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Photo du rédacteurCécile Vallée

Christiane Chaulet Achour et l’œuvre d’Albert Camus : une longue histoire de lectures

Professeur émérite des universités d’Alger et de Cergy, spécialiste des littératures francophones, Christiane Chaulet Achour consacre un nouvel ouvrage à Camus : Albert Camus, le poids de la colonie, Une œuvre, des contemporains, des lecteurs, (éditions Effigi, 2023). Cette synthèse, riche de plus de quarante années de lectures de l’œuvre de cet auteur et de ce qui en est dit, propose un « espace de rencontre » entre l’analyse littéraire et historique, particulièrement éclairante pour un auteur tel que Camus, et nous livre des clefs importantes pour comprendre le processus de sa patrimonialisation. S’il s’agit bien de démontrer qu’on ne peut omettre le prisme de l’algérianité coloniale de l’auteur, il n’est pas pour autant question de le juger. Cette étude est écrite pour être accessible à tout lecteur qu’elle invite à détisser les fils de l’œuvre et de sa réception pour mieux en comprendre les enjeux. Une belle façon de de le lire ou relire au-delà des poncifs.




Avant d’en venir à l’axe de lecture que vous proposez pour mieux comprendre la place singulière de Camus dans la République mondiale des Lettres, pour reprendre l’expression de Pascale Casanova, racontez-nous quand, comment vous avez lu pour la première fois une œuvre de Camus. Quelle a été votre réaction lors de cette première lecture ? Dans quelles circonstances êtes-vous passée à une recherche universitaire ?

 

Christiane Chaulet Achour - Je crois que lorsqu’on est née en Algérie, qu’on aime lire et qu’on vit dans une famille totalement impliquée dans l’Histoire mouvementée de l’Algérie en décolonisation, il était difficile d’échapper à la lecture de L’Étranger ! Je n’ai pas un souvenir marquant de ma première lecture, le récit m’ayant un peu ennuyée et gênée sans que je sache expliquer cette gêne. Lors de ma scolarité secondaire, ce récit n’était pas encore devenu le passage obligé de la formation littéraire.

Devenue enseignante à l’université d’Alger, sans doute inconsciemment influencée par les incitations de l‘institution à mettre ce roman au programme pour sa facilité d’accès du point de vue de la langue et de la thématique pour des étudiants dont le français n’est pas la langue maternelle [on sait que la « fortune » de L’Étranger  vient aussi de son inscription, à travers le monde, dans les programmes de français langue étrangère], j’ai eu l’idée de proposer le roman au programme de notre licence de français, au tout début des années 1980. Avoir, en face de soi, un public étudiant auquel il faut expliquer qu’il ne faut pas s’attarder sur le profil ethnique de la victime [« ce n’est pas essentiel que ce soit un arabe »…] mais s’intéresser aux états d’âme du héros, en porte-à-faux dans sa société, fait prendre conscience brutalement – en tout cas ce fut brutal pour moi –, que lire ce récit en dehors de son contexte, un roman algérois des années 30-40 sous l’Algérie coloniale, n’était pas possible. Il fallait remettre sérieusement ma lecture sur le métier… critique  et c’est ce que j’ai fait et je  m’y suis maintenue depuis plus de… cinquante ans !

Il me faut aussi dire que ma démarche a été grandement accompagnée par un « lectoguide », collection malheureusement disparue, d’Isabelle Ansel sur le récit, publié en 1981. Il  est regrettable qu’il ne soit pas réédité car il aiderait grandement les enseignants à dépoussiérer la lecture d’admiration que les autres « classiques » de différentes collections leur servent. Et dès décembre 1984, je publiais à Alger aux éditions Enap, le résultat de ces années d’enseignement, aux universités d’Annaba et d’Alger, sous le titre, Un étranger si familier - Lecture du récit d’Albert Camus qui, sur la place algéroise fit quelque bruit…



A partir de là, mon enseignante à l’université d’Alger des premières années après l’indépendance, Jacqueline Levi-Valensi, m’a sollicitée pour intégrer mes travaux à ceux de la Société des études camusiennes. Elle m’a honorée, en 2004 d’une préface pour l’étude éditée aux éditions Barzakh à Alger, Albert Camus et l’Algérie, tensions et fraternités.

Ma lecture a donc très vite été universitaire, au sens où enseignante universitaire à Alger puis à Caen et à Cergy, c’est dans ce cadre que je poursuivais mes investigations sur d’autres œuvres que L’Étranger. Toutefois, étant donné l’écart que ma lecture introduisait dans le discours critique camusien – et aussi parce que c’est une de mes convictions –, je me suis efforcée d’être accessible, de démontrer le plus clairement possible ce que j’avais à dire, ne me réfugiant pas dans un  langage critique décodable seulement entre pairs. Aussi, dès 1984, l’œuvre de Camus est entrée dans un certain nombre de mes interventions dans des colloques et journées d’études, dans des publications collectives. La consultation de la liste de mes articles sur mon site [www.christianeachour.net] peut en donner une idée.




Toutefois, vient un temps où l’on ne se satisfait plus des interventions universitaires assez confidentielles et réservées à un public restreint ; on éprouve le besoin de rassembler en ouvrage les résultats auxquels on a abouti tout au long de ces années. C’est ce que j’ai pu faire en France et en Algérie : ouvrages personnels mais aussi collectifs. Je rappelle particulièrement celui élaboré avec mes collègues et amies d’Alger en 2004, Afifa Bererhi, Amina Bekkat et Bouba Tabti-Mohammedi, Quand les Algériens lisent Camus que nous avons pu éditer dans une des éditions les plus en vue en Algérie, Casbah éditions, grâce à Mouloud Achour, directeur de collection. Notre recensement s’arrête en 2004 mais je pense que, jusqu’à cette date, il est un outil de travail que les camusiens devraient utiliser pour sortir des clichés sur la lecture de Camus en Algérie.



Je dois dire qu’après ce livre de documents et de mises au point, je ne pensais plus écrire un nouveau livre sur l’écrivain et son œuvre tant la lecture d’admiration a pris le pas sur une lecture critique plus distancée. Et puis, tout à coup, j’ai eu le désir de ce dernier ouvrage, en centrant son objet sur ce que je mets en exergue dans le titre : « le poids de la colonie ». Et même sil ne touche pas mes contemporains, il est édité.

 


Votre livre commence par l’analyse littéraire de trois œuvres : Noces, L’Étranger  et Le Premier homme. Pourriez-vous nous expliquer les enjeux de votre axe de lecture ?

Comme je le fais dans tous mes objets de recherche, je commence toujours par m’intéresser aux textes en les analysant. Mes ouvrages antérieurs (articles et livres) ont parcouru ainsi l’œuvre de Camus en privilégiant les œuvres directement indexées à son pays de naissance. Je n’ai pas repris toutes les analyses de mes livres précédents mais j’ai choisi l’essai de jeunesse, le récit qui a fait la notoriété internationale de Camus et le dernier, l’inachevé ; et cet inachèvement doit toujours être gardé à l’esprit quand on le lit car si l’écrivain l’avait terminé, il aurait sûrement été différent. Je ne me suis pas interdit de rappeler certaines prises de parole de Camus, dans le contexte de la guerre d’Algérie. Je soulignerai que d’autres textes sont analysés dans la suite des chapitres, en particulier dans les parallélismes avec ses contemporains car ce sont les textes mêmes de Camus qui me sollicitent en premier et non l’usage que les successeurs en font pour justifier leurs prises de position.

Les enjeux sont sans ambiguïté : d’abord revenir aux textes et les interpréter en m’appuyant sur l’analyse textuelle ; ensuite et toujours, éclairer ces textes par « l’Algérie » dans le sens que ce pays a pour un Français d’Algérie à cette époque-là. De mon point de vue, cela rend à Camus son ancrage en terre algérienne avec les frontières et les limites de son positionnement par rapport à la grande question : colonisation/décolonisation.

Je me suis attardée ensuite sur un critique majeur, Edward Saïd, tant vilipendé par des lecteurs dont je ne suis pas sûre qu’ils  aient vraiment lu Culture et impérialisme ; et sur un collectif : l’ouvrage dont je parlais précédemment, de 2004 dont j’ai rappelé les objectifs, le recensement et les apports.

Enfin il me semblait important de revenir sur le processus de patrimonialisation dont il n’est pas responsable et qui répond, sans doute, à des visées plus politiques que littéraires. J’essaie de comprendre pourquoi il n’en est pas responsable directement mais en quoi aussi son écriture ("sa" langue française) et le traitement de ses thématiques l’ont rendu possible.

 


Effectivement, le discours sur Camus est complexe, il semble pris au piège entre lecture patrimoniale et hagiographique. Quelle est votre interprétation de ce phénomène ?

Tous les écrivains, aussi importante que soit leur œuvre, ne bénéficient pas (ou ne subissent pas, selon le point de vue que l’on adopte) d’une patrimonialisation : il faut que leur œuvre soit « patrimonialisable », c’est-à-dire qu’elle serve, à une période donnée, les intérêts du groupe dominant. De l’usage politique de la littérature… Renée Balibar dont on a oublié l’analyse éclairante du « français » de L’Étranger, a bien montré combien l’écriture camusienne était une écriture accessible à tous les scolarisés du système français avec des échappées stylistiques qui signent « le grand auteur » mais pas trop et pas trop souvent. La scène du meurtre en est un exemple, d’une réussite littéraire indéniable. Par ailleurs, évoquer l’univers colonial en déplaçant le cœur de la question vers autre chose  et limer les aspérités qui ne font jamais consensus est la seconde condition pour entrer dans le "patrimonialisable". Ce sont, pour moi, les deux marques de l’écrivain « classique », celui qui parle à toutes les classes et celui qu’on peut enseigner dans toutes les classes, dans le double sens du mot « classe ». Cette lecture patrimoniale est soucieuse de la lettre des textes mais propose des interprétations qui figent l’écrivain en icône intouchable ou… à peu près.

La lecture hagiographique la plus courante est celle qui voit les œuvres comme la preuve que Camus a eu toujours raison (quitte à tordre un peu le contexte et les citations), que Camus ne s’est jamais trompé. Ces lecteurs trouvent dans l’œuvre de Camus un viatique : « Camus m’a empêché.e de me suicider… Camus m’aide à vivre », etc… Pourquoi pas, je n’ai rien contre ! Le seul problème est que ces lectures d’admiration ne tolèrent aucune sortie de la route de signification ainsi tracée.

 


L’essai de d’Olivier Gloag, Oublier Camus, paru l’année dernière aux Éditions La Fabrique, a fait un certain bruit. Que pensez-vous de ce double déboulonnage : celui de Camus par l’essayiste et celui qu’a subi l’essayiste lui-même pour sa volonté affichée de se positionner contre le discours le plus entendu ?

C’est ce que je viens de dire : cet essai qui se plaçait hors du champ de la critique d’admiration a subi un nombre d’attaques qui me laissent vraiment étonnée. Il contient des pages très intéressantes et une explication de la nécessité de lire Camus dans le champ politico-idéologique français à la fois du point de vue de ce qu’on nomme « l’humanisme républicain » et du point de vue du regard sur l’empire colonial français. J’ai publié une analyse de l’essai en septembre 2023. Je serai assez d’accord avec Yves Ansel dans son article récent dans En attendant Nadeau, «  La Question Camus », le 26 décembre 2023 : « Même si son auteur prend soin de préciser que ce n’est évidemment pas Albert Camus ni son œuvre qu’il faudrait "oublier", mais plutôt "Camus tel qu’on nous le présente", la virulence des critiques lui ont été adressées interpelle. Il faut bien qu’Oublier Camus ait touché juste pour susciter des réactions aussi vives, des mots aussi excessifs. Alors, qu’y a-t-il donc dans ce livre qui irrite, qui dérange ? Quel est le crime ? » Remarquons que nombre de papiers commis commencent en affirmant que l’auteur n’a pas lu l’essai au-delà du titre !... Drôle de façon de faire de la critique littéraire…

J’attire encore plus l’attention sur le Blog de Claro, du 14 septembre 2023, « Camus en mille Meursault », dont chaque phrase est à apprécier. Je ne peux toutes les citer mais je le fais pour un passage : « Gloag ne cherche pas à "dézinguer" la statue-Camus – aucun ressentiment ni aigreur dans sa démarche. S'il tance qui que ce soit, ce sont plutôt ces thuriféraires roublards qui, à l'encontre des écrits de Camus, l'attifent d'un blanc virginal, ô combien bienvenu dès lors qu'il s'agit de masquer certaines souillures historiques. Il était temps, en effet, d'aller au-delà d'une admiration justifiée pour l'œuvre et de pointer certaines failles de l'humanisme camusien ».

Il est très difficile d’avoir un regard critique différent sur Camus, pour ne pas dire impossible, en France, bien évidemment. Ce qu’a déboulonné O. Gloag, c’est l’icône intouchable et non toute une œuvre.

 



La position de Camus au moment de la guerre d’indépendance de l’Algérie est indéniablement un point d’achoppement pour qui accepte de lire les textes dans lesquels il la défendue. Vous consacrez le deuxième chapitre de votre étude à trois écrivains contemporains de l’auteur qui ont eu des positions très différentes. Pouvez-vous nous expliquer l’éclairage que cette comparaison apporte ?

Effectivement ce second chapitre me tient à cœur. J’aurais pu choisir d’autres contemporains mais le travail a déjà été fait sur Jean Amrouche (je le dis), sur Jean Sénac et d’autres encore. Dans le livre collectif de 2004, nous avons synthétisé le rapport de nombreux écrivains algériens à Camus : j’aurais pu choisir Mohammed Dib, Kateb Yacine etc. En accord avec mon titre, je n’ai pas cherché à mettre Camus en parallèle avec ses contemporains Français de France. Cet aspect m’intéressait moins et il est tellement étudié.

Il me semblait judicieux de choisir trois écrivains plus ou moins proches ou distants de la position de Camus par rapport à l’Algérie : Emmanuel Roblès, son ami, dont Les Hauteurs de la ville m’ont touchée au cœur dès la première lecture et dont la pièce pour Iveton, même si ce n’est pas lui qui est mis en scène, est exemplaire de la difficulté à faire entendre une voix dissidente. J’ai aussi voulu inscrire, avec Aimé Césaire, deux discours qui auraient pu être convergents et qui ont été divergents : c’était l’occasion aussi de revenir sur l’Appel pour une trêve civile. Enfin, le plus nouveau par rapport aux études faites (les miennes et d’autres), le parallèle avec Mouloud Mammeri, là aussi dans un temps déterminé, du regard sur la Kabylie en 1939 à la guerre en 1959. Je crois qu’on peut voir, contrairement à ce qui est souvent affirmé, que la position de Camus n’était pas la seule possible pour un Français d’Algérie.

 


Vous vous intéressez également au discours sur Camus. Vous avez lu tout ce qui peut s’écrire sur cet auteur, des analyses universitaires aux réécritures littéraires, des citations dans les discours politiques aux présentations scolaires de son œuvre : quel est le texte qui vous irrite le plus ? qui vous touche le plus ? qui vous a fait le plus réfléchir ?

D’abord, je n’ai pas tout lu. Je dirai que c’est impossible tant on a écrit sur Camus à travers le monde. J’ai dit plus haut que je souhaitais une réédition de l’étude d’Isabel Ansel de 1981 qui n’a pas pris une ride et qui servirait à tant d’enseignants. Si un texte me convenait entièrement, je n’aurais pas éprouvé le besoin d’écrire mes livres. Donc je picore, ici et là… Dès qu’un texte commence dans l’éloge inconditionnel, je m’en éloigne plus par désintérêt qu’irritation. Même en dehors de Camus, je ne suis pas adepte de la critique d’admiration. Et même quand j’admire, je cherche à démonter/démontrer. Je pense que le chapitre qu’Edward Saïd a consacré à Camus dans Culture et impérialisme est remarquable (20 pages) mais il est en lien avec le reste de sa démonstration (plus de 400 pages, aïe !). Certains articles du Dictionnaire Camus (Bouquins) sont intéressants. Et puis, comme pour toute œuvre, j’adore étudier les réécritures : l’écho qu’elles ont avec l’œuvre première, même si elles sont parfois un peu ratées, m’enchante. L’intertextualité est le terreau de la littérature.

 


Quels conseils de lecture donneriez-vous à quelqu’un qui voudrait découvrir Camus ?

Je pense à tous les collégiens et lycéens qui s’ennuient en lisant L’Étranger  parce que c’est une lecture scolaire : qu’ils lisent les BD de Jacques Ferrandez. Bien sûr L’Étranger  et Le Premier Homme mais peut-être et surtout L’Hôte.



Par sa mise en images et son respect du texte, il rend à l’œuvre de Camus son écrin algérien. Et qu’ils lisent la  nouvelle L’Hôte qui est, de mon point de vue la plus représentative de la position de Camus vis-à-vis de la décolonisation algérienne. Leur faire lire aussi Noces en mettant en contexte son lyrisme ; La Peste et l’évitement de la question « des arabes ».

J’ai analysé, dans l’ouvrage, le récit de Kamel Daoud, Meursault contre-enquête et je pense que c’est une réécriture très intéressante, de même que L’Affaire Meursault de Michel Thouillot. J’ai bien aimé aussi Un parfum d’absinthe d’Hamid Grine (titre changé en France en  Camus dans le narguilé).

 

 



 

Enfin le chapitre de Nedjma Kacimi, Sensible, sur le sujet. En réalité, c’est le phénomène de lecture que représente l’œuvre de Camus qui est à étudier et dont j’ai tenté de donner une idée, des hommes politiques à divers auteurs et créateurs. C’est cela le véritable phénomène littéraire à observer.





Christiane Chaulet Achour, Albert Camus, le poids de la colonie, Une œuvre, des contemporains, des lecteurs, éditions Effigi, octobre 2023, 288 pages, 16 euros


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