Ce 3 juin, je présentais le second roman d’Amina Damerdji, Bientôt les vivants qui venait de recevoir le prix Transfuge du meilleur roman français à la rentrée littéraire de l’hiver 2024. La maîtrise et l’intérêt de ce roman m’incitaient à lire son premier roman de 2021, Laissez-moi vous rejoindre. Plusieurs éléments de la quatrième de couverture provoquaient aussi mon intérêt : une femme à connaître que je ne connaissais pas… Haydée Santamaria, Cuba dont l’Histoire me passionne, le choix d’une fiction biographique prenant ses racines dans le réel et le vécu pour une nouvelle romancière franco-algérienne qui ouvrait sa création à une autre réalité et un autre espace que l’Algérie ou la France... Dire que je n’ai pas été déçue est un euphémisme. Ce roman m’a emportée non seulement par le sujet traité mais par son écriture et sa capacité à faire vivre au plus près un destin exceptionnel.
Capire a mis en ligne, le 26 juillet 2023 : « Le 26 juillet et la rébellion cubaine : un récit de Haydée Santamaría », récit accompagné de cette photo :
Rappelons que « Capire est un outil de communication créé en 2021 pour faire écho aux voix des femmes en mouvement, rendre visibles les luttes et les processus organisationnels dans les territoires et renforcer les références locales et internationales du féminisme populaire, anticapitaliste et antiraciste. Capire signifie "comprendre"».
Ce roman et ce qu’il m’a permis d’apprendre participent au désir qui est le nôtre d’élargir le « matrimoine », cet héritage féminin qui doit sans cesse se nourrir de nouvelles figures, de nouveaux engagements, de nouveaux parcours et sortir, sans les éliminer bien entendu, des figures mythiques et/ou historiques toujours citées.
Dans le « portrait en lettres capitales » qui lui a été consacré en septembre 2021, Amina Damerdji présente ses intentions et ses choix en écrivant cette fiction :
« Avec Laissez-moi vous rejoindre, je ne voulais pas écrire une biographie, encore moins un roman « historique » sur Cuba. Haydée Santamaría, qui a fait la révolution avec Fidel Castro puis exercé le pouvoir avant de suicider, comme un ultime geste critique en 1980, m’a fascinée parce qu’elle incarne un certain type de femmes que j’ai rencontré dans la vie mais peu dans les œuvres. La littérature ou le cinéma fait la part belle aux actrices, aux gymnastes, aux danseuses (des femmes qui ont besoin du regard des autres pour s’accomplir) ou, alors, s’il s’agit de femmes politiques elles sont reines ou impératrices. Haydée n’est pas de cette trempe. Elle veut changer le monde, « changer la vie » comme l’écrivait Rimbaud et il y a pour cela un élan profondément poétique chez elle. Son désir de liberté, pour elle et pour les autres, est sans limite. Pour reprendre les mots de Virginie Despentes, elle est beaucoup « plus désirante que désirable ». Et c’est pour cela qu’Haydée est un personnage universel. Par le type de féminité qu’elle incarne, et le type d’être humain tout simplement : une femme qui s’est engouffrée dans son désir et qui a beaucoup perdu, beaucoup sacrifié, jusqu’à devenir dure, rigide et se perdre elle-même, et se donner la mort. J’ai choisi de la faire parler à ce moment, de la faire raconter sa jeunesse quelques heures avant son suicide car je voulais aussi écrire sur cela, l’idéalisme comme maladie, pour elle en tout cas, mortelle ».
Haydée Santamaría Cuadrado, née le 30 décembre 1923 à Cuba (Central Constancia), guérillera, est une personnalité de la révolution cubaine de 1959. Elle a ensuite fondé puis dirigé la Casa de las Américas, organisme culturel d'État. Elle s'est suicidée le 28 juillet 1980, à La Havane.
Amina Damerdji a bien voulu répondre à nos questions.
1 - Après la lecture de votre roman récent, Bientôt les vivants, j’ai eu le désir de lire votre premier roman, Laissez-moi vous rejoindre, en 2021. Et c’est sur ce roman que je voudrais revenir aujourd’hui.
Une première question s’impose d’emblée : pourquoi cet intérêt pour Cuba ? J’ai vu que vous étiez chercheuse en études hispaniques mais ces études couvrent un vaste domaine. Pouvez-vous nous dire quel a été votre parcours pour arriver à Cuba ?
Mon intérêt pour le monde hispanique, et pour Cuba en particulier, a été guidé par des rencontres littéraires. À vingt ans, alors que j’étudiais les lettres classiques, j’ai découvert les textes du poète espagnol Federico García Lorca, assassiné au début de la guerre civile. J’ai abandonné Homère et Virgile (que j’estime avoir été chanceuse de pouvoir lire dans le texte) pour consacrer mon premier mémoire de recherche à Lorca, en études hispaniques à la Sorbonne Nouvelle. Bien plus tard, en écrivant Bientôt les vivants, j’ai fait le lien entre cet attrait pour la poésie de la guerre civile espagnole et la guerre civile que ma famille et moi avions vécue et fuie, en Algérie.
J’écrivais alors de la poésie (j’ai co-fondé la revue La Seiche, publié Tambour-machine). La carrière d’enseignante m’a semblé être la plus compatible avec une vie d’écrivain. Je me suis inscrite à l’agrégation d’espagnol. Comme je venais des lettres classiques, je devais travailler la langue. C’est avec ce projet que j’ai atterri à Santiago de Cuba, dans le cadre d’une université d’été co-organisée par l’Université de Bordeaux. Avais-je été préparée par le « Son de negros en Cuba » où Lorca répète « Iré a Santiago » ? Peut-être. En tout cas je suis tombée amoureuse de cette île. La littérature y occupe une place extraordinaire. J’y suis retournée, ai découvert ce qui allait devenir le corpus de ma thèse et donner un livre, Poésie et dissidence à Cuba. Les poètes officiels de la Révolution cubaine, de La Havane à Madrid (1966-2002) (Casa de Velázquez, 2022). Plus tard, après la parution de Laissez-moi vous rejoindre, qui raconte l’histoire de la femme politique cubaine de premier plan Haydée Santamaría, j’ai perçu les liens qu’il y avait entre Cuba et l’Algérie. Haydée est de la génération de mes grands-parents, de ceux qui ont combattu, à la même époque que celle la Révolution cubaine, pour l’indépendance de l’Algérie.
Haydée Santamaria (à gauche) et Fidel Castro, le 27 avril 1957.
UMAR LEYLA/GAMMA
2 - Le roman est consacré à une figure importante de la Révolution cubaine : Haydée Santamaria. Croyez-vous que la lectrice (sans parler des lecteurs) en langue française puisse la connaître et s’y intéresser ? Et, en conséquence, j’aimerais savoir comment ce roman a été accueilli en France où la Révolution cubaine n’est pas une référence vraiment sollicitée ? A-t-il été traduit en espagnol ?
Vous avez raison, non seulement la Révolution cubaine n’est pas une référence attendue mais en plus rares sont ceux qui connaissent Haydée en France (alors qu’elle est extrêmement populaire à Cuba et en Amérique latine). Troisième obstacle : on n’attend pas d’une primo-romancière franco-algérienne qu’elle vous emmène à Cuba. Ce qu’au passage je trouve dommage. C’est là le pouvoir de la fiction. Si chacun devait n’écrire que sur l’endroit d’où il vient, alors les Bretons écriraient sur la Bretagne, les Bourguignons sur la Bourgogne etc. Quelle tristesse ! Bref, Laissez-moi vous rejoindre ne cochait aucune case. En dépit de cela, il s’est frayé son chemin. Le roman a reçu plusieurs prix, a été traduit en Italie et est en cours de traduction dans d’autres pays. Pas en Espagne. Là encore, sans doute pour une histoire de cases du marché littéraire. Mais j’écris aussi pour cela, pour sortir de ces cases toutes faites. Et qui sait ce que l’avenir réserve à Laissez-moi vous rejoindre !
3 - Pour ma part, je veux y revenir car, en tant qu’écrivaines, critiques littéraires, chercheuses, nous avons à travailler pour donner formes et richesses au matrimoine, trop souvent réduit à des figures anciennes ou à quelques figures contemporaines très sélectionnées. Pensez-vous qu’Haydée Santamaria a sa place dans cette ouverture souhaitée au matrimoine ? Pourquoi ne pas avoir choisi Melba Hernandez dont il est beaucoup question dans le roman ?
Haydée a eu rôle culturel majeur à Cuba. Elle a contribué à donner à son pays l’envergure artistique qu’il a encore aujourd’hui. Une de ses premières actions, après l’avènement de la Révolution a été de créer une institution culturelle et artistique de dimension internationale, la Casa de las Américas. Elle l’a dirigée jusqu’à sa mort, et réuni, elle qui n’avait pas étudié au-delà de la sixième, les plus grands écrivains latino-américains et européens de l’époque. Elle a un fervent soutien de la Nueva Trova, un genre musical qui a fait la célébrité de Cuba et sauvé des camps de redressement politique (à destination des homosexuels notamment) de nombreux artistes. La littérature cubaine et la littérature tout court lui doivent énormément. J’ai écrit sur elle aussi pour cela, pour la sortir de l’oubli.
4 - Peut-on dire de votre roman que c’est une fiction biographique ? Sinon, comment le caractérisiez-vous ? La citation de Joyce Carol Oates mise en exergue le suggère : « Je noterai autant de "faits" que j’en puis réunir ; le reste est conjecture, imaginé mais non inventé, et repose en grande partie sur des souvenirs et des conversations que j’ai eus […] à propos d’événements que je n’avais pas vécus et ne pouvais connaître, sinon par le cœur ». Pouvez-vous, pour caractériser l’écrin générique où vous avez fait revivre cette femme, nous commenter les éléments de cette citation ?
« Je ne recommande à personne d’écrire un roman psychologiquement réaliste sur une personne "historique " qui passe pour s’être suicidée ». Cet avertissement, que je n’ai pas suivi, est celui de Joyce Carol Oates, l’autrice de Blonde. Ce livre sur Marylin Monroe est pour moi un des romans majeurs du début du XXIe siècle. Ces mots de Oates pourraient qualifier Laissez-moi vous rejoindre, même si le suicide d’Haydée fait moins de doute que celui de Marylin. Mais oui, la notion de fiction biographique me semble intéressante aussi. Il s’agit bien d’une fiction qui raconte une vie, qui prend un point de vue, propose une vision particulière, de la vie d’une personne qui a réellement existé.
Quant à la citation qui est mise en exergue, le plus important est pour moi la fin : « à propos d’événements que je n’avais vécus et ne pouvais connaître, sinon par le cœur ». La documentation est essentielle (et j’y ai passé beaucoup de temps) mais elle n’est que le squelette. Pour faire vivre Haydée il fallait penser, rêver, parler, manger, dormir avec elle. L’écriture est pour moi un exercice d’empathie.
5 - L’usage de la première personne s’est-il imposé d’emblée lorsque vous avez mis en route l’écriture ou est-il venu après ? Est-ce pour se substituer à elle en tant que narratrice, la rendre plus proche ou plus crédible ?
Oui, c’est étonnant comme la première personne s’est presque tout de suite imposée, exactement pour les raisons que vous évoquez : me rapprocher d’elle. À l’inverse, pour Bientôt les vivants dont la matière romanesque est plus proche de moi, j’ai eu besoin de la troisième personne pour faire respirer l’histoire que je racontais.
6 - Des dates importantes jalonnent le parcours que vous avez choisi pour votre protagoniste ? Lesquelles ? Avez-vous évité de faire revivre ce personnage après l’installation d’un nouveau régime à Cuba avec Fidel Castro entre 1960 et 1980 ? Pourquoi ?
L’histoire officielle du régime cubain prend l’attaque du Moncada du 26 juillet 1953 comme le point de départ de la Révolution. Le 26 juillet est le jour de la fête nationale. Il commémore cette attaque de la deuxième caserne de l’île qui a en fait été un carnage : Haydée y a perdu son frère, Abel, son fiancé, Boris et beaucoup d’autres. Elle a ensuite été emprisonnée, comme tous les survivants et tout cela a scellé son destin. Je voulais précisément écrire sur ce qu’il se passait avant. Comment en arrivait-on à passer à l’acte violent ? Qu’est-ce qui dans la vie préparait à ce type de bascule ? Prendre l’attaque de la Moncada non pas comme point de départ mais comme point d’arrivée de mon récit. Quant à 1980, c’est le moment où de nombreux Cubains quittent l’île, où ce peuple pour lequel Haydée s’est battu, a tant sacrifié, s’enfuit du pays qu’elle a participé à construire. Je ne crois pas que cela soit un hasard qu’elle se soit suicidée cette année-là et au moment des commémorations de l’anniversaire de la Révolution. J’ai voulu mettre en lien ces deux bascules dans sa vie.
6 - Vous avez opté pour un double niveau de narration : d’une part la nuit du suicide et d’autre part les années de vie de Haydée de son adolescence à 1959. Ainsi le désir de mort est-il mis en superposition avec un engagement mais aussi avec le départ de jeunes Cubains vers les Etats-Unis : pourquoi cette mise en miroir ? Est-ce une condamnation feutrée du régime ?
Je n’ai pas écrit pour condamner le régime cubain. Encore moins pour le défendre. Si j’ai écrit sur Haydée Santamaría c’est parce que sa vie parle d’engagement et d’idéal, des notions qui me travaillaient beaucoup à l’époque. Que fait-on lorsque ce à quoi l’on a dédié sa vie périclite, ne fonctionne plus, voire contredit le point de départ de l’engagement ? Cette question qu’on a tous pu se poser dans nos vies professionnelles, amoureuses, amicales, familiales est une question universelle mais que la vie et la mort d’Haydée posent de façon exemplaire.
7 - Les dernières phrases du roman sont énigmatiques : qui rejoint-elle ? Ses amis sacrifiés – Abel, Boris, Raùl, le Che – ou les jeunes Cubains en fuite ?
Oui, la fin du roman, qui donne son titre au livre, travaille ce paradoxe : quand elle dit « Laissez-moi. Laissez-moi vous rejoindre. » Haydée parle à la fois à ses fantômes (Abel, Boris, le Che...) pour qu’ils la laissent en paix mais elle s’adresse aussi, comme tout au long du récit, à ces Cubains qui s’enfuient. Son suicide est à la fois libération de ses tourments, de sa mélancolie, et fuite de son pays.
8 -Le suicide étant réprouvé par le régime, Haydée ne fut pas honorée à sa mort ? Cela a-t-il changé depuis à Cuba ? Que représente-t-elle ? Ou, pour le dire autrement, quel est son héritage ? N’a-telle laissé qu’une « image » ou des écrits ?
Haydée est très populaire à Cuba. Les gens jugent très injuste qu’elle n’ait pas eu les funérailles officielles que son rang et sa vie méritaient. Son héritage est bien réel, même s’il est encore à matrimonialiser, puisqu’ici on peut se permettre ce genre de néologismes.