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Photo du rédacteurJean-Michel Devésa

Barcelone, ni mots ni lettres


(c) JM Devésa


Ce 20 novembre, j’atterris à Barcelone en provenance de Suisse. Sacrée durée magnétique que celle-ci car en 1975, le 20 novembre, nous avions été pas mal à réécouter sur nos platines un vinyle grésillant d’avoir été mille fois tourné : « L’heure n’est plus au flamenco, déshonoré Mister Franco / Nous vivons l’heure des couteaux, nous sommes à l’heure de Grimau » (Léo Ferré, « Franco la muerte »). Avec cette chanson de 1964, nous célébrions la disparition du despote. De ce 20 novembre 1975, qui se souvient ? Dans la voiture, entre l’aéroport et l’hôtel où je vais loger à l’occasion de la journée d’étude « Écritures francophones des exils et leurs hétérotopies », je demande à mon ami Ricard Ripoll (poète, romancier, traducteur et universitaire en poste à l’Université Autonome de Barcelone- UAB) si, cette année encore, des nostalgiques de la Phalange manifesteront. Il me répond d’une boutade : « Pourquoi le feraient-ils ? Désormais, ils sont revenus au pouvoir ou quasiment… »


Mais à Barcelone, quand en adulte, – et non pas trimballé dans la dauphine du mari de ma mère –, suis-je allé pour la première fois ? Certainement pas du temps du régime dirigé par celui que, dans son roman La Marge (1967), André Pieyre de Mandiargues brocarde en le qualifiant d’« enflé », de « furoncle », de « furhoncle » ; mais après son décès, et alors que nous avions en vain battu le pavé pour sauver du garrot Salvador Puig I Antich, exécuté précisément à Barcelone le 2 mars 1974. Pas plus à Barcelone ou qu’à Madrid, mes camarades et moi ne voulions nous commettre avec la dictature. Nous savions qu’un jour viendrait où nous pourrions y entrer, à Barcelone et à Madrid, comme d’ailleurs à Grenade : « Venid los que nunca fuisteis a Granada / Hay sangre caída, sangre que me llama /Nunca entré en Granada ». Dans ses concerts, avant de chanter ces vers de Rafael Alberti, Paco Ibanez ne le proclamait-il pas, sous les applaudissements, que toutes et tous nous entrerions un jour à Grenade ?

Parmi nous, à Bordeaux, quelques-uns dont j’étais regardaient beaucoup plus de l’autre côté de la Bidassoa que du côté catalan (géographie oblige), d’autant que nous y incitait Louis, un des deux salariés du laboratoire photographique de la faculté des lettres, un abertzale rendant bien des services (en détournant les fournitures et les moyens techniques mis à disposition par l’administration) à tous les groupes étudiants d’extrême gauche, lui se déclarait à demi-mot sympathisant des clandestins d’ETA (Euskadi ta Askatasuna) dont, à Madrid, un commando avait le 20 décembre 1973 envoyé dans les airs, et ad patres, l’amiral Luis Carrero Blanco, lequel avait le 9 juin été nommé chef du gouvernement, cet attentat conférant un immense prestige à l’organisation qui, pendant des mois, l’avait préparé. Si bien que, dans les manifestations, partout en France, pour conspuer un « grand » de ce monde et exprimer notre désir de contribuer à le chasser du pouvoir, nous insérions son nom dans un slogan « à trou » – « Et hop … plus haut que Carrero ! » – que nous scandions dans la joie et des débordements carnavalesques, faisant par la magie du verbe passer ce triste sire à la trappe et le contraignant symboliquement à débarrasser le plancher.

Désargentés, nous étions très souvent fourrés à Saint-Michel et aux Capucins, le quartier de l’immigration politique espagnole. À la fin d’une réunion ou d’un collage d’affiches, lorsque nous nous y retrouvions, dans un bar ou un restaurant ouvrier, pour des verres ou une soupe à l’oignon, il nous arrivait d’entonner « L’Estaca », nous connaissions Luis Llach et aimions ses disques, nous savions qu’en 1964 Pier Paolo Pasolini avait demandé à un dirigeant estudiantin antifranquiste (Enrique Irazoqui) d’incarner Jésus dans son film L’Évangile selon Matthieu, nous comprenions la portée du « Chant des oiseaux » interprété par le violoncelliste Pau Casals, mais notre soutien à la Catalogne progressiste et révolutionnaire était, me semble-t-il, « programmatique », pas autant concret que celui que nous réservions aux luttes menées dans des régions d’Espagne plus proches de la nôtre. J’écris « nous » mais, à la réflexion, peut-être vaudrait-il mieux que j’utilise la première personne : malgré mon nom (mon père et les siens étaient originaires de la province de Valence), longtemps je suis demeuré très ignorant de ce qui s’était passé et de ce qui se produisait à Barcelone et dans les pays catalans, à la différence de celles et de ceux qui au sein de notre mouvance étaient issus de familles réfugiés politiques et de combattants des milices ou, après octobre 1936, de l’Ejército Popular de la República (EPR) – je pense, par exemple, à Alfredo qui fustigeait Santiago Carrillo (le secrétaire général du PCE) à cause de son eurocommunisme, et admirait Enrique Lister (et sa 11e division), et à Katia dont le père, Juan, mandaté par le parti s’était acquitté de missions d’infiltration destinées à ruiner l’emprise des syndicats « verticaux » à la botte du patronat et du caudillo, tandis que son épouse, Consuelo, avec son fils nourrisson dans les bras servait d’agent de liaison à la direction communiste en exil et à son appareil, je me borne à ne mentionner (et à ne saluer) que ces deux-là mais il y en avait pas mal d’autres, au début des années 1960 Bordeaux comptait 60 000 Espagnols pour une population d’un peu plus de 200 000 habitants, on l’a oublié ou on ne l’a jamais admis, les impasses de l’Histoire sont toujours significatives.

  

 La route franchissant les Pyrénées, je l’ai empruntée quand la conjoncture a imposé aux bourreaux d’être moins voyants. Nous n’avions pas succombé au charme discret de la bourgeoisie ibérique ni d’une monarchie restaurée parce que tel avait été le bon vouloir de Franco, nous nous félicitions simplement d’assister à la fin des dictatures en Europe, après le Portugal (25 avril 1974) et la Grèce (24 juillet 1974) c’était le tour de l’Espagne (deux jours après la disparition de Franco, Juan Carlos est proclamé roi, six ans auparavant il avait été désigné par Franco comme son successeur), le combat continuerait sous d’autres formes, dans le cadre d’une démocratie représentative, d’une démocratie formelle, qui à nos yeux n’avait rien d’une panacée. Quant à ma petite personne, il était temps pour elle de conjurer les douloureux et ambivalents souvenirs d’une Espagne découverte l’été 1964 à train d’enfer et dans les vociférations d’un méchant cabot, et de les recouvrir de visions et d’images, à la fois éclatantes et éclairantes, suscitées par l’expérience prodigieuse de sentir et de comprendre enfin, au moins partiellement, que les maux dont on souffre résultent d’une double aliénation du sujet, celle que lui infligent les conditions de sa structuration psychique, et celle dans laquelle la société tend à l’emprisonner et à le ficeler, de sorte qu’en l’isolant des autres individus et de toute relation avec autrui il soit, dans sa solitude et son atomisation, l’agent de sa propre réification et de sa marchandisation.

Cette exploration entreprise à mes vingt ans est loin d’être terminée. Je l’ai commencé comme si elle était une épreuve de vérité, procédant par incursions successives, d’abord en Euskadi (Fontarrabie, San-Sébastien, Bilbao) et en Aragon (Canfranc, sa gare et son tunnel hélicoïdal visité à pied, la ligne étant alors désaffectée ; Candanchú ; Saragosse), puis en direction de la Castille (Burgos, Valladolid, Madrid, Tolède) ; et de la tombe d’Antonio Machado, à Collioures, et de celle de Walter Benjamin, à Port-Bou, trois pas ont suffi pour atteindre Cadaqués et Port Lligat, Figueiras et enfin Las Ramblas, et la Colonne célébrant Christophe Colomb dont le mirador est surmonté d’une statue du navigateur le doigt pointé vers l’horizon, avec assez de superbe pour nous faire omettre que parti pour l’Orient il a en fait inventé des Indes à l’Occident (pour certains qui jugent que Colomb est né à Felanitx, c’est l’île de Majorque qui, par ce geste, serait indiquée)... Durant ces pérégrinations, et celles qui ont suivi (Valence, Grenade, l’Andalousie), l’espoir ne m’a jamais quitté : en l’occurrence, le sentiment (versant laïc de la vertu théologale chrétienne : l’espérance) et le diptyque littéraire et cinématographique d’André Malraux car mon émerveillement face à l’incommensurable beauté des choses et du monde et mon irrépressible mélancolie exigeaient des tréteaux de théâtre et des décors que seules, sous ces cieux, érigent l’épopée et la tragédie, les peuples d’Espagne en ayant vécu beaucoup je ne pouvais que communier dans leur goyesque façon de sublimer les vicissitudes d’une époque et l’angoisse qu’engendre l’humaine destinée. Pour m’approprier Jean Genet, en le gauchissant un brin, je dirais que cette Espagne, la mienne, est une « région de moi-même ». Mais il me faut ajouter que, dans ma fantasmagorie, à la charnière des XXe et XXIe siècles, pendant quelques années et au gré de mes errances affectives, Barcelone a éclipsé Madrid, la métropole catalane étant – pour paraphraser Malraux – enceinte de tous les rêves, je m’y suis tant bien que mal consolé, jusqu’à un certain dimanche où dans un bar d’El Rastro je me suis réconcilié avec Madrid (qui, la preuve, n’était pas grosse de tous les chagrins) mais, à cette heure, c’est au déchiffrement de mon rapport à Barcelone que je souhaite m’employer.


Avec le recul, je m’aperçois que Barcelone aura agi sur moi comme un refuge équivoque, j’ai même l’impression de m’être comporté comme Sigismond, le personnage de Mandiargues : « n’allait-il pas […] dans des villes à rues comme des couloirs et à places comme des chambres d’amants ou comme des cellules de condamnés ? » (La Marge). Sans le savoir, pendant ma « convalescence » passionnelle, j’ai mis mes pas dans les siens, descendant (obsessionnellement) Carrer Nou de la Rambla, en face du Palais Güell (elle avait été naguères dénommée Carrer Conde del Asalto ; par elle, on accédait au Barrio Chino que, dans Journal du voleur, Genet identifie à « une sorte de repaire peuplé moins d’Espagnols que d’étrangers qui tous étaient des voyous pouilleux », « un quartier puant l’huile, l’urine et la merde »). L’établissement qui m’accueille est à un jet de pierre de l’hôtel Tibidabo où Mandiargues loge Sigismond, Carrer dels Escudellers, en plein centre du périmètre (entre le Paral·lel  et la Plaça Antonio Lopez, près de la Gare de France) que pendant trois jours le romancier lui fait parcourir dans la dénégation, puisque celui-ci à la réception de la lettre de la vieille Féline (lui annonçant l’accident mortel de son fils Elie et le suicide de sa compagne, Sergine), à la place de celle de cette dernière, qu’il attendait, décide de ne la lire, dans son intégralité, qu’à la fin de son séjour, refusant d’apprendre ce qui, sur le champ, confirmerait ce qu’il a déjà perçu, et qu’il devine et pressent, mais ne veut pas admettre. Il demeure aveugle aux « signaux » que le réel lui adresse, la mort pourtant le traque, et lorsqu’il s’en aperçoit il s’en arrange, persuadé que Sergine aurait réagi comme lui, ne valait-il pas mieux en effet « avoir sa dernière heure au cul qu’en face » ?

Tout au long de sa dérive, Sigismond se soustrait à son quotidien et à la réalité, et se tient à distance, obstinément, la tête dans une rêverie en partie compensatrice parce que parfois à la lisière du cauchemar, en proie à de tourmenteuses réminiscences suggérant que pèsent sur lui les vénéneux travers de son père, Gédéon. Pour se préserver de celles-ci, il mobilise des épisodes avec Sergine : « Pour se délivrer du paternel empire, Sigismond a recours à Sergine, qui n’a jamais manqué à venir à son secours contre le tyran roux, et il courtise le souvenir de son épouse absente qu’il est allé chercher ou poursuivre au musée d’art roman. » Et comme, pour Sigismond, le « passé est scellé et son avenir […] bloqué », il se rend au Palais National – le plus riche musée d’Europe, avec celui de Sienne, en « peinture primitive », selon Sergine) –, lequel est une « formidable boucherie », une « boucherie spéciale, officielle et luxueuse ». En rapprochant l’art de la « viande », le romancier assimile la déambulation de Sigismond dans les salles d’exposition à son arpentage nocturne d’autres « étals », celui des rues, des débits de boisson et des habitaciones où la chair prostituée des femmes est à l’encan.

Dans sa « bulle », Sigismond sillonne le « barrio des putains », des travailleurs du sexe des deux sexes, une cour des miracles et des mirages à la frontière d’Éros et de Thanatos qui n’a nullement la puissance de transformer la vie en rose. D’innombrables noctambules, Barcelonais et étrangers de passage, comme les marins américains de l’Altaïr en bordée, s’étourdissent dans une quête d’alcools et d’amours tarifés. C’est un abcès que les autorités tolèrent car la débauche qu’il autorise détourne la population d’une légitime résistance à la domination espagnoliste et aux multiples atteintes à la liberté d’expression et de pensée de ces « messieurs de Castille » à l’encontre des « Catalans soumis ». Bien sûr, le vœu le plus cher de Sigismond est que « le peuple catalan » secoue le joug de l’oppression : « Aura-t-il la force, celui-là, de n’accepter pas d’être un vaincu de toujours ? Sera-t-il capable de vouloir de la liberté autre chose que quelques parties de ballon, quelques corridas, quelques sardanes et quelques plaisirs sexuels aux jours et aux heures de permission ? » (La Marge). Néanmoins, dans son énoncé, son empathie trahit une réserve latente, sinon un reproche, corrompus par des plaisirs de bas étage les Catalans pourraient verser dans la servitude volontaire…


À l’approche de l’été 2003, à la faveur de la tenue du colloque « Stratégies de l’illisible » auquel Ricard Ripoll m’avait convié, j’ai pour quelques années, de Madrid, pris la poudre d’escampette, installant fantasmatiquement mes quartiers à Barcelone, pour mes songes, et lors d’escapades en terre ibérique, dans un ersatz de palace aux couleurs d’Antoni Gaudi… Ce n’est que douze ans plus tard que j’ai relié ma débâcle au tableau que Claude Simon brosse de la révolution espagnole de 1936 minée par ses dissensions et écrasée par les forces nationalistes, non par ego exacerbé mais par impression de correspondance de l’atmosphère désenchantée de son roman de 1962, Le Palace, avec celle dans laquelle j’avais intérieurement macéré. 

Sous le titre de « Les Funérailles de Patrocle », l’écrivain consacre un chapitre central de son livre à l’enterrement de « Santiago » observé depuis un balcon de l’hôtel Colon (réquisitionné et transformé en quartier général du PSUC – Parti socialiste unifié de Catalogne, fédéré au PCE, membre du Komintern, créé en 1936 par la fusion de quatre formations politiques), croisant ce qu’il a vu en septembre 1936, Plaça de Catalunya – le cortège funèbre d’un policier républicain (abattu vraisemblablement par une faction libertaire) devant la dépouille duquel Lluis Companys, le président de la Generalitat, s’était incliné – et ce que des photographies en sa possession des obsèques de Buenaventura Durruti lui ont inspiré. Ni ces éléments historiques ni des pans importants de l’univers diégétique du Palace n’étaient en résonnance avec mes pitoyables gesticulations, pour pénible et perturbatrice qu’elle soit une rupture amoureuse est sans commune mesure avec le marasme, les remous et les calamités provoqués par une guerre civile, nul besoin de le réaffirmer.

L’écriture de Simon a circonscrit et précipité dans la narration et dans son phrasé un équivalent à ce qui, au sein du corps social, a enrayé au fil des semaines et des mois l’élan de la riposte populaire au putsch des 17 et 18 juillet 1936, son épuisement révélant et réverbérant le « mal », souverain, irrémédiable, qui, intrinsèque au vivant et à l’étant, dévore et pourrit ceux-ci, dans une fébrile continuité de l’existant et du néant. L’enjeu n’est pas de dénoncer le(s) coupable(s) du crime mais de pointer l’engrenage qui a armé la main du ou des assassins :


[…] les pancartes […] répétant chacune […] non pas une accusation mais la même lancinante question sans réponse, comme le monotone tintement d’un glas, sans appel, sans recours :

¿ QUIEN HA MUERTO ? ¿QUIEN HA MUERTO ? 

¿QUIEN HA MUERTO ?

le pronom personnel étant employé comme par une sorte de pudeur, ou prudence, ou précaution […], de sorte que la véritable traduction (c’est-à-dire ce que chacun lisait en réalité) était non pas ‘Qui a tué ?’, mais ‘Qu’est-ce qui a tué ?’, comme s’ils s’interrogeaient avec stupeur sur le nom, la nature d’une infection, d’un mal […].



Cette Barcelone de Claude Simon suintant la mort est au diapason de celle de Genet, frisant souvent l’« abjection », laquelle enferme aussi les sujets marginaux (« 1932. L’Espagne alors était couverte de vermine, ses mendiants. ») qui peuplent le Barrio Chino, en rupture de ban avec la morale et les conventions, dans une scélératesse et des rapports de brutalité et de pouvoir structurellement analogues à ceux en vigueur dans le reste de la collectivité, l’immédiateté et l’amoralité nihilistes des bas-fonds ayant pour pendant la légitimité conférée à l’État et à ses appareils, et à celles et ceux qui en sont les représentants, ou qui dans une quelconque instance sociale sont en une position hiérarchique supérieure à celle des autres, dans et pour un exercice de la violence bénéficiant de puissants et lénifiants alibis et justificatifs idéologiques. L’homicide que commet Pépé en poignardant un joueur de ronda dans un terrain vague proche du Paral·lel est emblématique de cette Barcelone concentrant et condensant en elle toutes les virtualités de la noirceur : « […] son couteau était ouvert. Il le planta dans le cœur de l’Espagnol, un grand garçon hâlé, qui tomba sur le sol et qui, malgré son hâle, blêmit, se crispa, se tordit, et expira dans la poussière. Pour la première fois je voyais quelqu’un rendre l’âme. Pépé avait disparu, mais quand, quittant des yeux le mort je levai la tête, je vis, qui le regardait avec un léger sourire, Stilitano. Le soleil allait se coucher. La mort et le plus beau des hommes m’apparaissaient confondus dans la même poussière d’or, au milieu d’une foule de marins, de soldats, de voyous, de voleurs de tous les pays du monde. » Tout comme la beauté, l’or et la lumière, la mort soumet inéluctablement celles et ceux qui la bravent…

En 2003, la douleur ne m’a pas déniaisé de ma candeur. Il a fallu que le temps fasse son œuvre et que la littérature infuse en moi jusqu’en 2015 : au lendemain de la publication de mon Bordeaux La Mémoire des pierres, une lettre de Henri Causse m’a dessillé, en m’invitant à me pencher sur Le Palace de Claude Simon, ce que j’ai fait, et qui a eu pour conséquence d’embrayer un fécond fil associatif. En politique, dans la passion et en amour, et dans toutes choses, les humaines et les pas humaines, s’exercent un mouvement et une poussée qui les exaltent et les magnifient, puis les corrodent et les rompent. À moults égards, Barcelone aura de manière décisive contribué à me découdre les paupières… Et puis c’est dans ces murs que la camarde, en m’agrippant soudainement, m’a enseigné (dans mon corps) que nous étions toutes et tous à sa merci.


Cet après-midi ensoleillé de juin 2003, je présente l’une des trois conférences du colloque « Stratégies de l’illisible », une étude thématique ayant trait à « la représentation du sexe dans quelques récits contemporains » que j’ai, avec un brin de malice de potache, intitulée « La Chair est faible, Hélas ! et j’ai lu tous les livres ». Je parle debout à un pupitre, et là, pendant que je lis mon texte, ma vue se trouble, je ne discerne plus ce qui est écrit sur les feuilles devant moi, je ne comprends pas, mais ce bref épisode de berlue cesse, je suis soulagé, je n’ai eu qu’à ralentir mon débit et à concentrer mon regard sur les lignes imprimées, quelques instants plus tard survient une autre éclipse, j’essaie de n’en rien montrer, je ne m’interromps pas, je restitue mon argumentation de mémoire, à mes tempes mon cœur bat, l’inquiétude est sur le point de gagner, je fronce les sourcils, peut-être que je grimace, tout cela n’est qu’une affaire de secondes, je les endure comme une petite éternité, le ciel qui m’est tombé sur la tête s’éclaircit, dans une netteté parfaite ma vision est rétablie, j’ignore ce qui sur la cougourgue m’a frappé, je reprends mon rythme initial d’élocution, j’achève mon tour d’horizon, et je conclus, la discussion s’engage, après cette session plénière et lors du dîner je ne souffle mot de cette alerte. Dans un peu plus d’un mois, j’aurai 47 ans ; en mai, le rébus auquel je me heurtais s’est dévoilé ou plutôt on m’en a révélé la signification : en refusant de lâcher sur mon désir, j’ai perdu et je me suis perdu. Pour prix de cet égarement, j’ai écopé d’une camisole chimique dont personne ne se doute, un cocktail classique (un euphorisant, un anxiolytique et un somnifère) me permet de calmer la bête et d’apaiser le vacarme dans ma cervelle, tant pis pour l’embonpoint qui en découlera bientôt.

Ce qui ne fait pas de doute, c’est d’avoir été l’objet d’un premier assaut sérieux de la faucheuse contre ma carcasse, elle ne m’a pas embarqué, il était trop tôt pour traverser le Styx ou était-ce parce que je n’avais pas de monnaie sous la langue pour l’obole à Charon ? Si le monstre ne m’a pas estourbi et si juste m’a frôlé l’ombre de sa corne, ces déboires auront été féconds, ils m’ont accouché en tant qu’auteur. Ma précédente tentative littéraire remontait à une dizaine d’années, de ces gribouillages j’avais tout détruit, réitérant le scénario auquel depuis mes quinze ans je ne dérogeais pas, puisqu’après avoir péniblement noirci des brouillons leur relecture invariablement me convainquait qu’ils ne valaient pas tripette et qu’il était sage de les jeter au diable… Nous étions en juin 2003, l’adversité était en train de m’enfanter à l’écriture ; quelques semaines plus tard à Paris, Judith Brouste en sera la chamane.


Entre une Madrid témoin de mes amours avortées et une Barcelone transpirant la mort, il n’est pas impossible que ce soit la figure de Julián Grimau qui fasse lien : agent du Servicio de Investigación Militar, la police politique (créée en 1937, elle est promptement contrôlée par le PCE et les envoyés du Komintern) de la Seconde République, il aurait été (en 1939 ?) responsable d’une checa (dans les parages de la Plaça Ramon Berlenguer el Gran) ; il est arrêté le 7 novembre 1962 dans un autobus par la Brigada politico-sociale, jugé le 18 avril 1963 à Madrid et fusillé le 20, il aurait dû avoir pour couverture la mère d’une de mes ami(e)s et camarades, le destin en a voulu autrement (mon Bordeaux La Mémoire des pierres s’en est fait l’écho).


La journée d’étude à laquelle je participe ce 21 novembre a été organisée par Hélène Rufat, une collègue de l’Université Pompeu Fabra-UPF. Son père, Ramon Rufat Llop, était un anarcho-syndicaliste, il a été un dirigeant de la CNT-FAI, pendant la guerre civile et ensuite dans la clandestinité. Il a été capturé par les « rebelles » nationalistes, torturé, jugé, emprisonné et condamné à mort (pour « espionnage » et pour… « perversité »). Il a subi l’épreuve d’une exécution « à blanc », à deux reprises. Au premier simulacre, après la salve des fusils, sous le choc de l’émotion et alors qu’aucun projectile ne l’avait atteint, il est tombé. Un de ses bourreaux lui a ordonné de se relever en ces termes : « Relève-toi, tu es comme un chat, tu as sept vies… » Ramon Rufat a été membre de la Colonne Durruti mais surtout il a été un très adroit agent des services secrets de la République : dès octobre 1936, il fonde « Los Hijos de la Noche » qui, en 1937, se transforme en Service d’Information Spéciale Périphérique (SIEP). En 1990, il publie Espions de la République, Mémoires d’un agent secret pendant la Guerre d’Espagne chez Allia (traduit de l’espagnol d’Alain Pecunia).



Ramon Rufat (c) DR


La Barcelone de 2024 n’est plus celle, sordide, de Jean Genet (« une multitude de rues étroites, obscures et sales forment le Barrio Chino ») ni celle de l’épopée républicaine ; le Bar Marsella (au plafond écaillé) et la Casa Leopoldo, ainsi que les locaux abandonnés de La Criolla (au numéro 10 de la Carrer del Cid), sont toujours hantés par les mânes de leurs poisses, de leurs courtisanes et de leurs illustres clients. En ce centre mythique, Barcelone est la proie du tourisme de masse, de la gentrification et de la spéculation immobilière. Elle n’aura été que l’espace d’un rêve, le 27 octobre 2017, la capitale en devenir sang et or d’un peuple qui, dans l’Histoire, puise des raisons de ne pas être broyé à la moulinette de la globalisation et de l’Union Européenne, non sans candeur d’ailleurs, puisque beaucoup croyaient que ladite UE soutiendrait la proclamation par le Parlement catalan de l’indépendance, au lendemain du référendum du 1er octobre (organisé par la Generalitat et désavoué par Madrid qui a répliqué en plaçant la Catalogne sous tutelle, en vertu de l’article 155 de la constitution, et en enclenchant immédiatement la répression).


Pendant des mois et des années, sur un nombre considérable de façades d’immeubles la senyera (le drapeau catalan) arborée signalait les partisans de l’autodétermination, tandis que leurs voisins favorables au maintien du statu quo et désireux d’exprimer leur opinion hissaient la bannière espagnole à leurs fenêtres et balcons. Il y a un an, à l’été 2023, certes l’ambiance avait changé, l’heure n’était plus à l’euphorie mais au désenchantement, cependant beaucoup de bâtiments et d’appartements étaient encore pavoisés aux couleurs de la Catalogne, même défraîchies par la pluie, le soleil et la pollution, et à des points névralgiques du réseau routier, à date et à heure fixes, s’alignaient de symboliques cordons de militants, souvent âgés, appelant avec pancartes et divers instruments de musique à la solidarité avec les indépendantistes condamnés.

Le 8 août dernier, l’ancien chef de l’exécutif catalan Carles Puigdemont (en exil depuis sept ans et exclu du champ d’application de la loi d’amnistie suite à la décision de la Cour suprême du 1er juillet) a nargué et ridiculisé la justice et le gouvernement espagnols pour un discours aux abords du Parlement de Catalogne, à l’occasion de l’investiture de son nouveau président, et ce, avant de se volatiliser, à la barbe des forces de police dépêchées pour l’arrêter. Cette preste exfiltration a témoigné de l’ampleur de la sympathie entourant, dans l’opinion et dans l’administration provinciale, les thèses catalanistes. La rue en rit, se gaussant, par référence à une figure de bande dessinée, de l’insaisissabilité du Willy… Il n’empêche que le camp indépendantiste est divisé, son aile gauche (la Candidature d’unité populaire, en catalan : Candidatura d’unitat popular - CUP), est contenue (à peine plus de 4%), l’électorat étant résigné à un rapport de forces dans lequel Madrid tire son épingle du jeu : le processus politique par lequel la Catalogne croyait s’émanciper de la tutelle espagnole a été enrayé.

À mon sens, flotte sur Barcelone un parfum composite d’avenir bouché, d’âpres efforts des couches populaires et de la jeunesse pour surmonter les difficultés, de désespoir grimé en insouciance, et de fuite compensatrice dans le divertissement, la distraction et la dépense consuméristes. On le discerne, par exemple, dans les parages de l’« Hommage à Picasso », le monument commandé en 1981 par la mairie à Antoni Tàpies, à l’entrée du Parc de la Ciutadella, et sous les arcades des immeubles en lisière du quartier d’El Born : c’est au crépuscule que les sans-abris y étale les cartons et qu’ils plantent les tentes de fortune sur lesquels et dans lesquelles ils dorment et se réfugient, dans l’indifférence des badauds et des fêtards. Est confondant le contraste entre les zones résidentielles où ne s’aventurent jamais les visiteurs internationaux et celles soumises à leur « invasion », l’introduction inopinée à Barcelone des perruches argentines et des perroquets au milieu des années 1970 et la prolifération qui s’en est suivie de ces voraces volatiles disputant leur pitance à des mouettes gloutonnes et agressives étant emblématiques de la place prise par l’industrie touristique dans l’économie et le quotidien de la cité. Mandiargues rapportait dans La Marge la sentence féroce par laquelle s’exorcisaient détresse et angoisse : « Tu as des yeux noirs comme l’avenir de l’Espagne ». N’est-il pas à craindre, dans la présente conjoncture, qu’une taie, ou qu’un méchant glaucome, entrave ou voile le regard de Barcelone, autrefois aussi limpide et pers que celui des miliciennes et des miliciens qui ont contrecarré le putsch ?


Suis-je en train de forcer outrageusement le trait ? Ces intuitions sont-elles excessives ? J’en soupèse l’hypothèse avant la séance de travail de ce matin, à Pompeu Fabra, un établissement public aux allures d’institution privée, confortablement installé dans les locaux d’une ancienne caserne entièrement réagencée et dont la bibliothèque a été aménagée dans un monumental réservoir d’eau construit en 1880, le Dipòsit de les Aigües. Avant de rejoindre la salle qui nous a été réservée afin de nous concerter et d’établir le bilan de nos débats, et déterminer si nous sollicitons la prolongation de notre programme de recherche, Hélène Rufat, notre hôtesse, nous exhorte à un détour par l’« Espace Tàpies », en soi un trésor et un havre de paix, dont l’accessibilité dépend d’horaires aléatoires, mais en l’espèce nous sommes chanceux, ce vendredi il est ouvert jusqu’au déjeuner. Le dispositif « emboîte » une première pièce où sont conservés une note manuscrite signée de l’artiste, des croquis préparatoires et deux précieuses gravures, l’une d’Antonio Saura et l’autre de Joan Mirò ; un petit vestibule avec quelques sièges, moins d’une dizaine, offrant la possibilité de projet des vidéos ; enfin le « saint des saints » abritant une installation de Tàpies, à gauche vingt-cinq chaises, suspendues au béton, par rangée de cinq, les unes au-dessus des autres, un sol brun clair sur lequel se détache une peinture se déployant sur toute la largeur du mur du fond, représentant par d’épaisses coulées noires comme une cloche, celle du savoir, au milieu de laquelle, en blanc, ce graffiti : « Ni mots / Ni lettres ». Ma surprise est totale, intérieurement je souris, de retour à mon domicile je me replongerai dans Adieu au langage, le film, et dans Le Livre d’image, de Jean-Luc Godard, parce qu’en prenant congé du langage notre temps arase la langue, nous contraignant à la vacuité et au balbutiement de creux énoncés, enfilés comme des prêches et des placards publicitaires.


Toutefois, je ne rentrerai pas démoralisé de Barcelone : depuis le 26 octobre 2023, celle-ci compte un nouveau musée, le Museo de l’Art Prohibit lequel atteste que tout esprit d’insoumission n’y a pas été éradiqué. Une bâtisse cossue de style moderniste, la Casa Garriga Nogés, édifée en 1901, et dont les plans ont été dessinés par l’architecte Enric Sagnier i Villavecchia, accueille en plein Eixample (Carrer Diputació), et sur deux mille mètres carrés, environ trois cents œuvres (appartenant à Taxto Benet) que la censure et les préjugés ont stigmatisées, limitant gravement ou interdisant leur diffusion, comme cela a été le cas, à Madrid, en 2018, lors de l’ARCO, la Foire internationale de l’Art Contemporain, lorsque la galerie qui a vendu à Benet la série de photographies de Santiago Sierra intitulée Presos politicos en la España contemporánea la retire du stand, comme si en la rendant invisible on annihilait la réalité, celle de l’existence de prisonniers politiques en Espagne, à la manière de la bureaucratie stalinienne escamotant les compagnons de Lénine des clichés de groupe au fur et à mesure que ceux-ci étaient victimes des purges et des procès.

Ne citer de cet ensemble qu’un échantillon – les peintures, photographies et vidéos qui m’ont le plus ébranlé ou dont la notoriété des concepteurs est la plus éminente – sacrifierait (pour un contestable florilège) l’ambition de Benet et de son équipe (et en particulier de Rosa Rodrigo, de Lidia Penelo et d’Isabel Carrero) qui est de défendre « la liberté d’expression dans toute son étendue », ainsi que « la liberté de création », l’objectif étant par le biais d’une « collection controversée » de laisser « à la tolérance le soin de tracer la voie de notre expérience vitale et sensorielle ». Ces principes sont à l’origine d’une scénographie extrêmement soignée et subtile : « Grâce à la conception architecturale et graphique, tant dans l’espace physique que virtuel, les pièces exposées peuvent être perçues à la fois comme des objets artistiques et des œuvres contestées, dans leur singularité et dans leur contexte, des documents sur la civilisation et la barbarie. Si l’œuvre présente une thèse et que l’attaque ou la censure peut être interprétée comme une antithèse, dans le musée, le visiteur se situe dans le spectre des synthèses possibles. » (Jorge Carrion, « L’Essai raturé », in Prohibit, Barcelone, Museu de l’Art Prohibit/P&M Ediciones, 2023). De surcroît, cet accrochage intègre avec intelligence les outils numériques et instaure une exceptionnelle proximité entre les productions et celles et ceux qui s’en imprègnent.


De nouveau à Fribourg, de l’étagère où sont rangés les ouvrages de Godard ou ayant trait à son itinéraire j’ai emprunté Le Livre d’image (nous en possédons le numéro 244, il a été tiré à 1500 exemplaires) et l’ai feuilleté. J’y ai déniché ces lignes, en harmonie avec ce que j’ai vécu les jours précédents, à Barcelone : « quand un siècle se dissout lentement /dans le siècle suivant, quelques individus / transforment les moyens de survie anciens en moyens nouveaux / ce sont ces derniers que nous appelons art /aucune activité ne deviendra un art avant que son époque ne soit terminée / ensuite, cet art disparaîtra ». Si je fréquente les musées et les ateliers d’artistes, si je lis les écrivains et m’échine moi-même à écrire, c’est bien que, pour moi, l’art et la littérature sont, avec l’amour, les seuls instruments de survie dont je n’interroge pas l’efficience.  




(c) JM Devésa


Cette chronique, rédigée à l’occasion de la journée d’étude « Écritures francophones des exils et leurs hétérotopies » (Université Pompeu Fabra, 21 novembre 2024) tresse impressions de voyage et réflexions inspirées par Jean Genet, Journal du voleur, (1949), in Romans et poèmes, Gallimard, Coll. « La Pléiade », 2021 ; André Pieyre de Mandiargues, La Marge, (1967), Paris Gallimard, 1967 ; Claude Simon, Le Palace, (1962), in Œuvres, Paris, Gallimard, Coll. « La Pléiade », 2006.

Le catalogue Prohibit (Barcelone, Museu de l’Art Prohibit/P&M Ediciones, 2023) est édité en quatre langues (anglais, catalan, castillan, français).

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