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Camille Bloomfield : « Si on maintient le Printemps des Poètes, comment réformer cette institution en profondeur ?»



S’intéresser à la bataille culturelle que mène l’extrême droite, c’est aussi mettre en lumière les ripostes qui sont nées à la faveur de la tribune des 2000 signataires. Les poétesses et poètes ont fait ainsi entendre une voix capable d’interroger médiatiquement, avec une rare force, les présupposés d’une société effondrée par ses idées populismes. Parmi les signataires de cette tribune figure Camille Bloomfield dont la poésie stimulante et la pensée toujours vive ne pouvaient qu’ouvrir Collateral à un grand entretien pour questionner en sa compagnie la promesse de commun et de renouveau que laisse entrevoir cette victoire nouvelle.


Vous êtes une des signataires de la tribune des poètes qui remettaient en cause au sein du Printemps des Poètes la place de parrain accordée cette année à Sylvain Tesson. Comment en êtes-vous venue à la nécessité de cette tribune ?


C’est parti des réseaux sociaux. Quand le Printemps des Poètes a annoncé le choix de Sylvain Tesson comme parrain cette année, quelques poètes se sont d’abord exprimés sous la publication officielle qui l’annonçait sur Instagram pour dire leur indignation, et puis très vite, comme cela se passe souvent sur les réseaux, 50, 100, 200 personnes ont commenté et partagé leur même sentiment. La grosse erreur de communication qu’a faite, à mon avis, la direction du Printemps des poètes, est d’avoir supprimé une bonne partie de ces commentaires, ceux qui obtenaient le plus de visibilité, croyant ainsi éteindre la flammèche qui prenait. La suite est pour eux un cas d’école de ce qu’on nomme l’effet Streisand, qui produit l’effet inverse de ce que l’on a espéré médiatiquement : on a su que les commentaires étaient supprimés, la colère a redoublé et les réactions aussi, sans pour autant de réponse de leur part. Un autre moyen d’expression, plus bruyant, a donc dû être choisi pour se faire entendre malgré cette sourde oreille – la tribune. Tout le reste s’est fait ensuite dans l’urgence, entre personnes de sensibilités différentes mais unies dans leur certitude qu’elles ne pouvaient pas rester silencieuses face à ce choix éminemment politique, quand bien même il ne s’assumait pas comme tel, et donc éminemment problématique. Unies dans leur volonté de faire barrage à une extrême-droite grandissante, banalisée, dont l’influence se ressent de plus en plus dans toute la société – et donc, bien sûr, la sphère culturelle. En quelques jours, 2000 personnes ont signé, dont une très grande partie du milieu de la poésie contemporaine française. Puis la machine médiatique a pris le relais de la machine des réseaux sociaux, la sphère politique a pris le relais des médias, et ainsi de suite.

 

 

La tribune se concentre pour une large part sur la figure violemment réactionnaire de Sylvain Tesson dans un événement dont beaucoup dont vous-même s'accordent pour dire qu'il n'a jamais représenté la poésie que vous défendez. En quoi vous paraissait-il cependant important de vous engager en dépit de vos préventions sur le Printemps des poètes ? Pourquoi est-ce selon vous un tournant ?

 

Les parrains et marraines du Printemps des poètes, on le sait maintenant que tout le monde s’intéresse à cette organisation, ne sont que très rarement des écrivain·es, et encore moins des poètes. On peut le déplorer, car cela dit le manque de confiance qu’a l’association envers les poètes pour porter médiatiquement, être le visage de la manifestation au printemps. Mais les personnes choisies n’étaient pas jusque-là particulièrement problématiques ni clivantes sur le plan des valeurs et des idées, comme l’est S. Tesson. Le rôle de parrain ou de marraine est essentiellement symbolique, c’est une fonction qui implique une notion de représentation (et des prises de parole…). Donc c’est précisément parce qu’on parle de symbole que le symbole, ici, dérange. Le refus d’une telle égide n’est autre, au fond, que le refus d’un tel symbole.

Par ailleurs, la tribune n’a pas « inventé le problème Tesson », cela avait déjà été beaucoup documenté. L’expression « icône réac », par exemple, rebattue ces derniers jours et presque reprochée aux auteur·ices de la tribune, ne provient pas tout à fait de gauchistes forcenés, puisque c’est l’Express qui titrait ainsi un article sur Sylvain Tesson, en février 2020. Il y a eu ensuite le livre de François Krug, et des articles dans Le Monde, Les Inrocks, Médiapart etc. Beaucoup de gens (donc beaucoup qui lisaient Tesson) ne savaient pas tout cela et l’ont découvert pendant ces dernières semaines, mais la tribune n’a été que l’écho de choses établies, et la réaction de personnalités d’extrême-droite n’a fait que confirmer que l’on avait visé juste dans les intentions derrière ce choix – on avait touché à leur « Prince ».

Enfin c’est un tournant au sens où cette nomination a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase d’un mécontentement plus ancien et plus profond concernant le Printemps des poètes. Beaucoup de poètes trouvaient déjà que l’association pâtissait d’un entre-soi très problématique, comme l’a très bien montré l’article du Monde récemment, que les valeurs défendues au fil des thèmes et des éditos de la directrice étaient passéistes voire réactionnaires, ne disaient aucunement la diversité de ce qui se fait en poésie aujourd’hui. Et puis les gens qui y travaillaient ou avaient une vue sur les comptes et le fonctionnement avaient eux aussi commencé à alerter sur certaines dérives. 

Quant au fait de se sentir concerné·e ou non, il faut comprendre que, plutôt qu’un festival, pour beaucoup de structures de terrain (associations, collectivités, bibliothèques, écoles…) le « printemps des poètes » est surtout une période, une occasion de mettre la poésie à l’honneur, en lien (ou pas) avec le thème choisi par l’association, qui en retour communique autour de ces événements. La majorité des gens concernés par le « printemps des poètes » le sont donc sans qu’ils perçoivent pour autant d’aide logistique ou financière de l’association du même nom.

 

 

Depuis sa parution, cette tribune a créé un véritable séisme d'ampleur nationale, il faut le dire, l'affaire étant même discutée par Ruth Elkrief ou trouvant comme défenseurs des ministres tels que Bruno Lemaire. Vous attendiez-vous à un tel déchainement de violence ? Que traduit-il selon vous ?

 

Personne ne s’y attendait. Outre le fait qu’on ait touché au « Prince », le problème est que très vite, par des mécanismes bien documentés là aussi en analyse des médias, l’information a été déformée, caricaturée, et c’est cette version déformée qui a circulé, selon laquelle une poignée d’inconnu·es auto-proclamé·es poètes voudrait « censurer » l’inoffensif écrivain-voyageur, au prétexte qu’il serait de droite, et qu’on ne pourrait plus être de droite et poète en ce pays. Tout à coup, il n’y avait plus de nuance, plus de différence entre l’expression d’un malaise concernant une position de symbole et la volonté d’ « effacer » un écrivain, propagée par des wokes moralisateurs ou jaloux, à l’affût de leur prochaine cible à sermonner. Plutôt que de se concentrer sur ce que disait ce cri d’alerte, sur ce que cette nomination soi-disant apolitique révélait sur la place de l’extrême-droite aujourd’hui, le débat s’est déplacé sur les éléments dont raffolent les médias Bolloré : attaque du grand artiste, cancel culture, « on ne peut plus rien dire » et autres hallalis à la liberté d’expression. Les choses se sont alors retournées de façon incroyable : Sylvain Tesson le « grand écrivain » aux réseaux puissants, l’auteur de best-sellers qui a sa place au 20h de France 2 (sans contradicteur), et une bonne partie des politiques et des médias avec lui, s’est tout à coup retrouvé dépeint en victime heurtée, blessée, tandis que les coupables se sont retrouvés être les signataires de la tribune – dont il faut quand même rappeler que quelque- uns, mis en avant par les médias, reçoivent par trombes des menaces de mort et de viol dans leurs messageries personnelles ces jours-ci. Alors qui sont les victimes, ici ? Cas d’école, là encore, de comment un récit peut être littéralement renversé par le jeu de la viralité informationnelle, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Et puis je trouve intéressante aussi cette accusation de « poètes auto-proclamés » qu’on a beaucoup entendue : elle dénote une vision romantique et surannée selon laquelle « poète » serait un jugement de valeur, un compliment, un qualificatif si honorifique qu’il ne pourrait qu’être décerné par autrui. Rien à voir avec un quelconque métier, alors que justement les débats actuels dans ce champ portent sur la défense de cette perception d’un “métier” de la poésie, avec ses activités (écriture, participation à des lectures, festivals, ateliers), mais aussi ses droits (rémunération, protection juridique), indépendamment de toute question de valeur. Encore un élément qui témoigne de la grande méconnaissance de ce champ par toutes ces personnes qui se sont pourtant crues légitimes à donner leur opinion sur cette affaire.

 

 

Que pensez-vous du départ de Sophie Nauleau de la tête du Printemps des Poètes ? Qu'avez-vous pensé de son communiqué de départ qui faisait allusion de manière ignoble aux Camps ? N'est-ce pas plutôt une manière de prétexte car elle est accusée, selon Le Monde, de violences managériales répétées ?

 

Ce départ a sans doute été provoqué par ces révélations du Monde, que la polémique a incité à aller enquêter, plus que par la tribune elle-même. La mention que fait Nauleau des Camps, en guise de garantie d’innocence morale, me semble à nouveau une manière de détourner l’attention des vrais problèmes, de fuir le débat… Son départ en tout cas est salutaire, en ce qu’il ouvre la voie pour une nouvelle direction et un changement de fonctionnement pour l’institution. Mais il ne faut pas crier victoire trop vite, au risque de rater la possibilité que ce changement soit plus profond, et de se retrouver avec une autre Sophie Nauleau à la tête du Printemps des poètes. 

 



 

Finalement, cette tribune, même si elle n'a pas été signée par toutes et tous, ne signale-t-elle pas la possibilité d'un nouveau front commun pour exiger une transformation du Printemps des Poètes ? 

 

Si, bien sûr, et c’est la grande et passionnante réflexion qui a été lancée ces derniers jours, et pas seulement entre les signataires de la tribune – ce dont je me réjouis. Il faut d’ailleurs que le front commun, ici, soit celui de toutes les professions concernées (pas que les poètes). Le débat n’a jamais été aussi vif et les idées affluent, pour cette édition du Printemps, déjà, mais aussi au-delà : qui voulons-nous comme parrain ? faut-il même un parrain ? Faut-il maintenir cette institution ou la supprimer, quitte à prendre le risque qu’en disparaissant, disparaissent aussi les financements publics qui étaient par son biais alloués à la poésie ? Si on la maintient, comment la réformer en profondeur pour qu’elle soit plus juste, plus moderne, plus représentative de toute la diversité de la poésie contemporaine ? Les acteurs et actrices du champ poétique ont peu la main là-dessus, et il faudra être attentifs à la réaction du CNL à cette démission, mais nous pouvons nous saisir aujourd’hui de ces événements pour faire entendre notre voix et être force de proposition. On peut se réjouir du fait que la tribune et ses conséquences aient engendré différentes modalités de réflexion, complémentaires, autonomes, dont certaines s’intéressent moins à la question du soutien de l’État à la poésie qu’aux conditions d’existence de la poésie dans notre société. Un peu partout se lancent des réunions, projets éditoriaux, événements, de façon totalement indépendante des premiers rédacteur·ices de la tribune, et faisant montre d’une rare solidarité entre courants poétiques différents. C’est donc le moment de se mettre au travail collectivement.


Camille Bloomfield, poèmes typodermiques, Les Venterniers, juin 2023

Prix de la Nuit du Livre 2023, catégorie Littérature


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