour se former. Former en donnant l’exemple, en suggérant, en confiant des responsabilités, en faisant confiance.
Mon médium c’est aussi écrire. J’ai écrit sur tous les grands projets que j’ai conduits. Comme je l’ai déjà dit, je n’étais pas obligé de publier mon premier livre l’Enjeu du Centre Pompidou ou d’écrire la Cathédrale D’Evry dont j’ai piloté la construction. J’ai écrit aux PUF La culture est un combat, 50 histoires culturelles. Je publie l’année prochaine en 2025, aux éditions du Centre Pompidou, le journal que j’ai écrit pendant les 6 années de la construction du Centre : L’épopée Beaubourg, les secrets de la construction du Centre Pompidou, 1971-1977. J’écris chaque jour Les histoires de ma vie…
La transmission est-elle pour vous une sorte de création collective ?
Certes et même évidemment. J’ai construit et donc créé des établissements culturels et donc collectifs à travers le Centre Pompidou en 1972-1977 ( 3 à 4 millions de visiteurs par an) , la Délégation aux Arts Plastiques en 1980, le Centre national des Arts Plastiques en 1982. Il est toujours en vigueur. Les FRAC en 1982 : ils touchent chaque année 1 millions de visiteurs, principalement des jeunes. J’ai créé le Centre national de la photographie en 1982. Il a été supprimé. J’ai créé l’Ecole nationale supérieure de la photographie en 1982. Elle fonctionne toujours. J’ai créé l’Ecole nationale supérieure de la création industrielle en 1982 qui a contribué à faire émerger l’école française du design. J’ai créé le Musée des arts de la mode ( 1980-1986), au sein du Musée des arts décoratifs. Il a été supprimé comme institution, mais il existe comme fonction. J’ai créé le SCEREN ( Service culture éditions ressources de l’Education nationale ) en 2000 pour donner corps à la politique pour les arts à l’école dans le cadre du réseau du CNDP (Centre national de documentation pédagogique) Il n’existe plus. J’ai permis la création des colonnes de Buren. C’est une forme de création collective. Il n’y a pas œuvre d’art plus fréquentée collectivement que celle-ci. J’ai oeuvré aux côtés de Jack Lang à la construction de la pyramide du Louvre ( Fréquentation du musée du Louvre passée de 3 à 10 millions de visiteurs) et au réaménagement du jardin des Tuileries. Mon exposition Tuileries 89 in situ a reçu 700 000 visiteurs !
L’inconvénient des créations collectives c’est qu’elles peuvent également disparaître collectivement. Ou politiquement ce qui peut revenir au même …
Pourquoi transmettre ?
Le héros de Malraux dans La voie royale s’exclame : « le but de la vie c’est transformer en conscience une expérience aussi large que possible. »
Transmettre pour inciter au dépassement de soi, car je me fais une haute idée de la valeur humaine.
On transmet toujours pour une finalité. Celle qui m’anime depuis toujours, c’est de permettre à chacun d’accéder librement aux « œuvres de l’art et de l’esprit », comme disait André Malraux, en parlant du ministère de la Culture, mais également permettre à chaque citoyen de pouvoir exprimer ses propres talents personnel. Car je crois qu’il y a en chacun de nous un créateur potentiel. Les surréalistes l’ont exprimé fortement à leur manière. C’est pourquoi j’ai participé activement à Mai 68. Les mots étaient ainsi libellés : qui crée ? Pour qui ? Les artistes ! Pour le plus grand nombre ! J’ai transmis par oral, par écrit, par image, par action, par expositions, par spectacle, par construction architecturale, par construction juridique, des lieux, des institutions chargés de transmettre les valeurs de la création individuelle et collective dans son esprit de république participative. C’est une des raisons pour lesquelles je me suis tant attaché à la survivance de la Maison pour tous de la rue Mouffetard, lieu fondateur dont j’ai été le dernier président en 1978 et qui a été la mère des MJC.
Je comprends alors que je me sois consacré à des lieux où des moments de mémoire - et donc de transmission - consacrés à des personnalités exemplaires : Léonard de Vinci ( avec la reconstruction de son atelier au château du Clos Lucé à Amboise, 2010), Jeanne d’Arc à Rouen ( où j’ai implanté l’Historial Jeanne d’Arc, 2012), Ferdinand de Lesseps (et le canal de Suez dont j’ai dirigé l’exposition a l’IMA, 2017), Georges Nagelmackers, inventeur de l’Orient Express (dont j’ai dirigé l’exposition à l’IMA, 2014), Pierre Soulages à qui j’ai commandé les vitraux de la basilique de Conques, 1986-1994), Daniel Buren (avec qui j’ai réalisé les deux plateaux au Palais royal, 1985- 1986), Cléopâtre ( dont je dirige l’exposition à l’IMA, 2025).
Des femmes et des hommes exemplaires, restés dans la mémoire du monde au-delà des frontières de pensées et d’appartenance. Des mémoires-modèles, pour servir de guide, de finalités de vie.
Avez-vous le sentiment ou l’impression à chaque opportunité qui vous a été donné de transmettre d’observer l’objet de la transmission comme une figure neuve et inventée parce que partagée ?
Absolument. Il faut toujours faire du neuf. Même avec de l’ancien. Le neuf auquel je participe aujourd’hui c’est la création d’un IMA immersif qui mette les réalités virtuelles au cœur de la pédagogie du musée, la bibliothèque, les expositions pour mieux transmettre au plus grand nombre rt partagé dans les équipes de l’IMA.
Faire du neuf c’est aussi rédiger non pas la mémoire des actes positifs ou négatifs de ma vie, mais raconter des histoires, mes histoires, de manière différente. Je veux raconter des histoires qui aient du sens, qui soient drôles, qui fassent rêver, parce que j’ai eu la chance de pouvoir les vivre et aujourd’hui de les exprimer pour qu’elles soient utiles au plus grand nombre.
J’ai besoin de partager ma chance ! Avoir pu construire le plus grand centre culturel de France et peut-être même du monde à travers le Centre Pompidou ! Trois ans plus tard, participer à la grande politique culturelle Lang-Mitterrand et de relance des Arts plastiques ! Créer en même temps des écoles nationales faites également pour transmettre et créer. Pour recevoir et donner. Avoir eu la chance de construire les colonnes de Buren en plein cœur du Palais Royal. Créer la Fondation de la mémoire à Oradour-sur-Glane. Développer les pratiques artistiques d’un million de jeunes chaque année, grâce aux FRAC (les fonds régionaux d’art contemporain implantées dans chacune des régions de France) J’ai eu toutes ces chances à la fois, et lorsque les institutions ne me permettaient plus d’agir comme cela se produisit en 1986, j’ai eu la chance de pouvoir créer ma propre entreprise autour du concept d’ingénierie culturelle qui est par définition une œuvre de création et de transmission, et j’ai pu mobiliser à cet effet les financements à la fois d’ institutions et de personnes privées. Pouvoir concevoir des expositions en direction du monde arabe ou à l’origine du monde arabe, par intermédiaire de l’Institut du monde arabe. Et en même temps développer à travers cette institution des pratiques innovantes d’immersion et de virtualité. Il n’y a pas plus acte de transmission que de créer des réalités virtuelles car elles font toucher à travers la virtualité sensible des réalités invisibles ou inaccessibles. Des images de moments de vie qui sont restitués et destinés à frapper les imaginations et donc les esprits des nouvelles générations.
Pas d’imagination sans image .
Le prochain lieu de monstration des réalités virtuelles à l’IMA se nommera IMAGO : aller à l’IMA, dans les images pour nourrir son imagination et créer ses propres imaginaires.
La 15e édition du Festival "Littérature, enjeux contemporains" de la Maison des écrivains et de la littérature, qui, cette année, a pour thème "Transmettre", s'est tenue les 10, 11 et 12 octobre au Théâtre du Vieux-Colombier (Paris) en partenariat avec Collateral.
Soirée de clôture le 17 octobre 2024 au Cinéma L'Arlequin