Si la poésie est mémoire, La Faille de Blandine Rinkel est la mémoire ouverte d’une expérience limite : celle de la famille. La famille à qui manque un « m » pour la dire ou pour mieux la dire. L’ausculter. La disséquer dans l’inaccompli d’un texte qui se présente par touches successives, ouvertes à tout questionnement et raisonnement, ouvertes à d’autres discours et pensées, à d’autres imaginaires (on revoit-reparcourt des films, des livres...). Ce beau récit du discontinu révèle surtout une profonde continuité, fraîche et naturelle, la continuité océanique où l’on se baigne pour rester vivant. Prenez rang donc dans l’assemblée des baigneur-uses. Les vraies pensées se dirigent toujours vers la mer. Dans une langue qui creuse cette mémoire et qui tente de « mesurer l’épaisseur de l’ombre », Blandine Rinkel signe un récit dévorant et « vibrant » qui ne cessera de hanter vos échos. Collateral ne pouvait résister à partir à la rencontre de l’autrice le temps d’un grand entretien.
Dans votre précédent livre, Vers la violence, vous écriviez une histoire complexe de filiation. Le personnage de Lou quitte la violence du père dont elle déploie les mécanismes, pour trouver son indépendance. Dans La Faille, cette violence rôde toujours mais vous élargissez votre terrain de recherche et de critique à l’institution familiale que vous rejetez. Vous semblait-il nécessaire de creuser davantage ces liens parentaux afin de définitivement les mettre à distance et parcourir un vrai chemin de liberté ? Comment est-il né ce désir je dirais d’excavation qui finit par faire tomber le « m » de famille à force d’en montrer ses failles ?
La Faille est la fin d’une phrase commencée avec mon premier roman, et poursuivie, en fiction, jusqu’à Vers la violence. L’idée d’excavation me plait bien : à force de fouiller dans la langue, les sensations, les souvenirs, à force d’écrire depuis le léger décalage toujours senti entre le groupe et soi - la faille -, à force de creuser sous la maison d’enfance, on en fait tomber la charpente. On découvre les fleurs et les insectes qui vivaient par en-dessous : il y a de la vie, sous les structures. Un étrange espoir dans les ruines. En écrivant La Faille au fond, j’ai découvert combien j’avais grandi dans le deuil de l’idée de famille : mon père, qui avait lui-même fui à 15 ans un foyer violent, a ensuite perdu toute une famille avant ma naissance. On a joué à la famille après ça, mais sur un mode presque parodique : le premier degré, une certaine innocence, avaient été perdues. Alors ce n’est pas tant qu’en droit, je rejette l’institution familiale, c’est surtout que dans les faits, cette institution est abîmée pour certaines, certaines. Il arrive qu’elle éjecte certains de ses membres. Je suis partie de ce constat, d’une question qui en découle : comment font les personnes pour qui la famille est une faille, celles pour qui la sphère familiale, et parfois même l’idée de famille, n’est pas un réconfort mais une menace ? Et comment font les individus qui, tout en aimant leur foyer, s’y sentent parfois piégés et n’osent pas – ou plus – le dire ? Alors que, dans les médias, sur les réseaux sociaux, on oppose volontiers la sphère publique, menaçante, inquiétante, et la sphère familiale, qui au contraire nous protègerait, nous sécuriserait, tendance qui a sans doute été exacerbée au moment du covid, j’ai voulu écrire – à partir de mon histoire, mais la reliant à mille autres - sur celles et ceux qui ne se sentent pas rassurés chez eux et les leurs, et qui voient le dehors, les autres, l’ailleurs, comme une chance.
L’image du père est encore inévitablement présente dans votre nouveau récit et ce dès l’ouverture, un incipit par ailleurs très beau et cinématographique car vous amenez le lecteur à regarder cette « bulle phosphorescente » qu’est l’habitacle d’une voiture où se cache, pour fumer, le père de la narratrice. A ce père toxique, s’ajoute un père qui s’intoxique à force d’alcool et qui, lui, est le géniteur du compagnon de la narratrice. En quoi ces deux figures se complètent-t-elles et pourquoi fallait-il qu’elles se télescopent ? Fallait-il revenir sur ce totem pour continuer à casser le tabou ?
Juste après la vision que vous mentionnez, il y a cette phrase : enfants, il arrive que nos royaumes soient les prisons de nos parents. Nos parents : c’est-à-dire pères comme mères. Ces dernières années on a, et à raison, souligné combien les femmes peuvent se sentir piégées par la vie domestique ; c’est La Femme gelée d’Annie Ernaux, qui devenant mère et épouse, a eu l’impression d’être aliénée, de devenir une femme au service de (évidemment – faut-il encore le préciser ? – bien des personnes s’épanouissent dans ces formes de vie, quand c’est le cas, il ne s’agit pas de leur retirer ce droit ou cette chance). On a peut-être moins souligné combien les hommes, les pères, peuvent aussi se sentir pris au piège – un piège qui serait la norme, sa pression, son autorité. Si j’évoque dans ces livres des pères qui fuient, s’abîment ou s’intoxiquent, c’est pour rappeler que la pression sociale (l’idée qu’une vie réussie, c’est ça, pas autre chose) les hommes peuvent aussi l’éprouver, secrètement, violemment. J’évoquais déjà ça dans Vers la violence, au fond. Si certains se sentent alors autorisés – hélas – à se venger sur leurs proches, d’autres s’attaquent eux-mêmes. Ils ne se sentent pas à la hauteur, et se détruisent à cause de cela. Finalement, si les pères sont un des axes de ce livre, c’est pour mesurer l’épaisseur de l’ombre qui les habite.
Vous vous référez à Maggie Nelson dans La Faille qui pourrait se lire comme un hommage à son esthétique puisque vous vous affranchissez également des genres littéraires convenus pour explorer une autre manière d’écrire. Votre texte est qualifié de « récit » mais il se place entre ce genre, l’autobiographie, l’essai, la réflexion sociologique et le questionnement philosophique sur la famille, le couple, le genre… et vous exprimez en plus la volonté d’« [é]crire comme on fait du dessin d’observation » (placée à la quatorzième place parmi les « Trente choses notées le jour de [vos] trente ans », liste à lire dans l’Annexe 2). Des dessins comme celui d’un scarabée ou la graphie du mot « faille » complètent par ailleurs cette forme éclectique voire erratique de l’écrit. Avez-vous aussitôt conçu cette forme pour partager avec vos lecteur-rices l’exigence de « [l]’inaccompli », titre par ailleurs de votre très beau dernier chapitre ?
J’aime votre formulation, oui ! J’ai opté pour cette forme de non-fiction littéraire avant tout parce que je lis beaucoup, ces dernières années, de textes dans cette veine (Maggie Nelson ou Rebecca Solnit, mais aussi Leslie Jamison ou, en France, Neige Sinno, Hélène Giannecchini…) et que j’y prends du plaisir. J’ai toujours lu autant de romans que d’essais, je suis passée par l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales en y étudiant des romans, bref, j’ai toujours aimé penser les faits sociaux à partir de la littérature, et inversement. Cette forme me plait aussi, tout simplement, car elle permet de mêler pleins de langues que j’aime : informées, poétiques, critiques… Ça me permettait d’alterner écriture de scènes, de portraits, et réflexions plus théoriques, tout en gardant, tout du long, une langue qui s’autorise à cavaler ou à se braquer, à rire ou à hennir. Ou, tout simplement, à dessiner un scarabée.
Et puis La Faille s’interroge sur les histoires qu’on se raconte pour vivre. Se raconte-t-on sur des modèles d’histoires ouvertes (la forme du conte, par exemple) ou des modèles d’histoires fermées (les fables, qui s’achèvent sur une morale) ? Certains récits familiaux officiels peuvent-être écrasant, parce qu’ils favorisent des tabous notamment (on a le droit de raconter telle chose, mais pas telle autre) et s’en affranchir peut devenir une question vitale. Alors comment s’émanciper des histoires qui nous lestent ? Comment trouver des manières de se raconter, qui nous permettent de vivre mieux, à l’écoute des désirs et des failles ?
Aristote reconnaissait le pouvoir familial et patriarcal (je crois que vous n’utilisez pas ce mot dans votre texte, dites-moi si je me trompe) que devait exercer le père, maître de l’oikos, tout en admettant également dans la Poétique la nécessité de la violence recelée dans la famille puisque c’est au sein de cette cellule que naissent, écrit-il, les meilleures des tragédies, viols, incestes, vengeances en étant la réalité. La famille demeure donc un sujet narratif essentiel. Duras qui a fait elle aussi de la famille dysfonctionnelle le grand sujet de son œuvre, disait du célèbre « famille ! je vous hais ! » de Gide : qu’aurait-il fait sans la famille ? Qu’auriez-vous fait, je vous le demande aussi à vous, Blandine Rinkel sans votre famille que vous tentez de comprendre plutôt que de tout simplement la haïr ?
Je crois n’avoir pas fait un entretien sans qu’on me cite cette phrase de Gide, ahah, alors que la haine, comme vous l’avez perçu, est peut-être le sentiment qui m’est le plus étranger. La tristesse et la joie, la colère et l’envie, le dégoût ou le désir sont des émotions qui me traversent, mais la haine (que j’entends comme le fait de se réjouir du mal qui pourrait arriver à quelqu’un), je ne crois pas. Je ne sais pas si on décide tout à fait de ces choses-là. La question de Duras, en tous cas, est légitime : la famille, parce qu’elle lie des destins, des corps, des récits parfois opposés, est un réservoir à histoires assez prodigieux. Mais je crois que si nous avions plus de vocabulaire pour nommer d’autres types et de relations – et, par-là, mieux les vivre –, des relations d’amitiés, d’amours anarchiques, de compagnonnage intellectuel, que sais-je encore, on verrait que ces structures recèlent aussi d’histoires à raconter. Les logiques de pouvoir, de vengeance, mais aussi de solidarités inattendues, de désirs qui font tout disjoncter, se rejouent dans d’autres types de liens. Robert Musil, dans L’Homme sans qualités – livre inouï d’audace, d’intelligence, de poésie – écrit qu’il arrive qu’on « distingue les amitiés d’après les parties du corps » : dangereuse amitié située entre la tête et le cœur, amitié de gorge, ou amitiés de ventre, de regards… D’autres l’ont dit avant moi : nous manquons parfois de mots courants pour vivre et raconter nos histoires hors du cercle familial. De nouvelles mythologies – qui s’ajoutent et n’annulent pas celles qui existent – sont sans doute à imaginer, à écrire, voir à découvrir, dans d’autres cultures que la nôtre.
Duras va d’ailleurs très loin lorsqu’elle rapporte dans L’Amant qu’elle faisait partie d’une « famille de voyous blancs », et concernant sa mère elle écrit : « la saleté, ma mère » « elle nous fait honte, elle me fait honte » « elle est à enfermer, à battre, à tuer ». Que pensez-vous de cette radicalité qui se manifeste autrement dans votre récit ?
La radicalité, en littérature, m’intéresse : il en faut du courage, et de la vitalité, pour écrire sa colère comme Duras le fait. Les langues brutales m’intéressent. La mienne ne l’est pas car je crois toujours cultiver une forme de tendresse, voire de délicatesse, dans mon écriture. Je crois que ça n’empêche pas d’être ferme dans ce qu’on raconte, ce qu’on décrit, ce qu’on accepte ou refuse. Quand j’ai lu Proust, roman familial de Laure Murat, j’ai été stupéfaite par le mélange de radicalité et de délicatesse de ses phrases. Réjouie par sa précision, sa fermeté. Dans un autre genre, Mars de Fritz Zorn est à la fois un texte d’une radicalité totale, et un texte de bon élève, qui met sa grande articulation – dont on sent qu’elle lui vient de l’école, et de la culture légitime de son milieu – au service de sa rage contre ce même milieu. Ça donne un texte à la fois parfaitement cohérent et parfaitement contradictoire.
La famille est « la plus petite organisation politique possible » comme vous l’écrivez et en tant que telle, elle est la manifestation d’un pouvoir qui norme et parfois écrase. Vous dites à juste titre que c’est « au sein de la littérature queer que [vous avez] trouvé les récits hors famille les plus roboratifs ». Vous renvoyez à nouveau à Maggie Nelson mais aussi à Radclyffe Hall ou à Camila Sosa Villada. Michela Murgia que vous ne citez pas, écrivaine, intellectuelle, théologienne chrétienne et marxiste italienne, a souhaité créer une « famille queer » et avant sa mort elle a même désiré se marier avec son compagnon Lorenzo Terenzi. Dans un pays catholique, conservateur et familialiste comme l’Italie, elle défendait la GPA. Pourquoi rejeter la famille hétéronormée pour construire une famille différente mais reproduisant les mêmes schémas : famille, mariage, procréation ? Ou est-ce juste le trouble que nous devons semer pour secouer tout conformisme et nous souhaiter donc une vie (moi aussi j’ai adoré Croire aux fauves de Nastassja Martin) de « trickster » ?
La Faille n’est pas prescriptif : prescrire, commander, dire ce que l’on doit faire ne m’intéresse pas vraiment. Ce qui m’intéresse, c’est d’abord de raconter ce qui existe et n’est pas nommé. Et puis c’est, éventuellement, de questionner ce que l’on peut faire de nos vies.Que les communautés queer aient accès aux mêmes droits au mariage (et aux protections politiques et économiques qu’il permet) que les hétérosexuels me semble la moindre des choses. Reste qu’il y aura toujours des individus, des duos, des communautés, hétérosexuels, homosexuels, asexuels, qu’importe, pour cultiver l’envie ou éprouver la nécessité – vitale parfois, et il y a des morts dans La Faille – de larguer les amarres de la forme famille. Il restera toujours des personnes pour imaginer d’autres formes de liens, d’autres formes d’existence, d’autres sens que l’on donne à la vie.
Au risque de me répéter, c’est à ces personnes que La Faille s’intéresse, à celles et ceux qui ne peuvent pas, ne veulent pas, ou n’arrivent pas à reproduire des schémas familiaux, celles et ceux que la norme a abîmé ou qu’elle menace, et qui souhaitent s’en affranchir, pour vivre incertains mais vibrants.
Blandine Rinkel, La Faille, Stock, janvier 2025, 239 pages, 20 euros