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Photo du rédacteurMarie-Odile André

Christine Montalbetti : Imaginer la vie des autres (La Terrasse)


Christine Montalbetti (c) DR



Une terrasse d’hôtel un matin d’été au Portugal à l’heure du petit-déjeuner. 

Un narrateur, sans nul doute écrivain mais peu identifié par ailleurs, dont le regard passe d’une table à l’autre et qui découvre et décrit les autres clients de l'hôtel : une femme seule avec son guide de voyage posé à côté d’elle; un américain d’âge mûr et la jeune femme qui l’accompagne; un couple marié; un autre, s’exprimant dans une langue inconnue, et qui ne semble pas l’être; un troisième presque adolescent encore; une mère et son fils; un homme jeune occupé à prendre des notes dans un carnet et dont la compagne ne fait que passer avant de partir en promenade; à quoi s’ajoute le serveur de l’hôtel, silencieux et attentif à son travail et à sa clientèle.  

C’est donc à partir d’un lieu et d’un moment volontairement limités et du poste d’observation fixe qu’ils délimitent que le récit se déploie en élargissant et resserrant à volonté son espace-temps selon un procédé que la modernité littéraire a rendu familier. De même,  reconnaitra-t-on dans le dispositif mis en place une variation sur le modèle du récit choral si cher à l’autrice : le narrateur se focalise tour à tour sur le ou les protagonistes de chacune des tables (qu’il présente à la première page du livre comme autant de “ bulles” séparées qu’il s’agira ou non de faire éclater), revenant régulièrement au moment présent et à la terrasse pour passer avec souplesse d’une table à l’autre et entrelacer les fils des différentes histoires qu’il élabore.  

Car le narrateur regarde, écoute, décrit, extrapole, invente, bref imagine, comme le ferait un romancier, faisant de la terrasse le lieu unique à partir duquel se développe tout le récit et mettant en scène, en même temps,  les mécanismes qui président à l’émergence de la fiction et à l’actualisation de ses potentialités. Car sur cette terrasse et pendant ce court laps de temps du petit déjeuner où il ne se passe presque rien, la fiction  trouve à se déployer à la fois  dans tout son arbitraire et toute son efficience.  

A partir de ce qu’il voit ( le physique et  l’âge des personnages, la présence d’une alliance chez un des couples, le carnet sur lequel écrit le jeune homme), de ce qu’il entend (les langues parlées aux différentes tables, les prénoms prononcés par certains protagonistes, le mot “Dad” que la jeune américaine adresse à son compagnon de table), il se met à imaginer les rapports qui les lient, les pensées, sentiments et émotions qui les traversent, l’état présent, bon ou mauvais, de leur relation amoureuse ou familiale. Il imagine de surcroît leur histoire passée (leur inventant sans coup férir une enfance, des parents, un lieu de naissance, un milieu social, une profession), mais aussi  leur possible  avenir.  

Parfois d’ailleurs il lui faut corriger, préciser, rectifier, amender l’amorce de vie fictive qu’il avait entrepris d’ élaborer (le prénom de telle protagoniste n’a pas du tout la tonalité de celui qu’il lui avait prêté, la révélation de la relation père/fille des deux américains met fin à l’option “roman de campus” et à l'invention un peu facile d’une histoire entre professeur et étudiante sur laquelle le narrateur s’était trop vite précipité) de sorte que, non seulement les différentes lignes de récit se croisent sans cesse, mais que chacune s’infléchit, revient en arrière voire à son point de départ, conserve certains éléments initiaux (l’américain restera jusqu’au bout  professeur d’université) pendant que d’autres se modifient. De même, chaque récit tend à se subdiviser en plusieurs branches de possibles qui se concurrencent (le professeur américain est il séparé de sa femme? En raison de son infidélité à lui ou bien à elle? L’a-t-elle quitté pour vivre seule ou pour vivre avec un collègue ou même une collègue?  N’est elle pas plutôt morte prématurément, laissant mari et fille désemparés par ce deuil? Sauf qu’elle finit par faire son apparition sur la terrasse, tout simplement en retard pour le petit-déjeuner…). Les récits sont autant de chemins qui bifurquent, qu’un rien peut faire dévier, au gré de celui qui les invente à partir de bribes d’information et de minuscules détails, transformant par là la réalité en un monde “vibr[ant] d’hypothèses”. 

Le narrateur les élabore aussi à partir  de ce que lui même projette de subjectif sur les personnes qui l’entourent, et tout particulièrement lorsque l’une d’entre elles (la femme mariée prénommée Gloria) l’attire au point de chercher à l’approcher en lui demandant une cigarette et d’imaginer une possible soirée passée avec elle qui pourrait modifier, pourquoi pas, la trajectoire de sa propre vie. Dans ce cas précis, on ne s’étonnera donc pas que l’histoire de Gloria et de son mari, s’oriente facilement, parmi les différentes hypothèses envisagées, vers celle d’un couple déjà ancien pour lequel l’usure du temps se fait sentir dans les attitudes et gestes les plus banals que le narrateur repère puis interprète ou sur-interprète. D’un autre manière, le narrateur se plaît à suivre la conjonction qui s’établit entre les jeunes Shirley et Robin, imaginant ce qui s’y éprouve et expérimente d’une émancipation possible et à peine ébauchée d’avec leurs parents respectifs, comme s’il s’agissait cette fois de rejouer ce moment déjà passé mais essentiel de sa propre existence.  

 

Les récits croisés et hypothétiques qu'offre le roman constituent en fait un répertoire de situations. Personnes seules (la femme au guide de voyage, le serveur, le narrateur lui-même), ou duos (variation autour des différents couples, dédoublement que constituent les relations père/fille et mère/fils), permettent d'explorer à travers les scénarios élaborés par le narrateur différentes situations et moments de la vie amoureuse et familiale, des expériences possiblement vécues ou à vivre (selon l’âge) dans lesquels le narrateur peut aisément se retrouver ou se projeter tout comme le lecteur auquel, comme c’est l'habitude chez C. Montalbetti,  il s’adresse volontiers pour le prendre à témoin. Variations sur les mille nuances de la solitude ( la femme au guide, accablée ou libérée par son voyage solitaire, le serveur, fils unique resté seul et sans enfant après la mort de son père, l’américain et sa fille, solitaires à deux après le décès de leur femme et mère). Variations  sur les relations toujours infiniment complexes des parents et des enfants (entre indifférence apparente, inquiétude incontrôlable et difficulté à communiquer) explorées du double point de vue des uns et des autres. Variations encore sur les couples et les relations de couples, entre le très jeune couple tout à ses débuts amoureux mais empêtré dans des différences d’origine sociale difficiles à gérer, le couple trop longtemps marié de Gloria et Marc et celui qui donne l’impression d’être construit de manière provisoire sur la base d’un intérêt réciproque bien compris (la volonté d’échapper à la vie médiocre qui lui était promise pour elle, l’orgueil d’être avec une très jolie jeune femme pour lui). L’autrice excelle à déployer toutes la gamme éminemment contradictoire des liens tout à la fois subtils, intenses et changeants qui unissent étroitement ces différents duos, y compris dans la mésentente, l’incompréhension, la frustration, le désir de rupture ou d’émancipation qui peuvent se faire jour, explorant ainsi les infinies nuances de tout ce qui nous  anime, parfois à notre insu, dans nos attachements du quotidien.  

 

Une des réussites du texte réside dans une écriture qui permet d’échapper à ce que pourrait avoir parfois de trop attendu ces micro-récits de la vie privée et ces variations  même subtiles sur les pensées ou émotions des personnages. L’usage  qui est fait des images permet en effet de transformer ce qui relève du domaine de la pure intériorité dans ce qu’elle a de plus impalpable en quelque chose de tangible, de matériel et de concret. Les comparaisons qui se déploient syntaxiquement au cœur de la phrase privilégient une approche sensible à travers laquelle s’exprime avec d’autant plus d’intensité le sentiment intérieur qu’il s’agit  d’évoquer. Ainsi à propos de Tiago, le serveur, imaginé comme “le dernier vivant de sa lignée”, avec tout le poids mental que cela implique, et qui doit se sentir  “comme le bœuf attelé à une charrue qui aurait réclamé qu’ils soient plusieurs à tirer.”; ou à propos de la jeune femme étrangère dont le désir de promotion sociale prend la forme d’une chauve-souris “logée dans son coeur, avec son petit corps duveteux, ses griffes, ses ailes tout en membranes hérissées et ses dents de vampire.” Mais c’est peut-être lorsqu’il s’agit de suggérer ce que peut avoir de puissant et archaïque à la fois la figure paternelle ou maternelle fantasmée par les enfants (Tiago, là encore, et surtout Robin, l’adoslescent en vacances avec sa mère) que la puissance de suggestion des images est la plus éclatante, en particulier lorsque le souffle de la mère endormie la transforme  en un être préhistorique, monstrueux et comme tapi, tout à la fois fragile et menaçant.   

On retrouve là, appliqué à ce qui se joue dans la tête des personnages, cet intérêt toujours  renouvelé pour le sensible qui caractérise, livre après livre, les ouvrages de C. Montalbetti et sa capacité à nous faire toucher par les mots la matière du monde. Une capacité non pas tournée seulement vers le monde extérieur mais aussi vers ce magma  confus en quoi consiste l’intériorité de tous ces moi divers que les pouvoirs conjoints de l’imagination et de l’écriture réussissent à rendre palpable. 





Christine Montalbetti, La Terrasse, P.O.L., août 2024, 352 pages, 21 euros

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