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Photo du rédacteurSylvie Gouttebaron

Bruno Bonhoure : "Ici la transmission favorise le dialogue et les échanges intergénérationnels"


Bruno Bonhoure et Khai-dong Luong © Heather Stone.jpg


Il faut suivre, littéralement tant ils bougent, voyagent, nous font bouger voire chanter, au meilleur sens du mot, Bruno Bonhoure et Kai-Dong Luong. Ils sont les créateurs de la Camera delle Lacrime que vous trouvez ici, ainsi que tout ce qu'ils y travaillent, inventent, créent. 

Leur souci de la transmission est total, perceptible au moindre de leur propos. 

Ce n'est donc pas un hasard s'ils ont reçu, en 2024, le Prix patrimoine 2024 de la Fondation Stéphane Bern pour sa web-série pédagogique Circum Cantum.

Bruno Bonhoure a été invité à la 14ème édition de nos rencontres Littérature, Enjeux contemporains dont le thème était "Faire commun". Il s'imposait. 



l'ensemble La Camera delle Lacrime : « Khaï-Dong Luong et Bruno Bonhoure œuvrent – avec autant d’imagination que de rigueur – à rendre le répertoire musical médiéval accessible et signifiant pour les auditeurs de ce début de XXIe siècle. »

Ce que nous réalisons depuis vingt ans, c'est peut-être aussi le résultat de ce que nous étions enfants. Khaï-Dong est né au Cambodge en 1971. Sa vie bascule en avril 1975, au moment de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges. Après une marche de l'exil jusqu'au Viêt Nam, la famille de Khaï-Dong arrive en France dans la ville du Mans en 1976. Pour ma part, je suis né en 1971 dans une petite ferme du nord de l'Aveyron où la langue d'oc était le ciment de la communauté humaine, la parole aussi pour dialoguer avec les animaux et enfin le verbe pour chanter les joies et les peines. Ce qui est certain, c'est que nos deux parcours tiennent tout à la fois du travail, de la persévérance, de choix, parfois aussi de la chance et des rencontres. J'ai l'impression qu'aujourd'hui on travaille à rendre tous les jours à nos publics (bénéficiaires de nos recherches et de nos créations) un peu du bénéfice de tout ce qu'on nous a transmis. J'apprécie le Moyen Âge parce qu'il nous réunit. Cet imaginaire nous permet d'entreprendre une aventure collective et de continuer à faire passer un flux de connaissance par une poésie, une mélodie, un geste collectif et surtout un état d'esprit.



Parlez-nous de votre "médium" ?


Le mardi 21 mai dernier, dans la salle des séances de l'Institut de France, La Camera delle Lacrime a reçu le Prix Patrimoine 2024 décerné par la Fondation Stéphane Bern pour l'histoire et le patrimoine pour la série de micro apprentissage Circum Cantum Karaoké médiéval : Une histoire du Moyen Âge au fil des chansons.

Notre formation musicale, basée à Clermont-Ferrand, a pour ambition de faire résonner les traces qui nous restent du Moyen Âge dans une dimension actuelle. La Camera delle Lacrime, qui aura vingt ans en 2025, est née de ma rencontre avec le chercheur et metteur en scène Khaï-Dong Luong. Ce dernier a travaillé à partir des ouvrages d’Edgar Morin pour écrire cette série. Le programme - consultable gratuitement sur internet - s’adresse en priorité aux enfants scolarisés en CM1 et en 5ème, les deux moments où l’enfant rencontre le Moyen Âge dans sa scolarité jusqu’au baccalauréat. Les retours des saisons une et deux montrent que Circum Cantum se regarde aussi en famille ou avec nos aînés...

Chaque épisode comporte trois déclinaisons. On découvre tout d’abord un petit film sur le savoir du jour d’une durée de cinq minutes avec une musique en fond sonore. Musique que l’on retrouve dans le deuxième programme : le bien nommé Karaoké médiéval. En cliquant sur le lien, la personne qui encadre les élèves peut leur faire découvrir le manuscrit et surtout tous peuvent chanter avec nous. Dans le troisième programme, le Quiz, j’interroge les enfants sur les notions abordées lors des deux premières étapes. Trois niveaux auxquels s’ajoute un cahier pédagogique de vingt-quatre pages : c’est vous dire l’aventure collective que constitue l'élaboration de chaque épisode !

Octobre 2024, nous débutons la sixième saison de L’ensemble-école, dispositif pédagogique imaginé par Khaï-Dong Luong avec le Centre International de Musiques Médiévales Du Ciel aux Marges. Réunis au sein d’une formation musicale éphémère dénommée ensemble-école et encadrée par Khaï-Dong Luong et moi-même, les bénéficiaires ont pour mission de créer en sept mois un spectacle poétique et musical qui sera programmé en mai 2025 dans le cadre du festival des Marteaux de Gellone organisé par le Centre International de Musiques Médiévales – Du Ciel aux Marges.

On accueille le plus souvent des jeunes gens, inscrits en étude de musicologie à l'université Paul Valéry de Montpellier, elles et ils chantent ou jouent d'un instrument, écrivent parfois de la poésie, quelquefois elles ou ils dansent ou créent de la musique électronique... Généralement elles ou ils ont un intérêt pour le patrimoine du Moyen Âge, mais ce n'est pas toujours le cas. La richesse du groupe c'est aussi sa grande diversité et son ouverture d'esprit. Beaucoup de choses sont envisageables dans la mise en œuvre, pourvu que l'idée partagée soit présentée et accueillie avec bienveillance et que le groupe trouve ensuite l'énergie vive pour faire commun, faire souffle commun.

Voilà ce qu'écrit Khaï-Dong a propos de ce « médium de transmission »  : « Les bénéficiaires sont amenés non seulement à travailler la partie artistique mais aussi à établir un planning de production, écrire des textes de présentation d’une démarche artistique et d’un projet de création, et si besoin, gérer un budget, rechercher des financements. Les contenus pédagogiques invitent les bénéficiaires à se mettre dans la peau d’un entrepreneur-créateur pour faire advenir par le « faire » les questionnements fondamentaux liés à la création d’un spectacle musical professionnel. L’ensemble-école est un projet de formation par la praxis qui permet aux étudiant(e)s de se confronter aux enjeux et aux problématiques de la direction artistique et administrative d’un projet artistique professionnel. Son objectif est d’encourager les bénéficiaires à s’interroger sur toutes les questions ayant attrait directement ou indirectement au processus de création et de production d’un spectacle. »

Il existe un document qu'une génération d'étudiant(e)s de l'ensemble école complète pour la suivante. On l'appelle Le manuscrit de transmissionLe manuscrit de transmission est un outil mémoire de collecte et de transmission d’informations. Il est destiné aux participants du projet de l’ensemble-école. Il peut être modifié par tous ses membres. Nous partageons avec vous quelques extraits du document.



Comment décririez-vous l’ensemble-école - comme parcours de recherche-création - aux bénéficiaires des promotions à venir ?


Paul, étudiant en Master 2 : L’ensemble-école représente pour moi un moyen de création, de réflexion et d’expérimentation dans un format collectif. A travers la création de A à Z et la performance d’un spectacle devant un public, c’est une véritable expérience qui permet d’apprendre à travailler en groupe.

Aymeline Master 1 : L’ensemble-école permet d’aborder et d’expérimenter, tout en étant encadrés, tous les problèmes auxquels sont confrontés des professionnels lors de la création d’un concert ou d’un spectacle dans le domaine de la musique médiévale.

Comment décririez-vous le projet annuel de création de l’ensemble-école aux bénéficiaires des promotions à venir ?

Paul Master 2 : Je le vois comme le résultat d’un médium d’expression d’une pensée réfléchie collective. Ce projet permet d’acquérir des connaissances et compétences dans différents domaines. Elles peuvent être artistiques, intellectuelles, managériales, communicationelles, et surtout humaines.

Comment décririez-vous le rôle de l’équipe d’encadrement pour éviter des incompréhensions ?

Paul Master 2 : L’équipe d’encadrement a pour rôle de guider le projet via certaines directives, la mise en place de deadlines et d’objectifs à atteindre. Un rôle de médiation est aussi attendu afin que certaines problématiques de groupes soient résolues plus simplement.


Vous avez été au cœur d'un processus de création ; maintenant que vous avez parcouru une bonne partie du processus, en quoi celui-ci différe-t-il de l'imaginaire que vous en aviez ? Est-ce que vous y avez découvert des manières de faire ? Pensez-vous pouvoir réemployer certaines manières de faire dans d'autres circonstances ?


Nathanaëlle Master 1 : Oui, cela diffère de mon imaginaire car, avant de la vivre, j’avais intellectualisé ce que pouvait être la création d’un spectacle et projeté mes attentes dans ce projet. Le résultat est que j’ai profondément été renvoyée et confrontée à moi-même tout au long du processus de création. En ce qui concerne les manières de faire découvertes, je dirais que tout était nouveau, donc si au premier semestre j’ai été dans une forme de résistance vis-à-vis du contenu de l’enseignement, au second semestre, j’ai été davantage dans une absorption des manières de faire qui nous ont été transmises. Je vais donc progressivement les digérer, les intégrer et saurai les réinvestir au moment voulu.

Aymeline Master 1 : Cela m’a permis de conceptualiser et de mettre des mots sur des manières de faire et des situations que j’avais déjà vécues lors de projets artistiques précédents.



Avez-vous une « méthode » ?


Le chant s'adresse tout à la fois aux habitants de la vallée, aux étrangers de passage, mais aussi aux animaux et à tous les esprits qui occupent cet espace verdoyant. C'est un des nombreux enseignement que je devine dans le film L'école du bout du monde. On marche avec Ugyen, le jeune instituteur, dans sa longue et pénible ascension. On devine (on l'attend presque) l'instant où son baladeur n'aura plus de batterie. Le moment se produit et voilà aussitôt le chant de l'oiseau qui annonce le printemps. Plus tard, on sourit à la découverte de la salle de classe. On est ému à la fabrication du tableau noir. Le bonheur s'installe et s'impose tout à la fois par petites saynètes et rencontres musicales successives comme pour compléter les pièces d'un puzzle panoramique mémorable.

S'il fallait dessiner une « méthode » alors il faudrait choisir une grande feuille ouverte puisque notre geste se destine à tout le monde, il est accueillant de l'autre. Nous allons à la rencontre du groupe en ayant bien en tête les étapes de progression, donc en ayant bien préparé la rencontre et avec un calendrier précis qui a été élaboré le plus souvent à trois (le programmateur, le chef relais de l'action sur le territoire et nous même). Choisir un vocabulaire qui va parler à tout le groupe me semble important, ou du moins ça donne de la joie à la première fois ; lorsque je suis face à de jeunes collégiens par exemple j'apprécie de définir ce qui nous réunit et nos divers objectifs sur un corpus qui appartient plus au domaine du sport collectif, la répétition un peu comme l'expérience de l'entrainement, le concert final un peu comme celle du match. La pensée pasolinienne compare le jeu de ballon à un langage. A l'issue de la coupe du monde de footbal de 1970, Pasolini s'amuse à définir le jeu en prose (échanges convenus) et le football poétique fait de variation, de changement de rythme, d'adaptation à l'énergie du moment, un vocabulaire qui parle de musique ; la boucle est faite.



La transmission est-elle, pour vous, une sorte de création collective ?


Chez nous, la transmission peut en effet être considérée comme une forme de création collective, car elle implique un processus dynamique d'échange, d'interprétation et de réappropriation des connaissances, des idées et des œuvres patrimoniales entre différents individus. Ici la transmission favorise le dialogue et les échanges intergénérationnels, permettant aux individus de partager leurs expériences, leurs perspectives et leurs valeurs. Ce dialogue enrichit la compréhension mutuelle, renforce les liens sociaux et culturels, et favorise la construction d'une mémoire collective partagée. Sur le spectacle des Noces de Saba que nous avons donné le 11 décembre 2022 sur le plateau du théâtre Antoine Vitez d'Ivry-sur-Seine était présent avec nous un groupe qui chantait et bougeait dont le plus jeune avait sept ans et le plus agé soixante-dix. Voici le clip souvenir de cette belle aventure : https://www.youtube..com/watch?v=kktx1pozivQ&t=4s

La transmission peut également être un vecteur d'innovation et d'évolution, en encourageant les révisions, les adaptations et les réinterprétations des savoirs transmis en fonction des contextes. Lors du moment professionnel de mise en place des pièces nous convenons d'un tempo qui va donner l'élan général du chant. Un jour une choriste (en Haute-Loire) nous annonce qu'elle ne pourra pas suivre le tempo car son problème de hanches l'empêche de suivre le même rythme que ses camarades. Avec Khaï-Dong nous faisons de cette information une création pour le groupe en proposant que le cheminement de cette personne donne rythme à tout le groupe. Le singulier, le différent devient le nécessaire. Le patrimoine devient réellement actif, il devient vraiment requis et non pas standardisé par une tradition interprétative.

La transmission est un processus d'actualisation des connaissances qui contribue à la créativité collective et à la construction de nouvelles perspectives qui vont pouvoir être utilisées dans la vie de tous les jours. David Théodoridès, le directeur général de l'abbaye aux Dames à Saintes apprécie de me rappeler une anecdote à propos d'un exemple que j'avais donné lors d'un stage où j'avais raconté que mettre en geste l'exercice de faire la vaisselle, prendre conscience du mécanisme interne de notre corps, pouvait à la fois servir la monstration dans le spectacle vivant - ce n'est pas la même chose que de lever la main pour montrer une direction, que de lever la main en imaginant tenir un plat à poisson, tout d'un coup le geste « prend vie » - et donner aussi un peu de « respiration poétique » dans une tâche de la vie de tous les jours -faire la vaisselle en imaginant produire un geste poétique-. Et bien, dès l'année suivante du stage, quelques choristes étaient venus raconter à David que la vaisselle était bien plus facile depuis qu'elle était pensée comme un geste de révélation poétique.

La transmission c'est un processus de construction de son "être au monde" et qui renforce le sentiment d'appartenance et de solidarité au sein d'une communauté et donc d'une société.



Pourquoi transmettre ?


Pour rendre possible l'impossible ou plus humblement apprendre à laisser advenir et apprendre à recevoir ce qui advient dans les meilleures conditions. Il y a quelques mois sur les réseaux sociaux, un jeune homme m'a écrit pour me remercier de l'aventure qu'il avait vécue avec nous il y a douze ans près de Poitiers. Il était adolescent et ses parents l'avait destiné à des études de médecine. C'est pendant les répétitions, pardons les entrainements (sourire) avec nous des chants du Livre Vermeil de Montserrat qu'il a interprété nos encouragements comme un message pour lui, il avait une passion et il voulait en faire son métier. C'est le lendemain du concert qu'il a annoncé à ses parents qu'il voulait faire cuisinier et il a tenu bon... Il m'a écrit la veille de l'ouverture de son restaurant pour nous remercier d'avoir encouragé la petite étincelle qu'il avait en lui. 

Dans le cadre de ses recherches, Khaï-Dong Luong évoque parfois : « la possibilité de donner une place estimable et visibles aux imaginaires qui sous-tendent toute forme de production de connaissances ». Un souvenir que je partage avec vous et qui pourrait illustrer comment je rapporte cette manière de voir les choses avec mon propre parcours.

Dès 1998, j'ai été invité pour chanter en Italie et en France avec le groupe Micrologus. Ensemble nous avons vécu une belle expérience puisqu'en 1999, nous avons travaillé à la recherche d'une vocalité spécifique pour chanter le répertoire médiéval en rapport avec la tradition populaire au contact de la chanteuse, ethnologue, compositrice, directrice d'ensemble et professeure à Paris VIII, Giovanna Marini (1937-2024). Cette réflexion collective a donné lieu à un enregistrement pour Opus 111, le disque Cantico della terra.  

Je me souviens d'avoir observé Giovanna Marini dans le bus lors de notre tournée en Italie du Nord et en Suisse à la toute fin des années 90. Elle tenait une petite pierre semi-précieuse dans une main et dans l'autre un papier ponce. Durant les heures où notre expédition empruntait les routes des Alpes, Giovanna évoquait ses souvenirs, racontait des blagues, observait les paysages, commentait les partis pris de l'homme sur la nature. Giovanna continuait de poncer sa pierre. Je crois qu'elle ne cherchait pas à obtenir une forme parfaite ; je crois qu'elle tentait de trouver l’aspect qui conviendrait le mieux à sa main.

C'était pour moi une allégorie. L'expression qu'elle défendait sur scène avec son quatuor vocal figurait l'aboutissement de sa démarche : collecter des chants, des histoires, des techniques vocales pour ensuite créer son identité sonore. À l'époque, j'avais vécu la séquence de la petite pierre dans la main de Giovanna comme porteuse d'un message, d'une transmission : je devais chercher mon propre mode d'expression et avoir confiance en lui.


Nous suivre sur : 



La 15e édition du Festival "Littérature, enjeux contemporains" de la Maison des écrivains et de la littérature, qui, cette année, a pour thème "Transmettre", se tiendra les 10, 11 et 12 octobre au Théâtre du Vieux-Colombier (Paris) en partenariat avec Collateral.



Entrée libre



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