Avec Une existence sans précédent, Claire Fercak signe l’un des récits les plus singuliers et parmi les plus enthousiasmants de cette rentrée d’hiver. Au cœur de cette folle odyssée qui la conduit de la France à la Slovénie en passant par l’Italie, Helena, la narratrice, tente de retrouver, au volant de sa voiture, ses origines en partant à la rencontre de sa famille. Porté par une écriture qui ne cesse d’interroger l’idée même d’identité, le road novel de Fercak dévoile une quête impossible de l’enfance aux confins de l’Europe. Autant de questions que Collateral ne pouvait manquer de poser en compagnie de la romancière le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable nouveau roman, Une existence sans précédent qui vient de paraître aux éditions Verticales. Comment est né votre désir de raconter l’histoire, à la première personne, de cette jeune femme qui, au volant de sa voiture, sillonne l’Europe pour retrouver en Slovénie sa véritable famille, disperser les cendres de la mère de sa famille d’accueil et « aller à la rencontre des Cervak originaires » comme elle dit ? Il apparaît que ce récit puise dans un substrat biographique qui est le vôtre, ce qui apparaît lorsque votre narratrice déclare : « Je suis née en France où mes parents avaient migré en fuyant la Slovénie, ils ne m’ont rien laissé de mon pays natal à part ce nom, Cervak. Et ce prénom, Helena, sans accent sur les e. » Qu’en est-il ainsi de l’origine biographique de votre récit, de cette existence avec précédent biographique ?
Le voyage dans lequel se lance la narratrice est un voyage que j’ai fait en 2014, il y a dix ans… La différence majeure : je savais exactement où aller et j’avais pris rendez-vous avec des Fercak en Italie et en Slovénie. J’avais des indications précises données par mes parents. Contrairement à la narratrice, orpheline, qui file à l’anglaise, part à l’aveugle et va sonner de manière aléatoire chez des personnes qui portent le même nom qu’elle… Mon voyage personnel partait d’une curiosité à la fois familiale et géographique. J’ai ignoré l’origine slovène de mon nom pendant des années, je ne saurais pas dire à quel âge j’ai appris que mon grand-père avait fui la Slovénie pour s’installer en France et qu’il avait été marié à une italienne née près de Turin. Je me suis réellement intéressée à cette généalogie inconnue assez tard. C’était là, j’y pensais, mon nom qu’on écorche souvent m’y ramenait, je lisais des articles sur l’histoire de la Slovénie, sa géopolitique… Il m’a fallu du temps pour décider d’y aller, de découvrir les lieux, de tenter d’apprendre ou d’élucider des choses... La Slovénie a une histoire complexe, pendant la Seconde guerre mondiale, elle a été démembrée et annexée par l’Allemagne, l’Italie et la Hongrie, une toute petite part avait été donnée à la Croatie, et son indépendance est tardive (1991), la république de Slovénie entre dans l’Union européenne en 2004. C’est aussi l’histoire elle-même du pays qui a questionné en moi les origines et leurs multiplicités possibles. En rentrant de ce voyage, en 2014, j’avais le sentiment que j’avais là un livre à écrire, mais qui ne pouvait pas être le récit de ma quête personnelle. J’ai vu la maison de mes arrières grands-parents, j’ai rencontré des cousins, je suis aussi tombée, comme Helena, la narratrice du livre, sur « un vide d’histoire ». Je cherchais davantage que ce que j’ai trouvé… Mon imaginaire, mon esprit romanesque, mon envie de trouver des liens entre la Slovénie et moi, ont été, disons, trop ambitieux. Il n’y avait pas grand-chose à raconter en réalité, dans ce vide, ce manque, j’ai senti qu’il y avait quelque chose à creuser. Je pouvais partir des questions que je me posais pour écrire Une existence sans précédent et ainsi sonder nos appellations : elles nous assignent d’une manière ou d’une autre et nous font appartenir à un pays, nous rattache à une langue.
Rapidement j’ai eu cette idée d’un livre qui serait une traversée : le personnage arriverait en Slovénie, pays qu’il rêverait de découvrir, d’habiter, et il s’y sentirait comme un étranger, il aurait à chercher sa place. Je voulais creuser ce sentiment bancal que j’avais éprouvé : être comme une étrangère dans son pays d’origine enfin découvert. Il m’a fallu des années pour trouver le moyen d’écrire ce livre… trouver la voix d’Helena. C’est la liberté de cette voix, son immaturité aussi, son audace, qui m’ont permis de l’écrire très librement, sans penser au voyage que j’avais entrepris dix ans plus tôt et qui charrie une histoire personnelle, une famille accablée par une série de deuils restés longtemps sous silence. Il a fallu que je sois en résidence d’écriture à Berlin pour me sentir libre d’écrire une histoire slovène : en Allemagne, je vivais dans une langue qui n’était pas ma langue d’écriture et je vivais dans un pays qui n’était pas celui qui est recherché dans le livre. Cette double distance m’a permis de faire taire la pression intime qui aurait pu peser sur l’écriture du livre. Pour revenir à votre question, le désir premier était de trouver une manière d’inscrire, de créer un lien entre le nom que je porte, Fercak, ce nom slovène, et moi. Notre nomination détermine plusieurs paramètres dans nos vies, le mien par exemple, je l’ai toujours entendu écorché ou mal prononcé… Avec cette interrogation fréquente : « ça vient d’où ? ». Ce n’est pas anodin. Dans la première version du livre, la narratrice n’était pas nommée, ce qui était quand même un comble quand on travaille sur la question de la nomination ! C’est mon éditeur qui me l’a fait remarquer… Là, il a fallu décider, choisir le nom de la narratrice, mon premier mouvement était de rejeter le fait de jouer avec mon propre nom… finalement j’ai décidé de l’assumer avec ce nom « Cervak ». Jouer, transformer c’est aussi l’espace formidable de la littérature, jouer avec le nom a ouvert d’autres portes ludiques du livre, le jeu avec la langue, avec le caractère de cette narratrice un peu mal-lunée. C’est aussi son côté enfantin ! L’humour est la distance qui permet d’affirmer sa voix, sa voix, et la mienne dans l’écriture...
Pour en venir sans attendre au cœur de votre roman, Une existence sans précédent se donne d’emblée comme un récit de la transmission, de la quête des origines de votre narratrice, origines opaques, pour une narratrice opaque également à elle-même, qui ne cesse d’évoquer son « étrangeté ». Ainsi Helena traverse-t-elle l’Europe pour sonder son identité à la manière dans une quête propre à ce que Marthe Robert identifiait comme la bâtardise romanesque dans Roman des origines et origines du roman. Car Une existence sans précédent s’offre comme un grand récit sur l’identité : « Où allez-vous ? Pourquoi ? Avec qui ? Combien de temps ? Déclinez votre identité et vos assignations. Qui suis-je ? Où vais-je ? Quand est-ce qu’on mange ? Vous voyagez seule ? Toutes ces questions intrusives et inutiles. » Identité à soi mais identité aussi aux autres : « Qu’en sommes ? Où en ai-je ? Qu’est-ce dans ? Que suis-je ? Que sommes ? Que sommes-je ? » En quoi, au-delà de leur ironie cinglante, ces questions traduisent-elles la violence du malaise identitaire de votre narratrice ? En quoi s’agit-il pour elle de résoudre la question de l’identité conçue comme un deuil, une perte, elle qui dit que Naître, c’est « n’être rien » ? L’identité se place donc ici sous le signe du deuil ?
Ces interrogations qui sont posées dans le livre et que vous mentionnez sont une façon de faire un sort à la question de l’identité et des origines. Arracher cette question des positionnements habituels pour aller vers un espace autre, ouvert, multiple. Cette identité qui nous assigne, et cela même lorsqu’une part de l’histoire nous échappe, est vécue pour elle comme un poids, une pression, une contrainte. Helena a une façon bien à elle de voir le monde : à partir de ses traumatismes (mort de ses parents, vie en foyers, perte de sa mère de substitution en famille d’accueil) et de sa colère, son ton mordant amusé. Le trou généalogique, le vide de souvenirs, le deuil sont à l’origine de sa quête. Elle veut découvrir le pays de ses parents slovènes qu’elle n’a pas connus et espère que cette découverte lui apportera une certaine élucidation du mystère de vivre. Ce qu’elle recherche, c’est une enfance impossible : celle qu’elle aurait aimé vivre avec ses parents biologiques. Sa quête est plutôt illusoire… Elle veut atteindre un statut de l’enfance, elle veut retrouver l’âme de l’enfance, elle pense qu’en se liant avec sa famille « d’origine du nom », ce sera possible. Helena va sonner de manière aléatoire chez des « Cervak », on ne sait jamais précisément si elle a un lien véritable avec les personnes qu’elle croise, et finalement, ce n’est pas essentiel… Vivre dans un pays dont elle ne parle pas la langue la délivre du poids des ressassements. L’existence sans précédent est celle qu’elle choisit, qu’elle essaie de créer en acceptant sa part d’inconnu. Au départ, elle est animée par cette volonté de se délester d’un passé encombrant et d’un futur qui pourrait l’être si la lignée de malchance se poursuivait à travers elle… Peu à peu, elle parvient, tant que bien que mal, à trouver une place qui lui convient, quitte à squatter la maison d’une famille qui n’est pas véritablement la sienne et à vivre socialement en dehors des clous. Trouver un lieu à soi ne coïncide pas forcément (ça peut même être l’exact opposé) avec retrouver les siens. Son existence sans précédent, sa vie possible et plus apaisée, ce n’est pas dans la poursuite de l’élucidation familiale qu’elle va la trouver… Elle pose cette possibilité qui me plaît : s’extirper d’une assignation, s’extirper de situations qui l’étouffent, couper les liens avec un pays dans lequel elle a souffert (la France), inventer un autre possible.
Un des aspects remarquables d’Une existence sans précédent est sa forme narrative empruntée au Road Novel, une manière de road movie picaresque où l’héroïne, pourtant « pas une aventureuse » comme elle le constate, paraît rouler vers sa famille d’origine mais pour mieux adhérer à la réalité dont elle semble coupée. Ce roman itinérant qui va de la France à la Slovénie en passant par Trieste accomplit ainsi un double trajet paradoxal : une manière, ontologique, de se rejoindre, et une manière, tout aussi ontologique, de se quitter. Est-ce qu’ainsi ce paradoxe d’un personnage qui veut se connaître mais qui veut aussi s’oublier ne fournit-il pas la dynamique narrative même ? Est-ce que la grande question de ce Road Novel n’est pas donnée d’emblée « comment s’enfuir de soi ? » quand « la réalité nous colle aux basques » ? Enfin quels sont les road novels qui ont pu vous inspirer dans cette quête existentielle où on se demande « pourquoi vouloir traverser des frontières quand on n’en a pas chez soi ? »
Sa quête… se connaitre et s’oublier est contradictoire et illusoire. Elle va pourtant y mettre toute son énergie. Elle avance à contre-courant, c’est un mouvement dans mon écriture, présent dans d’autres de mes livres. Ecrire contre l’avancée du temps, de la nuit, contre la mort et faire avancer le texte ainsi… Etre perpétuellement dans un entre-deux, un équilibre précaire. Le mouvement de nos vies y ressemble furieusement si vous voulez mon avis, on avance malgré et avec des blessures qui nous arriment à des événements passés, on vit avec la présence des morts qui ont compté et comptent encore pour nous. On ne cesse de s’affirmer et persévérer tout en ayant des bagages antérieurs assez lourds à porter. Helena veut se défaire du passé moche et malchanceux qui lui colle à la peau pour atteindre des souvenirs, une histoire qui lui conviendrait mieux mais qui n’existe pas, qui n’a pas eu lieu. C’est le bras de fer permanent qui se joue à travers la structure du livre : ce road-trip en avant, vers la Slovénie, durant lequel elle est sans cesse renvoyée, dans sa tête, son flux de conscience, à son passé. Elle fuit mais dans sa fugue se remémore ce qui la fait fuir. Elle est écartelée entre cauchemars et aspirations, entre la volonté de s’enfuir d’elle-même et sa présence inévitable, incompressible. Sa fuite est composée d’allers-retours incessants entre sa quête du grand air, de terrains vagues où tout recommencer à partir de zéro, et de surgissements de souvenirs réels et encombrants. C’est la dynamique du livre qui colle à la dynamique qu’elle expérimente, comme si on assistait à une lutte entre passé et présent.
J’ajoute que ce road-trip, le fait de passer de maison en maison, me permet de poser la question de l’accueil. Comment réagit-on quand une étrangère vient sonner à la porte et semble vouloir créer un lien avec nous, projette sur nous ses espoirs ? La réponse et la réaction à cette arrivée inopinée ne sont pas si simples…
Si Helena, votre narratrice dit lutter « contre tous les anonymats », elle ne manque cependant pas d’être remarquée notamment pour le rapport qu’elle entretient au langage et plus largement à l’écriture. Ce rapport se fait double : d’une part, Helena constate combien le cri la caractérise. Elle ne cherche qu’à crier, un cri qui se traduit notamment graphiquement par des « Grrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr » et qui pointe, chez elle, ce qu’elle nomme « ma bête intérieure ». Est-ce que ce cri qui taraude chez Helena traduit sa fascination pour l’animalité, à savoir un rapport direct au vivant dont elle se met désespérément en quête ? S’agit-il aussi d’un cri de révolte face au social et à une société dont elle est exclue, totalement marginalisée ?
Helena est habitée par la colère, qu’elle nomme son « animal intérieur ». Encore une fois, elle joue ; animaliser le cri, c’est une façon ludique de cohabiter avec ses blessures. Colère contre les contraintes familiales, sociales, contraintes de l’enseignement aussi. Ce n’est pas qu’elle n’arrive pas à s’y soumettre, c’est plus complexe : elle ne les comprend pas, elle leur échappe, elle est inadaptée à cet ensemble de codes. Ce cri (taupe, hérisson, etc.) qu’elle analyse comme ayant rempli un vide en elle est à la fois une façon de se défouler, de se dépouiller d’une rage et aussi une façon d’avancer, de vivre intensément. C’est une énergie qui au final la porte et lui donne le mordant nécessaire à la poursuite d’une existence nouvelle. Elle a une fascination pour les êtres animés et sans parole qu’elle observe, les insectes par exemple. Le lien qui peut se créer avec ces êtres est pour elle beaucoup plus immédiat que le lien humain et social dont les codes lui font défaut. Dans cette existence neuve qu’elle va trouver… c’est Missoun, le chien le plus lent du monde, un parfait exemple d’anti-héros, comme elle, qui va devenir son compagnon préféré. Elle a également un lien fluide, organique avec les arbres, la mousse, les étangs, le ciel. S’allonger dans l’herbe, se promener dans les bois, contempler les couleurs du ciel apaisent ses idées sombres et brouillées, ce ne sont pas des ennemis, elle n’a aucun compte à leur rendre, pas d’obligation quelconque envers eux, c’est la poétique du calme… Dans sa vision du monde, les espaces ouverts, les terrains vagues et les bordures sauvages évoqués sont nécessaires : nos villes encombrées, bétonnées, l’absence d’horizon contrarient la quête d’un apaisement.
Le second temps du rapport au langage qu’entretien Helena passe par l’antithèse même du cri dans la mesure où son écriture se fait rapidement science de la sentence et poétique de l’aphorisme. Dans un monde instable, où l’identité est un tremblé continu et discontinu, la narratrice cherche, ontologiquement, à combattre le cri et l’instabilité en édictant des lois générales et naturelles de l’existence. Se multiplient alors, concurremment aux interrogations sur le cri, une série d’aphorismes qui, au lieu d’affirmer, pointent vers une poétique du vide : « Il faut du vide, de la place, de l’air dans la matière grise, de l’aisance, de la fluidité dans le corps calleux ». En quoi était-il important pour vous de contrebalancer le cri par une science, même fragile, d’aphorismes ? En quoi permettent-ils à l’héroïne de résister aux assauts du monde, de le domestiquer en quelque sorte ?
La poétique du vide est la poétique du calme, elle veut calmer la tempête dans son esprit, écarter la tourmente. Son jeu langagier tempère les assauts du monde en les contournant, en s’y soustrayant. Elle répond à côté en créant son propre langage et son propre rapport au monde. Dans cette création, elle trouve un amusement et une joie qui la sauvent. Elle finit souvent par détourner ou répondre de façon ludique aux choses qu’elles ne maitrisent pas totalement ou qu’elle voudrait maîtriser différemment. Prenons pour exemple sa passion pour les sciences humaines, la philosophie. Son caractère, son anxiété lui font rater les concours, les examens. Elle pourrait laisser tomber, choir dans une déception, mais non, elle s’obstine, elle persévère dans une possibilité de s’affirmer, elle dévie les concepts des philosophes qu’elle respecte, quand elle établit sa théorie du rétrécissement par exemple ! Elle s’affirme dans l’invention. Une fois encore, elle avance à contre-courant : on a là une narratrice installée dans la contradiction. Elle se plaint de son « vide d’histoire » mais elle a la tête pleine de remises en questions perpétuelles. Elle affirme laisser aller son imagination et se laisser déborder par des mensonges, des inventions. Elle mène la danse en jouant avec le lecteur. S’il suit le pacte, il ne mettra pas sa parole en doute, mais elle (se) jouera (de) avec lui tout de même.
Dans le sillage de cette interrogation sur la parole et son usage, Une existence sans précédent voit sa narratrice jouer avec le langage à la mesure de la folie qui, parfois, la gagne ou se retire d’elle. Deux notions traversent le récit qui permettent de saisir le rapport que Helena entretient, plus largement, à son écriture : la tachypsychie et la palilalie. Pourriez-vous nous dire de quoi il s’agit exactement ?
Dans votre question, je vois que vous avez suivi le pacte, qu’il y a une adhésion entre vous et ce qu’Helena énonce (rires) ! Que ses fulgurances parfois un peu délirantes soient prises au pied de la lettre (elle pourrait le dire ainsi), me plait !
« Le déroulement anormalement rapide de mes associations d’idées est nommé tachypsychie. C’est le syndrome que je porte, qui m’anime. » : c’est Helena qui affirme sa pathologie, le rapport qu’elle entretient à son écriture. Elle a pu trouver le mot dans un livre (elle lit beaucoup) ou l’entendre dans une discussion, on ignore comment et par qui est posé ce diagnostic. Elle qui semble fuir tout diagnostic qui assignerait à un traitement, une pathologie… elle adhère et adopte cette névrose car c’est un mot qu’elle aime, qui définit ce qu’elle ressent.
La tachypsychie se manifeste par une rapidité anormale du cours de la pensée qui peut se traduire par l’angoisse d’être angoisse d'être envahi par un grand nombre de pensées en même temp, ou/et par un discours très rapide, voire parfois incohérent, un discours qui passerait par exemple du « coq à l'âne » sans qu'il y ait de liens entre les pensées qui se succèdent. Quand j’ai découvert ce mot dans un document qui répertorie les névroses, j’ai pensé qu’il pouvait m’aider à définir Helena, ou plutôt l’aider à se définir elle-même. Que c’était un beau mot, qui sonne bien si on le prononce à l’oral et qui collait parfaitement à sa personnalité, sa vivacité d’esprit qui invente et déraille parfois dans un même mouvement et invente des mots, jouant avec leur sens, les détournant aussi. La palilalie est un trouble du langage parlé consistant à répéter spontanément et involontairement un ou plusieurs mots ou phrases. Je ne sais plus comment je suis tombée sur ce mot palilalie mais c’était comme une évidence : il pouvait faire partie de la langue d’Helena, elle qui s’amuse avec les syllabes. Palilalie prononcé à l’infini sans espace, sans pause… Essayez… Vous arrivez à liepalilaliepa… C’est un mot qui chante et fait résonner de nouvelles prononciations… Un amusement pour elle.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur la place majeure qu’occupe la lecture dans Une existence sans précédent. Votre narratrice est une très grande lectrice, notamment de Walter Benjamin, elle qui affirme notamment : « Mon goût de la lecture, j’ai jamais pensé qu’il était de l’ordre des loisirs ; c’est mon assise, mon fondamental. » En quoi vous paraissait-il important de mettre en scène un personnage aussi féru de lectures ? On sait aussi un récit obsédé par l’échec à la manière de Beckett : occupe-t-il une place centrale dans vos propres lectures ?
Je réponds d’abord sur la dernière partie de votre question : Beckett. J’ai fait mon mémoire de philosophie sur lui, sur le statut de l’homme chez Beckett, un statut qui évidemment est langagier ! J’ai lu et relu Beckett, je le lis et le relis, c’est un auteur de référence pour moi. Je peux le relire indéfiniment. Quelques semaines après mon installation à Berlin, j’ai découvert que l’atelier dans lequel je vivais et j’écrivais était celui dans lequel Beckett séjournait à Berlin. J’ai retrouvé des photos de lui dans l’escalier (qui est toujours le même). Ça a fait ma joie de savoir que Beckett avait passé là plusieurs séjours. C’était comme une présence, j’y pensais beaucoup, j’aimais l’idée : cohabiter avec le fantôme de Beckett ! Alors, peut-être que ça pu influencer de manière souterraine, inconsciente, les logorrhées, le monologue d’Helena…
Walter Benjamin a beaucoup écrit sur l’enfance. Autant je n’ai pas lu de road-novel pour écrire ce livre, autant j’ai lu des livres qui parlaient de l’enfance, sondaient notre rapport à l’enfance. Quand j’étais en résidence à L’Académie des arts de Berlin et que j’ai pu consulter les archives de Benjamin, j’espérais voir sa collection de jouets. Il en reste quelques photos… Il collectionnait des jouets primitifs, faits à la main, il arrivait à établir un rapport vivant entre l’enfance et les jouets, ces fruits du travail de confection des artisans, qu’il opposait aux jouets fabriqués à la chaine. Son analyse était politique. Quand il écrit sur l’enfance, il questionne le souvenir, mais aussi le sentiment de l’enfance, il tente de la définir. Et c’est à lui que je laisse la dernière phrase du livre. Je n’ai pas mis cette citation en début d’ouvrage comme on le fait souvent avec l’exergue, mais à la fin, après les dernières paroles d’Helena ; il me semble que cette citation définit parfaitement ce mouvement de quête nécessaire et impossible de l’enfance, ce bras de fer permanent qui est le trame du livre, sa lame de fond. Je vous mets la citation ici : « L’enfance va à la rencontre de l’empire des morts là où il pointe dans celui des vivants, comme à la rencontre de la vie, étant aussi précieusement liée à l’un qu’à l’autre (et à vrai dire aussi, pas moins réservée envers les deux). »
Quand j’étais à Berlin, je n’avais pas encore trouvé la voix d’Helena, son personnage, je lisais ce qui pouvait me lier à l’enfance, à différentes vues de l’enfance, je regardais des films (Petite maman, etc.), je collais sur un mur de mon atelier tout ce qui s’y rapportait pour questionner le rapport à l’enfance, un rapport qui implique toujours un discours, une narration de l’évènement qui se rappelle à nous. Pour trouver l’enfance, il faudrait désapprendre : si l’enfant peut apprendre à marcher, l’adulte ne le peut plus. C’est valable pour bien d’autres choses. Désapprendre ce serait aller à contre-courant du sens de l’existence. On ne peut pas, mais Helena essaie.
Pour répondre à l’autre partie de votre question, pour Helena, la passion des mots, la maîtrise des sens, des concepts et leur distorsion possible ne pouvaient se passer d’une passion pour la lecture. On n’écrit pas, on ne raconte pas, on ne manie pas la fiction sans lire. La lecture pour elle a plusieurs fonctions dont l’une est l’ancrage au réel, le langage fonde son rapport au monde, elle doit sans cesse apprivoiser ses pensées galopantes, lire, comprendre, apprendre. C’est aussi ce contre quoi elle doit lutter (les affabulations du vieux Jollais, le père de sa famille d’accueil), les idées en vrac et les questionnements sombres incessants. La lecture lui apprend aussi à poser, peser les choses pour mieux les apprivoiser. On voit le monde à travers notre langage, nos mots, il y a une confrontation assez terrible entre le monde et elle, une friction permanente entre son langage propre (ludique, argotique aussi parfois) et la langue commune, « les codes de la bienséance » qu’elle passe son temps à pulvériser. Le bonheur qu’elle trouve dans l’écriture, dans la langue, c’est finalement une joie d’invention, une joie solitaire et libre, qu’elle parvient à trouver en Slovénie entourée de personnes qui ne parlent pas français. Elle peut épanouir son langage propre : personne ne va la corriger, lui dicter son comportement, elle peut vivre dans le temps qu’elle choisit : le conditionnel de l’enfance en l’occurrence. La lecture, l’écriture accompagnent sa fuite et trouvent leur clarté paisible de ne plus être contredit ou contraint.
Claire Fercak, Une existence sans précédent, Verticales, janvier 2024, 160 pages, 17€