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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Beata Umubyeyi Mairesse : En quête de photographies (Le Convoi)


Beata Umubyeyi Mairesse (c) DR

« Il arrive que quelqu’un, journaliste ou connaissance, me propose de lui relater mon expérience afin qu’il l’écrive et la publie. Je refuse, confusément consciente déjà que si un jour cette histoire doit être écrite, je veux qu’elle le soit avec mes propres mots »

 


Ce mercredi 29 mai 2024, Beata Umubyeyi Mairesse a été la lauréate du Prix Essai de France Télévisions pour son récit, Le Convoi, l’année même du 30ème anniversaire du génocide au Rwanda.

 


Ce n’est pas le premier prix que reçoit l’écrivaine franco-rwandaise puisque ses œuvres précédentes ont été primées à plusieurs reprises : les deux recueils de nouvelles, Ejo et Lézardes en 2016, 2017 et 2019. En 2020, elle a reçu le Prix des cinq continents de la francophonie pour Tous tes enfants dispersées (et trois autres prix pour ce même roman). Enfin, en 2023, deux prix pour le roman Consolée dont le prix Kourouma. Une telle abondance ne peut être accidentelle et honore, à juste titre, la qualité d’écriture de ses créations.

Mais c’est sur sa dernière œuvre que nous voudrions nous arrêter, sous l’angle que Collateral visite dans ses dernières contributions : celle de l’image et de la photographie dans son rapport à l’écriture car c’est une donnée majeure de ce récit.


 

330 pages que l’on ne quitte pas une fois embarquée dans l’aventure. Car si toute lecture forte est une aventure, celles qui nous racontent l’inhumanité de l’humanité ne peuvent nous laisser indifférente et initient à une plongée dont on ne ressort pas indemne. Je suis toujours attentive aux citations (mots et noms) que les auteurs mettent en ouverture de leur propos dans un exergue qui crée déjà une connivence. Et quelle connivence ici avec les mots de Rithy Panh, cinéaste et créateur cambodgien, rescapé du génocide imposé au pays par les Khmers rouges (1975-1979) et qui a pu rejoindre à 15 ans, alors que toute sa famille était décédée, le camp de Mairut en Thaïlande puis la France en 1980. Celles et ceux qui ont vu S21, La machine de mort khmère rouge en 2002 ne peuvent l’oublier. Rithy Panh s’est attaché à travailler de différentes façons le traumatisme, le deuil, la mémoire. Rappelons aussi qu’il a adapté Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras avec Isabelle Huppert en 2008. Mais surtout, en rapport étroit avec l’interrogation de Beata Umubyieyi Mairesse, L’Image manquante en 2013, prix au 66ème festival de Cannes de « Un certain regard » et livre (avec Christophe Bataille) chez Grasset.

 

Présentant son film à Cannes, il déclarait : « Il y a tant d’images dans le monde, qu’on croit avoir tout vu. Depuis des années, je cherche une photographie prise entre 1975 et 1979 par les Khmers rouges, quand ils dirigeaient le Cambodge. A elle seule, bien sûr, une image ne prouve pas le crime de masse ; mais elle donne à penser. A bâtir l’histoire. Je l’ai cherchée en vain dans les archives, dans les papiers, dans les campagnes de mon pays ».

 



 

Reprenons : « à elle seule, bien sûr, une image ne prouve pas le crime de masse mais elle donne à penser ». Après cette connivence suggérée par l’exergue d’un survivant à l’autre, suit l’envoi du récit : le condensé des éléments essentiels d’une vie « sauve » d’une adolescente de 15 ans, le 18 juin 1994, lors du génocide, sa fuite grâce au convoi de l’ONG Terre des hommes. C’est, en quelque sorte, la carte d’identité de la survivante. Aussitôt, également, l’objet de la recherche : retrouver l’image de personnes qui les ont vues à la télévision, elle et sa mère, ce jour-là au passage de la frontière entre le Rwanda et le Burundi.

 

L’enquête « à la recherche de l’image » commence en 2007 en prenant contact avec l’équipe de la BBC qui ne donne pas le résultat escompté mais qui la dote de quatre photographies dont elle ne sait pas quoi faire immédiatement. Autre date de cet envoi : 18 août 2020, la rencontre avec l’humanitaire qui l’a sauvée et qui meurt quatre mois plus tard : « C’est alors que j’ai décidé d’écrire cette histoire ».

Le récit est organisé en quatre parties, précédées d’un envoi d’une trentaine de pages : la première, d’une quarantaine de pages, a pour titre « Quatre photos ». Les seconde et troisième sont sensiblement de la même longueur, de soixante dix pages : « Le temps du témoignage » et « Terre des hommes ». La quatrième et dernière, la plus longue, de quatre vingt dix pages et a pour titre « L’heure de nous-mêmes ». Je m’attarderai ici sur les première et quatrième parties.

 

Notons qu’avant même de se mettre à la recherche de « la » photo, Beata Umubyeyi Mairesse a retenu une phrase de Toni Morrison qui s’est gravée dans son esprit : « s’il y a un livre que tu voudrais lire mais qu’il n’a pas encore été écrit, alors tu dois l’écrire ». Ce livre à écrire, elle en a été obsédée, souhaitant une écriture qui dévoile sans pour autant prendre de plein fouet le lecteur par trop de réalisme. Ce qui s’est passé au Rwanda ou dans d’autres pays – Gaza nous en donne aujourd’hui une vision quotidienne – n’est pas « indicible » comme on le répète trop souvent, mais « inentendable ». Son objectif est de trouver un équilibre entre euphémisation et horreur : un texte « qui décrirait l’avant et l’après pour mieux faire entendre les trois mois de nuit que nous avons traversés. J’ai compris qu’il faudrait un ciselage artisanal pour rendre nos histoires acceptables, bien que les crimes ne le soient pas ». Elle s’engage alors dans ses premières publications : nouvelles, contes, roman, poésie où elle donne à lire « des destins arrêtés, saccagés, altérés par le génocide ». Nous y reviendrons en fin d’article.

 

Elle découvre alors combien elle doit se défendre des stéréotypes attachés aux fictions africaines qui ne sont pas lues comme des œuvres littéraires mais comme des « traités d’ethnographie ». Par contre, les lectures rwandaises la comblent car elle trouve son public :

 

« Mon métissage, qui m’a donné l’impression, enfant, d’être toujours renvoyée à une différence trop visible, a créé chez moi le complexe d’un déficit d’appartenance. J’ai pensé, après 1994, que l’expérience extrême du génocide, vécue avec les autres, m’autoriserait enfin à être totalement rwandaise. Cela reste fragile cependant. On m’invite à parler de mes livres, on me félicite pour ma connaissance de notre langue, le kinyarwanda, auquel j’ai donné une véritable place dans mes textes littéraires. Mais ».

 

Cette réception en porte-à-faux qu’elle vit en France, bien des écrivain.e.s africain.e.s l’ont vécue, déplorée et ont tenté de trouver une place dans le champ littéraire. Elle s’encourage dans sa voie en suivant Audre Lorde :

 

« [E]t quand nous parlons nous avons peur/que nos mots ne soient pas entendus/ni bienvenus/mais si nous nous taisons/nous avons toujours peur/Il vaut donc mieux parler/ sachant que nous n’étions pas censées survive ».

 

A-t-elle le droit de raconter son histoire en tant que « rescapée privilégiée », sa peau claire et sa présence d’esprit l’ayant épargnée, physiquement, du pire ? Autre question : la fiction est-elle un confort pour échapper au témoignage qui expose et met à nu ? Elle a cherché des réponses chez les écrivains qui ont écrit après la Shoah. En se posant toutes ces questions, elle continue à avancer dans sa recherche de photographies. Elle évalue le poids du témoignage de femmes et d’enfants : « il s’agit de donner enfin à entendre leur parole dans ce récit, qu’il me faut rendre collectif. J’écrirai depuis ces identités, passée et présente, l’enfant que j’étais et la femme que je suis devenue ». Il faut « parler de l’intérieur même si c’est une  mémoire « effilochée » qui ne peut être la vérité mais ce qu’on pourrait appeler une mémoire personnelle reconstituée.

 

Son projet est aussi de reconstituer la liste des noms des enfants pour remettre à celles et ceux qu’elle retrouverait les photos, « pour leur rendre un peu de notre passé commun ». Elle est partagée entre la prétention de son objectif et son utilité : « Les enfants de 1994 ont sans doute eu des enfants à leur tour, et ces photos pourraient être, dans l’album familial du passé, une possibilité de raconter leur survie, de retisser un fil par-delà les brisures mémorielles ».

 

Quatre photos

 

On remarque qu’à chaque étape de sa réflexion, la narratrice éprouve le besoin  de récapituler ce que j’ai nommé sa carte d’identité de survivante. Elle entame ses démarches auprès de la télévision britannique pour avoir cette trace en retrouvant la photo de leur présence dans le camion du convoi du 18 juin 1994. Quand elle reçoit la vidéo, elles n’y figurent pas mais un journaliste lui envoie quatre photos qu’elle archive. Ainsi cette trentaine de pages d’envoi cernent le travail de mémoire, ses aléas, ses hésitations et ses avancées.

 

Ces dernières ont lieu au hasard de rencontres comme celle de deux survivants rwandais qui jouent dans la pièce Basculement, Rwanda 94. Elle y retrouve un des survivants sauvé par l’ONG Terre des hommes, comme elle. Elle lui propose de lui envoyer les quatre photos, ce qu’il accepte avec mesure et calme : « La réaction de Rodrigue m’a désarçonnée. Elle m’a forcée à accepter l’idée que tous les autres n’accorderaient peut-être pas aux photos autant d’importance que moi qui explore la question mémorielle depuis plus d’une décennie ». Néanmoins elle se fixe l’objectif de trouver d’autres enfants de ces convois :

 

« Ces photos, cette histoire que je vais tenter de reconstituer, disent ce qui nous lie depuis 1994, une communauté d’expérience. Elles sont la preuve que ce jour-là, à cet endroit précis du pays qui avait alors la plus forte densité de tueurs au monde, nous leur avons échappé une dernière fois, devenant par là même des survivants ».

 

L’attente de son enfant rend sa démarche encore plus indispensable. Elle pourra témoigner auprès de lui « que l’on peut survivre à la survie et tisser de nouveau un rapport de confiance au monde ». Elle veut le préserver d’une « transmission traumatique » que peut entraîner le silence. Aidée par son mari, ils engagent de nombreuses démarches pour retrouver l’image mais aussi les autres images : « Je pense désormais à cette image de nous comme à un horizon ».

 

Elle revoit la vidéo de la BBC et les photos avec une attention accrue et elle analyse le film. Elle cherche sans succès dans d’autres archives. L’été 2011, elle a un nouveau contact à Johannesburg avec le preneur de son de l’équipe de la BBC. Il dit avoir des photos des enfants dans les camions. Dans ce qu’il envoie, elle reconnaît bien son camion ; mais elle et sa mère n’apparaissent pas puisqu’elles étaient soigneusement cachées au fond du camion. Les photos qu’il envoie sont numérotées de 56 à 60 et elle les décrit et les commente. Il manque la photo 59… Persuadée d’un nouvel échec, elle scrute à nouveau la photo 56 :

 

« Il y a là une forme à laquelle moi seule peut donner un sens, parce que j’en connais l’histoire. Aussi fou que cela puisse paraître, cette photo, sur laquelle ma mère et moi sommes invisibles, est la preuve que nous avons été cachées là. On distingue une forme sombre dans le renfoncement à droite. Je pense même qu’on peut voir un bout de la coiffure afro de ma mère. Il y a quelque chose de vide et de plein à la fois dans cet angle-là, surtout si on le compare à son angle symétrique, à gauche, là où des enfants sont assis jusqu’à toucher de leur dos la paroi du fond. C’est une présence-absence qi raconte mieux que tout le ressort de notre survie, barrage après barrage. Je me dis que pour l’heure cette trace me suffit ».

 

Pourtant, progressivement une décision s’impose à elle : passer d’une histoire personnelle à une histoire collective : les photos en sont le vecteur. Il lui faut établir la liste des enfants. Tout au long de ce récit, on ne peut s’empêcher de penser au film, Une vie en 2024, sur Nicholas Winton qui a pu sauver 669 enfants juifs entre Prague et l’Angleterre en 1938, avec un Anthony Hopkins magistral, dans le rôle principal. L’écrivaine précise qu’au début elle n’avait à sa disposition que des livres sur la Shoah ; c’est plus tard qu’elle a vu les films de Rithy Panh et lu des livres sur les Arméniens, sur les Roms.

 

Elle termine cette première partie, en indiquant quelques données sur la photographie au Rwanda. Lorsqu’elle a dû quitter en catastrophe leur appartement en avril 1994, elle a glissé dans son sac de sport son album de photos avec des scènes de l’école internationale où elle était scolarisée et quelques photos de famille. Elle indique que peu de Rwandais possédaient un appareil de phots mais qu’on allait dans le quartier arabe « se faire tirer le portrait » et que les familles s’envoyaient des photos. Lors de visites, on feuilletait les albums. Dans les conversations il n’était pas question d’ethnie. C’est le colon belge qui a compris ubwoko comme « clan » alors que cela désigne les dix-huit grands groupes d’appartenance : « Plus tard, j’apprendrais que, dans la cosmogonie rwandaise, les Tutsi, les Twa et les Hutu partageaient les mêmes ancêtres et que cette histoire d’ethnie était une lecture raciste héritée de l’époque coloniale. Si les groupes hutu et tutsi avaient bien toujours existé, le premier étant celui des agriculteurs et le second, celui des éleveurs, ils avaient en commun la même langue, la même culture et la même religion et vivaient ensemble sur le territoire national ».

 

Quand on regardait les albums de famille, on n’évoquait pas de précision ethnique mais on savait classer chacun dans un ubwoko. Les albums de famille ont été détruits au moment du génocide : « les photos importaient. Elles importent toujours, surtout celles des disparus ». Il y a de nombreuses reconstitutions de photos, un peu bricolées : « Ces images sont un témoignage, fragile rempart contre l’étiolement des mémoires ».

 

C’est dans la seconde partie « Le temps du témoignage » qu’elle donne son récit des pages 94 à 165. L’exergue, empruntée à Charlotte Delbo, exprime bien ce qu’a vécu Beata : « Pour chacune, un miracle qu’elle ne s’est pas expliqué » (Le Convoi du 24 janvier). Il est à lire et ne se résume pas. Ecrivant plus tard, on peut noter différentes appréciations très intéressantes qui, bien entendu, sont le fait de la femme adulte et de toutes les informations qu’elle a engrangées durant ces années de recherche. Je n’en relèverai que deux qui peuvent ouvrir nos lectures vers d’autres livres.

 

La première est la responsabilité du gouvernement français soutenant le régime génocidaire. Elle rappelle, entre autres le discours de François Mitterrand pour le cinquantenaire du débarquement de Normandie, le 6 juin 1994 : « Puissent […] s’apaiser les déchirements qui, près de nous – dans l’ancienne Yougoslavie –, plus loin de nous – en Afrique noire –, et dans combien d’endroits du monde, ne profitent qu’à la mort ! Puisse s’organiser partout le dialogue pour la paix des pays du monde, des peuples, sous l’égide de nos Nations unies, elles-mêmes nées de notre victoire ? » On est effectivement médusés par tant de cécité, d’indifférence pour « l’Afrique noire » ou de mépris. Notons toutefois que le 3 avril 2024, La Grande Librairie sur la 2 a été consacrée au génocide au Rwanda en présence de Beata Umubyeyi Mairesse,  Patrick de Saint-Exupéry et d’autres. Plusieurs participants évoquent la tragédie que fut l’abandon de la communauté internationale pour arrêter le génocide car un génocide est traçable, ce n’est pas une catastrophe naturelle, c’est prévisible. Emission très intéressante mais où il n’est venu à l’esprit d’aucun participant de faire même une allusion à ce qui était en train de se passer à Gaza et dans les territoires palestiniens.  Cette complicité de la France, l’adolescente la connaissait puisque cela a été son moteur pour faire croire aux tueurs qu’elle était française. Dans un ouvrage, publié aussi en 2024, on lira avec intérêt, l’essai du journaliste, Laurent Larcher, Papa, qu’est-ce qu’on a fait au Rwanda ? La France face au génocide.

 

La seconde information est la question des « Justes » au Rwanda. Elle la pose : « Au Rwanda, quelques Hutu ont été abattus parce qu’ils avaient refusé de livrer les Tutsi qu’ils cachaient. Les récits croisés des rescapés ont aussi révélé que souvent, des hommes qui cachaient des proches, famille ou amis, dans leurs maisons, allaient également tuer sur une barrière non loin de là, pour ne pas éveiller les soupçons.

C’est pourquoi il y a eu assez peu de justes, finalement des gens qui ont tenu leur ligne de bonté tout au long, qui ont refusé de participer aux massacres, du début à la fin ».

On peut lire avec intérêt dans Libération du 27 février 1996, le reportage de Stephen Smith, « Giti, à l’écart du génocide mais pas des représailles ». Et, en 2002, à L’Harmattan l’ouvrage de Léonard Nduwayo, Giti et le génocide rwandais, collection Mémoires africaines.

 

On retiendra qu’au moment des procès, l’écrivaine se rend compte que la plupart des responsables génocidaires vivent libres. Aussi s’arrête-t-elle à sa décision : « Aucun des génocidaires de Butare n’avait plaidé coupable ni formulé de regrets, encore moins demandé pardon aux victimes.

Je sais aujourd’hui que les génocidaires de m’intéressent pas. Je souhaite consacrer toute mon énergie à l’histoire des victimes, parler de nos peines, des traumatismes dont on ne guérit pas, mais aussi de nos délicates solidarités ».

 

La troisième partie est consacrée à l’ONG, Terre des hommes. C’est la seconde enquête de l’écrivaine, menée conjointement avec l’enquête pour les photos. Au fur et à mesure de ses recherches, elle rencontre des survivants et son récit intègre leur propre parcours de vie : ainsi Le Convoi devient véritablement une reconstruction collective.

 

L’heure de nous-mêmes

 

La quatrième partie, comme la première, dépasse le récit des faits – absolument indispensable –, pour convier le lecteur à une réflexion plus ample. L’exergue nous dirige vers le nom du reporter photographe, Luc Delahaye. Il répond, en 1998, à une question sur son travail en temps de guerre. Faire prendre conscience au monde… : « Ça ne suffit pas. En l’occurrence, au Rwanda, le mal était fait. Ça servait à quoi de faire des photos ? Pour l’histoire ? Je ne vois pas l’intérêt. Et pour l’histoire de qui ? Elles sont destinées à qui, nos photos ? Elles sont destinées à l’Europe et aux Etats-Unis et ça correspond à quel pourcentage de l’humanité ? On n’a rien d’universel, on est des produits d’une certaine culture, et on destine notre production à une certaine culture, à une certaine société ».

 

L’écrivaine se fait l’écho de la destination des photos prises lors du génocide car sa double enquête – sur les photos et sur les humanitaires – l’a conduite « à des questions inattendues ». En particulier, la façon dont l’histoire « à travers des images prises par des étrangers » s’imposait à tous comme le point de vue à adopter. Il n’y a pas de neutralité en la matière mais des points de vue à travers « des scènes capturées par les objectifs des Occidentaux » : « La lecture d’une image, sa compréhension globale ne sera donc possible qu’en tenant compte de l’identité de l’auteur de l’image. Qui est-il, d’où parle-t-il et à qui s’adresse-t-il ? » Comment envisage-t-il et pourquoi la conservation des ces images ? Elle récapitule alors les étapes et les contacts de son enquête photographique de la BBC à Tony Wende, puis Alexis Briquet et Mauro Parmesani.

 

Quelle image est donnée du Rwanda en 1994 ? Ces images n’ont pas été prises par et pour les Rwandais, pas une seule photo pour ces destinataires : « Le monde nous regardait à travers ses journalistes, ses photographes, ses humanitaires ». On pouvait espérer que ces images arrêteraient la tuerie… « Le monde s’est contenté de nous regarder mourir sur du papier glacé, à la télé […] Les étrangers avaient rédigé seuls les légendes des images qu’ils avaient prises de nous. Leur regard, leur interprétation étaient devenus notre histoire officielle ».

 Et quand un reporter, resté au Rwanda après l’évacuation des expatriés à la mi-avril 1994, a envoyé un film, le visionnage fut réduit à 2mn sur France 3 : « La parole des victimes fut silenciée ou minimisée » et les légendes des images étaient souvent en contradiction avec ce que l’on voyait. Une histoire voilée/volée et même violée pourrait-on dire.

Aujourd’hui une autre histoire est possible et il faut l’écrire, même si le chemin du rétablissement est semé d’embûches, de silences et d’inaccessibilités.

 

Elle revient avec précision sur ses rencontres aves le photographe italien, Mauro. Son entêtement est récompensé. Lors du passage de la frontière vers le Burundi, une photo l’arrête : « il faut le savoir pour le voir. Mais je sais ». Elle scrute longuement la photo pour s’en approprier tous les détails : « Deux personnes très minces. L’une a la peau claire, les cheveux attachés et une frange bouclée, l’autre a une afro tenue par un foulard coloré et surtout elle est vêtue du pull de survêtement rouge que portait ma mère lors de la traversée. Oui, c’et nous, j’en suis certaine ».

Par une revue italienne, elle retrouve une photo de ces instants primordiaux : « Ma mère et moi avons bien avancé de cinq pas vers le photographe. Il semble que j’ai un pull jeté sur les épaules, par-dessus un t-shirt blanc, j’ai la main droite levée vers la bouche, comme pour empêcher un bâillement ou dans un geste de sidération. Si je réussis à obtenir l’original de cette photo, en plus grand format et de meilleure qualité, c’est certain, je pourrai clairement voir nos visages, nos gestes ».

 

Bien entendu, cette image floue lui laisse une « impression d’inachèvement ». Que disaient leurs visages alors : peur, soulagement, joie ? Alexis Briquet lui a dit qu’elle était très souriante alors qu’elle se souvient avoir été très angoissée. Elle s’adresse de nouveau à Terre des hommes et obtient difficilement l’autorisation de consulter leurs archives en septembre 2023. En mars 2023, elle avait été à Kigali et avait rencontré Damas Dukundane dont elle nous restitue le parcours. Il a fait le même parcours qu’elle pour retrouver des traces et lui raconte ses déboires : « Damas, lui, a une conscience précise d’avoir été un jour l’objet d’une bonne histoire à raconter ». Elle ressent l’utilité de ses enquêtes et rêve de rendre son image aux plus d’enfants survivants possibles. C’est une partie de ce qu’elle nomme le « travail sur nous-mêmes ».

 

Son interrogation se poursuivra : « la place des images dans la façon dont on raconte, récrit, se souvient ou efface une histoire comme la nôtre, dans un monde inégalitaire, entre des protagonistes sans voix – parce que africains ? – et des photographes porteurs de toute la puissance de l’Occident ». Si elle ne remet pas en cause le droit de propriété intellectuelle des photographes, il faut aussi défendre « le droit à l’image des personnes photographiées ». Les intéressés ont leur mot à dire. Des travaux se font comme la thèse de Nathan Réra en 2014.

 

Tout le monde a le droit de photographier, de raconter mais il faut dire d’où l’on parle et ne pas donner l’illusion qu’on parle « à la place de ». Ainsi on évitera les fausses légendes comme l’exemple célèbre du cliché de Dorothéa Lange, Mère migrante. On peut penser aussi à la photo de « la petite fille au napalm » en 1972 qui a fait le tour du monde ou celle de la jeune fille afghane, plus tard ; ou encore celle de la dite « madone de Bentalha » en Algérie, en 1997.

 

On aura compris qu’il faut lire Le Convoi. Peut-être ce récit aurait-il pu s’appeler La traversée  ou Le Passage et marquer la spécificité du génocide au Rwanda. Car si les génocides réfèrent à une définition commune de la folie systématisée d’une élimination, ils ont une histoire (pré-pendant-post) différente.

Appelée à témoigner dans des classes, l’écrivaine remarque que les enseignants font connaître à leurs élèves trois génocides : la Shoah, celui des juifs et les génocides tutsi au Rwanda et arménien. Beata précise : « Je veille en effet à aborder les autres génocides dans mon témoignage, en raison de la communauté de destin qui me lie avec ces survivants-là et parce que je fais foncièrement plus confiance à la convergence qu’à la concurrence des mémoires, d’une génération à l’autre ». Elle met aussi en parallèle les quatre photos qu’elle a en sa possession et celles, connues, prises à Auschwitz-Birkenau. Elle cite Ecorces de Georges Didi-Huberman (2011) : « toutes les images ne demeurent pas sans conséquence partagée. Il y a des images comme celles du Sonderkommando de Birkenau qui sont des actes collectifs et non de simples trophées ou bibelots privés ». Néanmoins, elle revient aussi sur la difficulté à faire admettre un parallèle entre ces génocides et raconte ses expériences de refus d’identification. Peut-être est-ce la raison du choix du titre qui renvoie à la Shoah.

Cette question de l’unicité de la Shoah empêchant tout parallèle avec d’autres éliminations de groupes humains est traitée par Sylvie Brodziak dans « R comme Rwanda » dans le collectif  Abécédaire insolite des francophonies aux Presses universitaires de Bordeaux en 2012 avec, à l’appui l’analyse de la pièce citée dans Le Convoi, Rwanda 94. Elle cite la définition donnée du « génocide » : « la destruction physique intentionnelle et unilatérale par un Etat ou une autorité politique dans le but d’annihiler la totalité ou une partie substantielle d’une population définie par lui comme un groupe ennemi et placée en état de vulnérabilité ».

Il y aurait bien d’autres génocides à faire connaître. Pour en rester aux œuvres littéraires, on peut lire dans le roman de 2015, d’Anouar Benmalek, Fils du Shéol, sa mise en fiction informée du génocide des Héréros dans le Sud-Ouest africain en 1902. On pourrait citer aussi les témoignages et fictions sur les/des Amérindiens en Amérique du Nord, génocide immortalisé par la fameuse phrase du général Philip Sheridan au chef comanche Tosawi (1869) : « The only good indian is a dead indian », titre en français du roman (2020) traduit en 2022, du romancier amérindien américain, Stephen Graham Jones, Un bon Indien est un Indien mort. Parlons donc de « massacre de masse » pour ce qui se passe sous nos yeux en Palestine puisque génocide semble inapproprié. Les mots ne masquent pas la réalité des faits.

Un dernier mot : si l’œuvre de Beata Umubyeyi Mairesse est si prenante, c’est aussi qu’elle sait mettre en mots à la fois son expérience et ses réflexions. Cela ne peut étonner venant d’une écrivaine confirmée : on peut la lire dans différents genres littéraires que ce soit la poésie ou la littérature jeunesse mais aussi à travers des fictions. C’est en 2015, alors qu’elle a passé le cap de ses 35 ans, qu’elle a publié son premier recueil de nouvelles, Ejo : « dans la plupart des langues, hier et demain sont désignés par des mots différents. En kinyarwanda, qui est pourtant une langue très riche et raffinée, c’est un même mot qui exprime les deux temporalités : ejo. C’est dans les méandres du récit, dans la conjugaison des regrets, que l’on devine le temps désigné », écrit-elle en ouverture du troisième recueil de nouvelles. Ejo suivi de Lézardes, et d’autres nouvelles, a été édité par les éditions Autrement Littérature en 2020, rassemblant le premier recueil de 2015, le second édité en 2017 et quatre autres nouvelles. Deux autres romans vont suivre : en 2019, Tous tes enfants dispersés et, en 2022, Consolée. Au-delà de ce qui est raconté, ce qui opère à la lecture, c’est notre captation par une écriture qu’on ne quitte qu’à regret en fin d’ouvrage.




 

Beata Umubyeyi Mairesse, Le Convoi, Flammarion, janvier 2024, 336 p., 21 €.

 

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