Pour ouvrir son dossier consacré à la théorie littéraire, Collateral a choisi de mener une enquête, à la Jules Huret, en soumettant à différentes personnalités du monde de la critique et de la littérature un questionnaire identique de manière à pouvoir dresser un état des lieux de la question de la théorie aujourd’hui. Professeur émérite des universités d’Alger et de Cergy, spécialiste des littératures francophones, Christiane Chaulet Achour s’est, la première, prêtée à l’exercice. L’autrice du récent Albert Camus, le poids de la colonie. Une œuvre, des contemporains, des lecteurs vous livre ici ses réponses.
Quel rôle la théorie littéraire a-t-elle joué et joue-t-elle encore dans votre approche du domaine de vos recherches et quelle utilisation vous en avez faites ?
Je suis d’une génération pour laquelle il a été essentiel de sortir de la critique traditionnelle pour s’ouvrir à d’autres propositions en les adaptant à nos objets de recherche. J’ai ainsi « appris » (sans doute en déformant certaines de leurs propositions) à analyser un texte en suivant différentes directions critiques : celle de la place du livre dans la communication et celle de l’évolution d’une interprétation selon les époques (lisibilités multiples) ; celle qu’ont proposé les critiques et théoriciens des années 60-70 (Barthes, Todorov, Greimas, Genette, H. Mitterand, Barbéris) pour une analyse interne du texte ; mais aussi celle, liée à la précédente, de l’indissociable lien entre Histoire/Société/Littérature à partir des apports de la sociocritique. Cette pratique de l’analyse du texte, au plus près de son écriture et de ses ramifications avec les sciences humaines comme la communication, l’histoire, la sociologie et la linguistique, m’a permis de bricoler mon approche de la littérature et demeure ma manière d’interpréter les textes. Je butine et garde ce qui me sert et me permet d’avancer dans la compréhension. Je ne suis pas une disciple soumise, suivant avec rigueur une théorie, mais une disciple pirate qui prend ce qui lui convient en fonction du texte qu’elle lit. C’est l’œuvre littéraire qui commande et non la théorie qui n’est qu’un moyen de mettre en valeur la construction de l’écriture et ses liens avec d’autres écritures.
Très vite, ce qui a été dominant, ce fut l’apport de l’Histoire : on ne peut bien lire une œuvre que si l’on connaît son contexte d’écriture et l’atmosphère dans laquelle l’écrivain a baigné. A l’intersection d’une pratique de décryptage de l’écrit et de ses branchements avec l’Histoire et la Société, s’est très vite imposée la recherche des pratiques intertextuelles. Un texte n’est pas une création spontanée, il est précédé et il provoque des « héritiers ». Et à cette intersection, la question de la langue – ou des langues à l’œuvre dans un texte –, est absolument primordiale. Es-ce que ces priorités que j’ai faites miennes viennent des corpus qui m’ont aimantée et auxquels je me consacre : les littératures sous domination, la question coloniale, l’esclavage, etc… ? Sans doute. Aussi je reste fidèle à l’analyse textuelle et intertextuelle, aux rapports Littérature/Histoire/Société et aux langues qui vibrent dans une œuvre littéraire.
« […] admettre l’importance de la théorie c’est s’engager sur le long terme et accepter de demeurer dans une situation où l’on ignore toujours quelque chose » écrit Jonathan Culler : vous inscrivez-vous dans cette expérience du théorique ?
Oui si je croise sur mon chemin une proposition théorique qui m’ouvre une voie d’interprétation et de compréhension. En ce sens, je prospecte. Mais je ne prospecte pas la théorie pour la théorie. Actuellement, il y a de nouvelles théories qui viennent nourrir les interprétations : je pense à l’écopoétique dont certaines avancées me parlent. Par rapport à ce qu’ont apporté mes références essentielles : Frantz Fanon, Edward Saïd et d’autres, je ne sais pas encore ce que le « décolonial » apporte de nouveau pour mieux appréhender ces corpus invisibles sur lesquels je travaille. Les différents féminismes me laissent perplexe mais je me tiens une priorité de travailler sur les écrits des femmes…
Quelle théorie pour quelle voix critique ? Autrement dit : chacun.e sa théorie afin de produire un discours théorique situé et offrir de la visibilité à des voix minorées ? Je pense à la théorie féministe, queer ou encore post-coloniale et décoloniale.
On aura compris par ce qui précède que je ne pense pas pouvoir me situer par rapport à une théorie pure et dure car il y a toujours quelque chose qui n’emporte pas ma conviction. C’est en lisant puis en analysant pour transmettre les voix minorées, invisibilisées que j’avance ; et en lisant beaucoup, toujours plus car ce sont les créations qui dessinent des incontournables de nos sociétés. En quelque sorte, j’avance avec les littératures et non avec les théories. Ainsi tous les débats autour des études postcoloniales, des études féministes ou autres m’intéressent mais pour éclairer ce que les créateurs disent et font, sinon, je ne les comprends pas et ils ont tendance à m’ennuyer. J’ai sans doute tort de ne pas me référer plus précisément aux théories mais je fonctionne ainsi depuis… cinquante ans et c’est l’entrecroisement de toutes mes lectures, s’appuyant sur des ouvrages essentiels pour moi qui me guident quand ils donnent sens à la littérature. Je pourrais dire que ma lecture de Sartre (celui des Situations), de F. Fanon, d’A. Césaire, d’E. Saïd, de Renée Balibar, de Sophie Bessis… vient appuyer ce que j’ai pressenti dans une création. Mon attention extrême à la question linguistique est aussi une entrée majeure, de mon point de vue, dans les œuvres littéraires.
La théorie a-t-elle besoin d’un environnement institutionnel pour exister ou peut-elle en dehors des espaces adoubés ? Doit-elle produire un discours « conforme » aux normes universitaires ou doit-elle, comme lors de sa grande effervescence des années 1960-1970, revenir à des voix multiples afin qu’un véritable renouveau puisse avoir lieu ? Je pense par exemple à la création de la Revue Internationale par Maurice Blanchot accompagné de Dionys Mascolo, Elio Vittorini et Maurice Nadeau, où écrivains, traducteurs, critiques, éditeurs, philosophes étaient conviés à une réflexion commune autour de la littérature et son impact sur la société ?
Je pense que les revues sont essentielles car elles sont un lieu de débats et de propositions pas toujours convergentes et il ne faut pas qu’elles soient convergentes. L’importance qu’elles ont eue dans la décennie que vous évoquez n’est plus à démontrer. Il fallait qu’elles soient nombreuses pour diversifier les approches. Ces revues ont absolument transformé notre approche de la littérature. Mon plus grand étonnement quad je suis arrivée dans l’université française en 1995 – après près de trente années d’exercice dans l’université algérienne –, a été de constater que mes collègues français ne lisaient pas La Nouvelle critique, Le Français aujourd’hui, Pratiques, Littérature, Poétique, Communications, etc… J’étais médusée. Ils avaient beaucoup d’érudition (type « Histoire littéraire via Lanson ») mais pas vraiment de méthodes d’approche nouvelle du texte littéraire.
L’effervescence théorique de la période 1960-1970 est fortement liée à la rébellion antiautoritaire contre le gaullisme qui a débouché sur Mai 68 : peut-on dire que la théorie actuelle aurait besoin d’un feu de rébellion pour redevenir une voix qui porte ? En 2013, réfléchissant à la vivacité de la théorie de cette époque, Claude Burgelin titre son article de manière très évocatrice « Et le combat cessa faute de combattants ? » Qui sont les combattant.es actuel.les ?
Oui, il faut poursuivre ce travail de remise en cause. Mais l’université n’est plus un lieu de « rébellion antiautoritaire », au contraire : on a exclu les corpus dérangeants, on a fait le ménage pour mettre de côté les œuvres littéraires déclarées illégitimes : il y a un lien étroit entre l’idéologie officielle et les diktats de l’institution. La chasse aux « woke » en est un exemple frappant. Comment rêver de combattants quand on met de côté les penseurs et théoriciens qui pourraient faire bouger les lignes. Il reste de lieux de débats mais ils sont sous surveillance. Difficile de donner sa mesure quand on ne peut travailler qu’à la marge du système. Sans doute faut-il cerner d’autres lieux d’effervescence intellectuelle et créatrice.
(Questionnaire et propos recueillis par Simona Crippa)
Dernier livre paru : Albert Camus, le poids de la colonie, Une œuvre, des contemporains, des lecteurs, éditions Effigi, octobre 2023, 288 pages, 16 euros