top of page
Photo du rédacteurChristophe Fourvel

Christophe Fourvel : Eloge du chiné (Transmettre)


Christophe Fourvel (c) DR


Christophe Fourvel, comme souvent les auteurs, les autrices, écrivent, parlent, depuis un point éloigné dans le temps, qui s’appelle littérature et qui rayonne littéralement et partout où il est « capté », entendu, saisi, balle au bond et dans le mille. Ce n’est pas un point d’origine mais un point d’appui, une sorte de refuge pour écrire le futur de la littérature. Ce qu’elle a à dire encore depuis ce point d’ancrage. Pour en savoir davantage sur Christophe Fourvel, son itinéraire, cliquez ici.


Depuis, il a publié un livre important sur Stig Dagerman, « son ami » écrit-il,  aux éditions La Fosse aux ours en 2023, dans le contexte du centenaire de la naissance de Dagerman : 31, c’est peu - Stig Dagerman (1923 – 1954)  . Il a consacré également une émission à cet auteur, sur France culture, à retrouver ici.




Je voudrais commencer en établissant une distinction entre deux « moments » de transmission. Celui qui qui se dit à voix haute, avec tout le corps, face à un auditoire scolaire ou universitaire par opposition à celui qui s’opère à travers les livres que l’on écrits et que j’associe à un murmure. 


La transmission à voix haute


Après avoir fréquenté plusieurs centaines de classes, j’ai acquis une certitude : l’artiste ne peut espérer transmettre que ce qu’il est vraiment. Il n’est pas l’enseignant mais se doit d’être l’entraînant et pour cela, si son savoir ne lui est pas aussi essentiel que l’air qu’il respire, je sais qu’il se perdra dans l’atmosphère des salles de cours. 


Chaque fois que j’entre dans une classe, je sais que ma seule chance d’être vraiment audible tient à un petit miracle : que les élèves se disent que le type qui gesticule en face d’eux a l’air de s’être inventé, avec ses bagages artistiques, une vie-voyage qui vaille la peine. Dans ce cas seulement, ils sont prêts à regarder l’intérieur de ces bagages que je leur tends. Mais il faut que cela représente une piste crédible pour le bonheur, la jouissance, le différent improbable. Il faut que quelque chose de la vie en dépende… Car les écueils sont nombreux. Citons les deux principaux :


— Comment transmettre le goût d’un objet du passé à des jeunes personnes inondées de présent ? Ou, dans une formule moins radicale (ou pas) : comment tenter, avec un objet extrait du présent infini, des jeunes personnes saturées de tentations ?

Et d’autre part :

— Comment espérer une attention exclusive pour un objet artistique (un livre, un film, un tableau, une image, un moment de spectacles….) par ailleurs facilement disponible sur Internet ? Comment demander à des gens d’être entièrement là, à mon écoute quand ce que je leur montre leur semble à portée de clics ?


Je voudrais m’attarder sur un seul exemple : l’année dernière, face à un groupe d’élèves de Sciences Po 2ème année, j’ai proposé la vision d’un film d’Ingmar Bergman. Seuls deux élèves sur les 15 concernés connaissaient le nom de Bergman et aucun n’avait déjà vu un de ses films…Les étudiants, assis face à moi, ont donc dû se poser au moins deux questions : Pourquoi regarder un film tourné en 1978 (il s’agissait de Sonate d’automne) alors que les plates-formes de streaming me proposent des dizaines de milliers de films plus récents et donc, a priori, plus « concernant pour moi » et enfin, pourquoi le regarder dans cet amphithéâtre alors qu’il me suffit de prendre les références et de le voir dans mon canapé où je pourrais le visionner en fractionné, en accéléré ou bien encore tout en scrolant, mangeant, tchatant avec des ami.e.s. ?…


Face à des étudiants de filières très sélectives (débordés de travail, pas si disponibles que ça) comme devant des adolescents en rupture scolaire (débordés de colère ou de méfiance contre le système scolaire), ma seule chance, je le sais, est de créer un moment dans lequel je joue (tout à la fois au sens de la partie de poker et du théâtre !) ce que je suis. Je n’ai aucune marge de manœuvre, je le sais, les courants contraires sont trop forts. Je ne peux pas tricher, je veux dire par là faire simplement œuvre d’érudition, évoquer et vouloir transmettre quoi qu’il soit qui ne m’habite pas profondément. Les passeurs de la culture doivent être des êtres-Culture (1). Je dois faire envie comme adulte et cet adulte doit convaincre son auditoire qu’il ne serait pas ce qu’il est (lucide, intéressant, libre d’esprit…) s’il n’avait pas vu et revu les films de Bergman.


La transmission à voix basse 


Pour ce qui est de mes livres, je crois que je transmets aussi beaucoup d’amour pour les œuvres et les artistes qui ont fait ce que je suis. J’ai ainsi écrit des livres entiers sur Stig Dagerman, Henri Calet et le peintre contemporain Jean-Pierre Schneider. J’ai aussi évoquer « ma rencontre » avec les films de John Cassavetes ou de Robert Guédiguian. Travaillé à partir de la peinture d’Hammershoï, de Giorgione, fait l’éloge de la musique de Rachmaninov… Dans l’espace-livre, puisque la parole se dit dans un murmure, il est bien sûr possible d’objectiver l’élément que l’on souhaite transmettre et ainsi s’abstraire. Je pense qu’un grand connaisseur (j’évite le mot « spécialiste ») d’une époque et d’une littérature peut être passeur d’un savoir sans dénuder les liens qu’il entretient lui-même avec l’œuvre dont il est question. Ce n’est pas, je crois, le cas des artistes. « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », s’amusait à dire Robert Filliou. D’une façon moins espiègle, mon point de vue peut se résumer en une phrase que j’ai écrite à propos des films de Cassavetes : « C’est ce qu’il faut souhaiter à toute œuvre, le chiné, la manière dont on la maille avec sa propre histoire ». Je ne possède que cette ambition : dire comment le travail d’un écrivain ou d’un artiste est entré dans ma vie et comment sa présence fait sens, l’a rendue plus intéressante…que la vie, aurait dit Filliou. J’ai conscience de la partialité de ce regard mais je maintiens agissante l’œuvre dont il est question. C’est sans doute cette intuition d’un « chiné » qui conduisit J.B. Pontalis a créer chez Gallimard, la très belle collection « L’un et l’autre ». Ainsi, nous sommes volontairement coupables de transmettre une chimère, un objet hybride tissé presque à part égale par des œuvres lues, admirées et par les fils de notre propre vie et de notre trajectoire. C’est à ce prix que l’objet transmis est vivant. Rien n’est à prendre en l’état mais indique toujours un chemin. C’est d’ailleurs, et d’une manière générale, ce que nous sommes tous tenus impérativement à enseigner. Non pas un objet (puisque « l’enseignant » n’est plus le dépositaire unique d’un savoir disponible dans des tas de MOOC, de vidéos, de livres…) mais la manière la plus habile de se déplacer dans cette océan indistinct de connaissances et de fumée qui constitue l’essentiel du monde virtuel et donc, du monde d’aujourd’hui.


Ma propre histoire a valeur d’exemple. Elle n’est rien de plus. Elle vise à donner à celui qui m’observe (qui me lit) une appétence et une confiance en lui. Je le quitte dans un entre-deux : là où les œuvres d’un artiste génèrent un écho dans la vie de celui qui les contemple.


J’espère, simplement, donner du volume à cet écho.




Note

(1) Je convoque ici un concept proche de celui qui nous avons développé avec la danseuse-chorégraphe Geneviève Pernin dans un article intitulé : « L’Être danseur », une conception de la danse compatible avec tous les corps » dans la revue Recherches en danse datée de novembre 2022. (https://journals.openedition.org/danse/5505)



La 15e édition du Festival "Littérature, enjeux contemporains" de la Maison des écrivains et de la littérature, qui, cette année, a pour thème "Transmettre", se tiendra les 10, 11 et 12 octobre au Théâtre du Vieux-Colombier (Paris) en partenariat avec Collateral.



Entrée libre




bottom of page