top of page
  • Photo du rédacteurDelphine Edy

Cédric Eeckhout : Une histoire d’héritages entre intime et politique (Héritage)


Héritage (c) Béa Borgers

Ces dernières années, aux côtés – entre autres – de grand.es auteur.ices de la littérature dramatique, de réécritures contemporaines de mythes ou d’adaptations de récits pour la scène, se développent de nouvelles formes théâtrales, le plus souvent directement écrites au plateau, qui racontent un parcours de vie. Ce phénomène s’inscrit dans une dynamique qui emprunte aux récits de filiation[1], tout comme au projet Raconter la vie, né du constat de « mal-représentation » que Pierre Rosanvallon évoque dans Le Parlement des invisibles (2014).

De nombreux spectacles en témoignent : The Interrogation de Milo Rau et Édouard Louis (présenté en 2022 au Théâtre National de la Colline) questionne la possibilité de raconter, et plus encore, de se libérer de son histoire en passant par l’art ; le projet Radio Live la relève d’Aurélie Charon et Amélie Bonin[2], nouveau cycle d’un projet documentaire collectif et international vise à faire résonner ensemble les histoires de jeunes gens engagés du monde entier ; la performance de Princess Isatu Hassan Bangura, Great Apes of the West Coast, dont le Théâtre National de Strasbourg a accueilli la première en France  en février 2024, propose une plongée au cœur d’une identité hydride entre sa culture africaine d’origine et celle de l’Europe de l’Ouest, pour tenter de renouer avec son histoire.

Avec Héritage (un spectacle créé au Théâtre de Liège à l’automne 2023, puis joué à Bruxelles au Théâtre des Tanneurs et au Luxembourg), que le public français pourra découvrir dans le cadre du Festival Théâtre en mai de Dijon les 21, 22 et 23 mai prochains, une pièce sensible, juste et profonde, Cédric Eeckhout interroge notre lien à la filiation, tout en soulignant la nécessité de transmettre, l’urgence de recréer du commun et le désir de panser le passé pour penser l’avenir, ensemble.

Dans un précédent projet (The Quest, 2020, créé au Théâtre national Wallonie-Bruxelles), Cédric Eeckhout faisait déjà le choix de croiser réflexions intimes et enjeux politiques autour des thématiques de l’amour, de la famille et de l’Union Européenne en prise avec la montée du nationalisme. Dans Héritage, il relève un pari fou : inviter sa mère sur le plateau – alors même qu’elle n’est pas actrice –, pour performer sa propre vie dans le but de lui rendre hommage, car « lorsqu’une mère meurt, c’est une partie du monde qui meurt ». De l’intime, nous voilà plongés au cœur du politique…

 

En entrant dans la salle, on s’étonne de la forte luminosité, de ce sentiment de communauté que l’on ressent immédiatement entre celles et ceux qui sont déjà assis.es et les artistes sur la scène. Ils nous regardent entrer, nous adressent parfois un mot, un regard appuyé… puis s’assoient. Face à nous, ils sont quatre. Cédric et sa mère (Jo Libertiaux) sont assis chacun à un bout de la grande table rectangulaire ; Pauline Sikirdji, assise entre la mère et le fils, se révélera bien vite indispensable pour accompagner le récit : cette extraordinaire musicienne crée, au piano, en chantant, parfois en donnant la réplique, une ligne rythmique d’écho qui permet à la narration de se déployer au présent. Dans le lointain, à jardin, Eulalie Roux, assise derrière un ordinateur et un micro, ne quittera pas son poste d’observation. Sa mission est précieuse : comme il n’existe pas de version fixée du texte – Cédric Eeckhout a fait délibérément le choix que sa mère ne lise jamais le texte (et donc ne puisse l’apprendre) afin que sa parole reste la plus spontanée et la plus vivante possible –, il faut parfois souffler les réponses à Jo dans l’oreillette, tout en faisant en sorte qu’elle se sente libre de ses propres formulations.

 

Lorsque j’ai dit à ma mère que je voulais faire un spectacle sur elle, sa vie, son héritage, ce que je vais gagner ou perdre lorsqu’elle ne sera plus là, elle m’a répondu : « Oui ».

 

Ces premiers mots du spectacle posent le cadre. Il s’agit pour Cédric Eeckhout de témoigner de ce qu’il doit à Jo, sa maman, comme il le dit avec affection. Cette femme, née en 1945, est une femme simple, coiffeuse de formation. Elle n’en est pas moins une « combattante » qui n'a jamais rien laissé au hasard et tout mis en œuvre pour être une femme libre et une mère aimante, portant seule, après le divorce, ses quatre garçons, avec une énergie folle dont Cédric a visiblement hérité.

Ce spectacle est à la fois une enquête sur le terrain familial et la reconstitution d’un récit de vie ancré dans le contexte socio-politique belge de l’après-guerre. Tout est vrai : les archives intimes produites sur scène (photographies, objets, journal, message audio…), les mots de Jo, les situations de vie, la complicité de la mère et du fils. Ce récit de vie s'écrit « en dessous de la littérature » dirait Annie Ernaux, à laquelle on pense irrémédiablement à chaque minute du spectacle. Pas de marque d’élégance, pas de « parti pris de l’art », jamais la réalité n’est déniée dans ce qu’elle est : celle d’une femme qui apprend douloureusement à s’émanciper et découvre que son histoire personnelle est éminemment liée à l’histoire économique, sociale et politique de son temps. Pas question dans ce projet de dénier cette réalité, bien au contraire. Il s’agit de raconter, concrètement, de manière quasi photographique, le combat et la métamorphose de cette femme (j’emprunte ces termes à Édouard Louis parlant de sa mère dans Combats et Métamorphoses d’une femme, Seuil, 2021). Les scènes qui s’enchaînent sont visuelles, à la matérialité affirmée, actualisées dans une mise en scène qui fait du détail le lieu de la manifestation de différentes facettes de la réalité. Des vêtements aux objets ménagers du quotidien, représentatifs d’une époque (gaufrier, robot Jeannette, hachoir à viande…), des accessoires pour la coiffure aux photographies personnelles de l’époque, il s’agit de mettre en jeu le trop-plein et le vide, le réel et son absence. Il s’agit, à la manière des Années d’Annie Ernaux, de lister la réalité passée du monde. En recourant à tous les moyens du théâtre, perruques, maquillages, artifices et décalages en tous genres, Cédric Eeckhout crée un dispositif scénique et une écriture qui dépassent le simple témoignage personnel. Et c’est ce qui est à la fois fort et touchant : partager cette histoire de la mère et du fils - leur histoire -, fait indubitablement surgir aussi celle de bien d’entre nous.

L’on mesure ici la force de l’auto-socio-biographie théâtrale, que la présence de la musicienne Pauline Sikirdji renforce en soulignant la poésie et la tendresse d'un geste qui articule intime et politique pour mieux nous amener à réaliser à quel point la vie des un.es peut être proche de celle des autres, à des générations d'écart, à des vies de distance, de l'autre côté de frontières qui n'en sont pas vraiment. Revient alors en mémoire cette phrase de l’écrivain portugais, Miguel Torga : « L'universel, c'est le local moins les murs ». C'est à cet endroit exactement que nous amènent délicatement Cédric et Jo, l’endroit où les murs n'existent plus et où le commun devient possible.

 

Il y a là un vrai geste politique qui choisit de porter la voix de cette mère – sinon invisible et inaudible – avec détermination, humour et justesse, tout en auscultant tous les héritages : celui, évident, familial, d’une mère avec son fils, mais aussi celui, sociétal, d’une génération à une autre, d’une époque à une autre, alors même que le vieux monde se fissure et laisse s’élever de nouvelles voix marginalisées qui se reconnaissent dans les plus anciennes. Ce que renforce l’héritage littéraire initié par Annie Ernaux et filé par Édouard Louis et d’autres.

Bien plus qu’un « héritage », il y a même plusieurs héritages. Ce que nous laissons délibérément ; ce que nous recevons. Ce que nous faisons nôtre. Ce qui finit par nous constituer. Ce qui nous donne accès à un endroit de nous qui peine à faire surface. Avec la générosité et la justesse qui le caractérisent, Cédric Eeckhout fait naître émotions et images au plateau, non seulement pour se confronter à ses propres fantômes, mais – peut-être et surtout – pour nous permettre de nous confronter aux nôtres : de quoi héritons-nous, au théâtre comme dans la vie ? Y a-t-il dans le fond une question plus juste que celle-ci ?

 

Du 21 au 23 mai, à Dijon, à l’Atheneum, ne manquez pas ce spectacle : il parvient à élever l’expérience intime à une dimension collective, seule véritable chance de nous projeter dans un à-venir à construire ensemble.



Héritage (c) Béa Borgers


Notes :

[1] Une notion théorisée par Dominique Viart : « Filiations littéraires », in D. Viart (dir.), États du roman contemporain, Collection Écritures contemporaines, vol. 2, Éditions Minard – Lettres modernes, 1999, p. 115-139.

Comments


Commenting has been turned off.
bottom of page