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  • Photo du rédacteurCécile Vallée

Ananda Devi : « L’histoire commune de l’humanité nous éclaire et nous condamne » (La nuit s’ajoute à la nuit)


Ananda Devi (c) J. F. Paga pour Grasset


La collection « Ma nuit au musée » des éditions Stock a proposé à Ananda Devi, écrivaine franco-mauricienne, de passer une nuit dans la prison de Montluc de Lyon, prison dans laquelle ont été emprisonnés, torturés voire exécutés des Résistants et des Algériens indépendantistes. Des Juifs, dont les enfants d’Izieu, y ont été enfermés avant d’être déportés. Des prisonnières de droit commun ont été les dernières à y être enfermées avant la fermeture de ses portes en 2009. Elle est depuis devenue un musée.

Dans le prologue, Ananda Devi imagine que les fantômes des prisonniers se questionnent sur sa capacité à plonger dans leur nuit : « osera-t-elle nous voir ? Osera-t-elle se voir ? ». Je ne me faisais pas de souci, son œuvre témoigne de sa capacité à affronter la noirceur, mais j’ai tout de même été impressionnée par l’ampleur qu’elle donne à cette expérience. Les nombreuses citations donneront un aperçu de la force de son écriture.

L’autrice a choisi de raconter sa nuit, heure par heure, et propose un questionnement spiralaire introspectif et historique :


« Force nous est de tout ramener vers le personnel, même ce qui relève de l’universel. Mon histoire, comme une fiction, part de l’individu que je suis pour tenter de toucher à ce qui relève de l’humanité. »

Elle n’hésite pas à « plonge[r] dans une boue mémorielle », nous obligeant à regarder en face, à travers l’histoire de la prison de Montluc, celle de l’humanité, sans en omettre le moindre pan sombre, en nous avertissant :


« Dans la nuit infinie de Montluc, des nuits s’ajoutant à des nuits, le silence ne ressemble à aucun autre. C’est celui du vide, d’une noyade à bout de souffle, lorsque nous comprenons enfin que cette blessure sacrée, c’est le piétinement de nos demains.
Celle où nous endossons notre faix. »


« J’habite une blessure sacrée » (Césaire)

                    

Cette épigraphe d’Aimé Césaire introduit la première mise en perspective de l’histoire de la prison. La « blessure sacrée » d’Ananda Devi est celle de son île, marquée par la colonisation, l’esclavage et l’engagisme, qui a permis de détourner l’abolition de l’esclavage à moindre coût : les colons ont fait venir des Indiens pour travailler dans les champs de canne à sucre, avec un contrat fort avantageux pour les propriétaires. Cette histoire coloniale et celle de la prison de Montluc sont certes différentes mais reposent sur le même principe, comme l’a démontré Césaire à propos de la colonisation et de l’holocauste dans le Discours sur le colonialisme. Ananda Devi reprend, avec précision, ce qui permet cette comparaison : la « chosification », cette déshumanisation de l’Autre dans lequel on ne reconnaît pas l’humanité :


« Corps de Juif, corps de Noir, corps de femme, corps d’enfant, corps de migrant, corps de musulman, corps d’ennemi, ce sont des objets qu’on utilise avant de les jeter, on ne les reconnaît pas comme soi. Il y a une barrière, un mur qui dit que ceux qui sont de l’autre côté ne sont pas des êtres humains comme nous. »

L’histoire de la prison de Montluc regorge de cette déshumanisation, de cet aveuglement. Ananda Devi souligne le paradoxe criant des autorités françaises, et d’autres après eux, qui ne perçoivent pas les Algériens indépendantistes comme des Résistants, alors qu’ils luttent pour une cause de même nature. Onze d’entre eux ont été exécutés à Montluc alors que le droit français interdisait l’exécution de prisonniers politiques :

 

« Etrange retournement de l’histoire. Les résistants contre le régime nazi emprisonnés ici sont des héros. Les résistants contre la colonisation française sont des criminels. […] pendant cette guerre aussi, il y a eu des rafles, des arrestations arbitraires, des tortures et des condamnations à mort. »

 

« L’histoire est une roue boueuse. »

 

C’est fini, c’est de l’histoire ancienne, à quoi sert de ressasser ces histoires ? Pourtant rien n’est jamais révolu : passé, présent et avenir sont liés, comme l’illustre bien la métaphore de Cocteau du trou que fait une aiguille dans un tissu plissé :


« Les ravages de l’esclavage n’ont pas fini d’obscurcir l’histoire de ces îles et du monde. Tout comme les ravages de l’Holocauste. Tout comme ceux des colonisations, anciennes et nouvelles. »

Tout comme l’histoire de Montluc car « la chaîne des douleurs est infinie. »

C’est le cas aussi de l’histoire méconnue de l’archipel des Chagos, qu’Ananda Devi nous rappelle. Au moment de l’indépendance de l’île Maurice, les Britanniques négocient l’île de Diego Garcia, habitée par des descendants d’esclaves, pour l’offrir aux Etats-Unis qui veulent y installer une base militaire d’où partiront, par exemple, des tirs pendant la guerre en Irak. Les Anglais déportent les Chagossiens à Maurice, sans leur dire qu’ils ne reverront jamais leur île, détruisent le cimetière au bulldozer pour faire croire qu’ils respectent le droit international. Les Chagossiens sont en procédure judiciaire depuis 44 ans sans avoir pu réintégrer leur île. En 2022, des Tamuls du Sri Lanka échouent, dans leur exil, à Diego Garcia. Ils y sont enfermés dans un camp pour être déportés au Rwanda ou renvoyés dans leur pays :


« Et maintenant, je me dis que Diego Garcia, une île de trente kilomètres carrés, se situe au cœur des conflits présents et futurs. Elle est un point de convergence. Pas un trou d’épingle, comme Montluc, mais un noyau où couve un magma en ébullition. […] Ce qui s’est passé à Diego Garcia nous apprend que nous sommes au bord du gouffre. L’histoire se mord la queue à l’infini. »


« Les légendes naissent quand les témoins se taisent » (André Devigny)


Cette deuxième épigraphe introduit le deuxième questionnement central de cette nuit : comment écrire sur l’histoire de Montluc ? Ananda Devi est consciente que tout récit fictionnalise et crée « des personnages plutôt que des êtres réels ». Comme l’ont bien montré Laéla Véron et Karen Abiven dans Trahir et venger : les paradoxes du transfuge de classe, raconter le parcours d’un personnage en fait un héros ou un anti-héros, comme l’ajoute Ananda Devi : « Tout récit nous pousse vers le besoin de créer des héros et des monstres ».  Or, la nature humaine est bien plus complexe, il y a « les coupables, les victimes, les complices, les indifférents, les sourds, les aveugles » et chacun peut endosser ces différents rôles.

Elle s’oblige donc à ne pas s’aveugler des récits qui sont faits sur les prisonniers célèbres de la prison de Montluc. André Devigny, par exemple, est présenté comme un Résistant héroïque. Il est le seul à avoir réussi l’exploit de s’échapper de Montluc pour reprendre ses activités de Résistant. Pourtant, il a poursuivi sa carrière militaire en Algérie et il ne semble pas faire le lien entre ses actes de résistance et ceux des Algériens. Colonel dans l’armée, il est « chef de secteur opérationnel dans le sud de l’Algérie. L’un de ses contemporains dira de lui qu’il était assez réac, plutôt même d’extrême-droite. » André Devigny a pu être à la fois le courageux Résistant et le réac en Algérie. Quant à Mustafa Boudina qui a été emprisonné à Montluc, il semble s’être créé une légende dans son récit autobiographique, Rescapé de la guillotine (2008), pour passer pour un héros :


« Il a été vivement critiqué par les survivants parce qu’il s’est, disent-ils, approprié leurs souffrances. Dans un but politique, disent-ils. Mais les sévices décrits sont réels même s’ils n’ont pas été subis par Boudina lui-même. Une fiction, donc ? Mais il ne présente pas son texte comme une fiction. »

Ananda Devi ne déboulonne pas, ne « cancel » pas, ne bannit pas, mais cherche à comprendre c’est-à-dire à tout prendre en compte. C’est une démonstration magistrale du regard complet à poser sur l’Histoire pour lutter contre notre propension à vouloir des héros lisses, des monstres monstrueux :


« L’homme est un homme, en sa complexité, ses ambiguïtés, insaisissable lorsque l’on ne s’attache qu’à une part de lui, la plus visible. L’invisible de l’humain nous échappe, car peu osent affronter ce tréfonds où rôdent ces inconnus que nous sommes. »

Elle ajoute qu’ « accepter cette ambiguïté, c’est savoir ce que l’on peut encore comprendre et apprendre de chacun. » Je ne peux m’empêcher de faire le lien avec la critique récurrente qui est faite des analyses postcoloniales sur Albert Camus. Celles d’E. Said et de Christiane Chaulet Achour, pour ne citer que les plus emblématiques, en s’opposant à la construction du héros humaniste du discours patrimonial hagiographique, ne cherchent pourtant pas à déboulonner l’auteur mais à mieux comprendre notre histoire à travers les aspérités de cet homme et de son œuvre.


Une radiographie de soi

A propos de son roman Indian tango, Ananda Devi avait déclaré qu’elle avait visé « une radiographie de l’acte d’écrire » pour comprendre, de l’intérieur, ce qui s’opère au moment de la création littéraire. Dans ce récit de sa nuit dans la prison de Montluc, cette radiographie la concerne en tant qu’individu. Elle se livre comme jamais elle ne l’avait fait en creusant ses propres failles :


« Jamais je ne me suis sentie aussi parfaitement rassemblée. Celle qui écrit et celle qui vit. Les deux en même temps puisque c’est ce vers quoi tend l’exercice, autre et même, c’est ce à quoi j’ai toujours aspiré, et seule dans cette prison aucun rôle n’était nécessaire, je pouvais me laisser être, basculer dans cet entre-deux qu’est la dimension de l’histoire, et en ressortir chargée, pleine à ras bord, parturiente du texte à venir, et dévastée par ce qu’il me semblerait impossible à dire. »

Pourtant, elle le fait, comme si elle ne voulait pas elle-même se créer un personnage de légende. Elle a longtemps revendiqué une identité multiple, longtemps refusé les étiquettes, mais elle reconnaît, dans ce texte, que la perte de l’héritage maternel, le « pays telugu », pas seulement la terre mais aussi la langue qu’elle n’a pas apprise, est une blessure :


« L’identité. Cette chose que j’ai toujours détestée de toutes mes forces. Ce mot, ce concept, cette illusion ou je ne sais quoi, oui, je me rends compte que j’ai tout fait (y compris écrire une thèse de doctorat) pour nier le fait que j’ai toujours voulu masquer ce que je n’ai jamais eu. Je dois le dire aujourd’hui, maintenant, pas en un instinct psychanalytique ridicule, mais pour comprendre que je n’ai jamais fait face à cette blessure. »

Elle interprète également sa propension à regarder plutôt du côté de la noirceur, comme une façon de se donner la consistance qu’elle pense ne pas avoir :


« Que vient-elle donc faire ici, disent-ils, que vient-elle encore chercher, remuant glaises et glaires, plongeant ses mains dans la poisse et le purin pour se sentir vivante, car sans cela elle n’a aucune substance, n’existe pas, ne hantera rien ni personne après sa mort, c’est sûr, une brindille vite emportée, brume transparente et grise : elle a besoin de nous pour être. »

Elle questionne enfin sa légitimité à rentrer dans la peau de personnages qui souffrent alors qu’elle considère qu’elle est privilégiée, à penser sa propre souffrance face à celle des autres :


« je ne sais plus si je suis vivante, je leur parle à eux, je me surprends à leur confier les secrets de mon être alors que ce devrait être le contraire, je me sens liée à eux par une commune présence, celle de l’humanité qui souffre de mille manières. Mes douleurs ne sont pas de taille, leur dis-je, et ils me répondent : il n’y a pas de petites douleurs. »

Cette mise à nu offre au lecteur les outils pour se confronter à sa propre histoire, ses propres souffrances et indifférences, pour « explorer sa présence en monde ».

 




Ananda Devi, La nuit s’ajoute à la nuit, Stock, coll. « Ma nuit au musée », août 2024, 292 pages, 19, 90 euros

 

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