« Je n’aime pas les histoires dont on ne connaît pas la fin »
Vient de sortir ce mois d’octobre 2024, le cinquième roman d’Amara Lakhous, La Fertilité du mal, traduit de l’arabe par Lotfi Nia, traduit aussi en anglais sous le titre, The Night Bird, plus proche du titre original en arabe, Tair al-lail.
En 2017, lors d’une émission sur France Culture, l’auteur algéro-italien déclarait : « Ça serait un enfer de ne parler qu’une langue, je suis un polygame linguistique ! » Car, en effet la singularité remarquée et remarquable de cet écrivain est d’avoir commencé par écrire ses quatre premiers romans en italien, onze ans après son installation en Italie : Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio (en italien 2006, trad. franç par Elise Gruau, 2008, Actes Sud) :
Les trois autres seront aussi traduits en français et édités chez Actes Sud : Divorce à la musulmane à Viale Marconi (2012), Querelle autour d’un petit cochon italianissime à San Salvario (2014) et L’affaire de la pucelle de la rue Ormea (2017).
Ce cinquième roman a été écrit en arabe et a été donc traduit en français et en anglais.
Né à Alger en 1970, dans une famille kabyle, il quitte l’Algérie après son premier cursus universitaire pour l’Italie en 1995, fort d’une maîtrise en philosophie à l’Université d’Alger. Il y exerce différents métiers : médiateur culturel, journaliste, interprète et traducteur. Il soutient également une maîtrise en anthropologie culturelle à l’Université « La Sapienza » de Rome, puis un doctorat dans la même université sur la condition des musulmans en Italie. Comme l’écrit une critique algérienne, Fouzia Amrouche, dans son étude de 2023 sur le quatuor italien, dans la perspective de la littérature migrante, « ses romans nous donnent un aperçu de la société italienne vue de l’intérieur par un immigré. Il explore les habitudes, les préjugés et surtout les clichés des Italiens et des migrants à travers une écriture ironique et avisée, qui reflète la nouvelle société interculturelle italienne ».
Elle s’appuie aussi sur la définition du transculturalisme donnée par Hédi Bouraoui en 2005 : « Le transculturalisme est d’abord et avant tout, une profonde connaissance de soi et de sa culture originelle afin de la trans/cender, d’une part, et de la trans/vaser, d’autre part, donc la trans/mettre, à l’altérité. » (Transpoétique. Eloge du nomadisme).
Résidant actuellement aux Etats-Unis, Amara Lakhous enseigne à l’Université de Yale.
La Fertilité du mal est un roman policier bien ficelé, qu’on lit d’une seule traite et qui entraîne le lecteur dans les noirceurs d’une société dont les membres décideurs ont tiré le pays vers leurs profits personnels plutôt que vers la construction d’une nation honorant les qualifiants de son appellation, « démocratique et populaire » : la quatrième de couverture affirme, en ce sens « une indépendance gangrenée par la corruption qui a tout d’une nouvelle colonisation, celle des pères et des héros ». Si l’on peut suggérer que le terme de « colonisation » est un peu inapproprié car ce terme a une signification historique et économique bien précise, il est certain que la gangrène est là et le roman désigne bien qui en sont les acteurs : analysant déjà les premières indépendances africaines, Frantz Fanon notait dans Les Damnés de la terre, en évoquant les bourgeoisies nationales qui se mettent en place , « dictature policière », « caste de profiteurs » : « Par son comportement la bourgeoisie nationale de certains pays sous-développés rappelle les membres d’un gang qui, après chaque hold-up, dissimulent leur part aux co-équipiers et préparent sagement la retraite ».
La dédicace du roman, « à Elaine et Mokhtar Mokhtefi » est pleine de sens. Elaine Mokhtefi, en mai 2019, a traduit elle-même en français son ouvrage, Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Blacks Panthers, publié aux Etats-Unis en 2018 et qui a connu un grand succès : Algiers, Third World Capital ; le second, Mokhtar, en 2016, avait publié en Algérie, J’étais Français-Musulman - Itinéraire d’un soldat de l’ALN. Deux témoignages de vécus d’une rare valeur. Comme l’écrit l’éditeur à propos du second mais l’appréciation est applicable au premier témoignage : ils diffractent « une vérité unique, officielle et consensuelle, dans le kaléidoscope des vérités, frémissantes de nuances et de complexité, faites de chair et de doutes, d’ombre et de lumière ».
Le roman s’ouvre sur la senteur du parfum du jasmin de nuit pour finir dans « un mélange de sang, de pisse et d’excréments» : Miloud Sabri, homme puissant s’il en est a été assassiné sauvagement, rituellement et le colonel Karim Soltani est chargé de l’enquête, particulièrement délicate puisqu’il s’agit d’un homme fort : « Il n’a jamais connu le goût de la victoire, il ne va pas se résoudre à l’échec et à l’humiliation à son âge ! » a-t-il pensé sur le lit où il va être égorgé. Le colonel Karim Soltani a réussi à rester intègre, par estime de lui-même ; il est bien placé pour résoudre l’enquête.
Miloud Sabri, chef de gang, si l’on reprend le qualifiant de Fanon, est un homme de 80 ans, qui a tissé un réseau de relations toxiques reposant sur la compromission dans des affaires louches de ceux qu’il sollicite pour ses intérêts. L’enquêteur remonte aux origines de la vie du quatuor dont il découvre les liens étroits et conflictuels, depuis la lutte de libération à leurs positionnements dans l’Algérie indépendante. Miloud Sabri semble avoir toujours été le décideur et il faudra du temps à ses compagnons de lutte pour admettre sa corruption. Le groupe des quatre – la cellule des fidaïne de la lutte (1954-1962) –, est composé d’une femme, Zahra Mesbah, devenue l’épouse de Miloud, d’Idris Talbi, devenu avocat attaché aux droits humains et de Abbas Badi, exilé dans le Sud du pays à cause d’une accusation de traîtrise. Bien évidemment, autour de ce quatuor gravitent des personnages plus secondaires qui enrichissent ce tableau de l’Algérie en ce début du XXIe siècle.
La structure d’ensemble épaissit le temps de l’enquête et éclaire sa résolution. En effet, l’assassinat de Miloud Sabri a lieu le 5 juillet 2018, le jour même de la fête de l’indépendance et son « mystère » sera résolu en une journée, de 7h10, heure de l’entrée en scène du colonel Karim Soltani, à 23h25, heure de l’entrevue entre ce même enquêteur et Zahra Mesbah. Mais, en alternance, des chapitres remontent le temps pour comprendre les raisons de l’assassinat et pour trouver l’assassin : le roman est composé de 31 chapitres dont dix racontent le passé à des dates bien précises, toutes révélatrices d’une étape du pays : 1958, 1962, 1965, 1976, 1986, 1988, 1992, 1998, 2011 pour arriver à 2018 et boucler la boucle. Ces flash-back permettent à l’écrivain de dessiner le présent de l’Algérie à partir de son passé mais en ne quittant jamais ses protagonistes.
Le cadre en est la ville d’Oran. Décidément cette ville a les honneurs du roman algérien ces dernières années… Oran, « El Bahia, la radieuse » avant et aujourd’hui, de ses quartiers historiques – dont l’histoire n’est pas conservée et qui tombent en décrépitude –, à ses nouveaux quartiers, clinquants et ostentatoires. Après le point final du roman, Amara Lakhous introduit deux listes : une des personnages de la fiction et l’autre des figures historiques de la lutte contre le colonialisme et de l’Algérie indépendante, montrant bien qu’il souhaite que son roman policier soit aussi une introduction au devenir de l’Algérie en lien étroit avec son passé.
On peut noter toutefois quelques figures de la résistance citoyenne et démocrate comme Idris Talbi, Rachid Kadri, le dessinateur, Abbas Badi. On note qu’en 1988, Talbi et d’autres recueillent les témoignages des cioyens victimes de tortures : « l’avocat livre à ses proches qu’il ne doutait pas que le régime pouvait se muer en un chien enragé prêt à déchiqueter le peuple ».
Les femmes ne sont guère brillantes : la grande militante, Zahra, est rentrée dans le rang, « une dame d’un peu plus de soixante-dix ans, qui portait le hijab et gardait une certaine beauté et une vraie prestance malgré l’âge » ; et Amira, la jeune femme d’aujourd’hui, qui se bat avec les armes du sexe et de la séduction. Il y a tout de même le lieutenant Malika Derradji et l’amie du colonel Soltani, Meriem, qui sont des battantes et Souad, la fille de Miloud et Zahra, assassinée en 1998 : « La lieutenant Malika Derradji (…) avec sa dégaine habituelle : jeans et lunettes noires. Tout l’air d’une étudiante, malgré ses trente et un ans. De taille moyenne, brune, cheveux courts, poitrine épanouie, silhouette de rêve » qui lui vaut des remarques obscènes dans la rue auxquelles elle répond par des coups de poing ou de pied, en bonne championne de karaté.
Notons aussi que le roman est parsemé de chansons très connues, chansons patriotiques ou chansons populaires, traduites de l’arabe et qui mettent des notes de familiarité et de complicité avec le lecteur algérien. Il faut aussi une place à quelques Européens d’Algérie, engagés aux côtés des Algériens, personnages référentiels comme le Dr. Larribère, grande figure d’Oran ou Fernand Iveton ; et personnages fictionnels comme Pierre Rondeau, le professeur d’Histoire des trois jeunes lycéens, admirateur de Camus et favorable à l’indépendance ou Pablo, du côté de Zahra, Espagnol réfugié après 1939. Ces croisements de personnages sont l’occasion d’échanges très intéressants et bien intégrés sur l’OAS, la définition du terrorisme, sur la situation internationale, sur la montée de l’islamisme et son noyautage par « la clique », noyautage où a excellé Miloud Sabri.
Qu’on n’attende pas de ce « polar » une recherche d’écriture, réservant des passages qui enchantent par une recherche lexicale, métaphorique, disons une écriture plus poétique. L’intérêt est une expression et une construction justes, efficaces et réalistes pour éclairer l’événement choisi – ici l’assassinat sordide de Miloud Sabri – par le passé des personnages, par toutes sortes d’éclairages sur le pays, par la capacité à faire se croiser les membres de cet ensemble sans perdre le lecteur. On apprend beaucoup sur l’Algérie, dans sa résistance à la France coloniale mais surtout sur les dérives de l’indépendance. Les raisons qu’ont eues les Algériens de lutter ont été confisquées er détournées par des malfrats qui, sous prétexte de « services rendus » (pendant la guerre) ont une réputation d’intouchables mais ne vivent en fait que de corruption, d’assassinats et de dossiers compromettants qui leur permettent d’avoir des hommes de mains à leur service. Le responsable du colonel Soltani, le général Belkasmi parle du pouvoir en utilisant l’expression « la clique d’en haut » ; et l’enquêteur pense par-devers lui : « à supposer qu’il y eût des différends au sein de la clique, ceux-ci devaient se gérer à l’amiable, le gâteau était assez gros pour que chacun ait sa part. Liquider les rivaux pour les pleurer et faire endosser le crime aux terroristes – pas la peine de rappeler le naturel au galop ».
Les quatre romans « italiens » d’Amara Lakhous se sont distingués par un humour que les lecteurs ont noté. Dans ce qui est, pour l’instant, son premier roman « algérien », l’humour disparaît, laissant place à une critique appuyée de l’état actuel de l’Algérie mais en réservant quelques zones plus réconfortantes avec des personnages fidèles à leur engagement du passé et avec des actions réparatrices de la prédation. Un roman à lire.
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Il est toujours intéressant de situer un roman dans un contexte plus large et de faire connaître ainsi la réalité et le devenir du roman policier en Algérie.
Le roman policier a fait une apparition tardive et relativement modeste dans la littérature algérienne de langue française, dans les années 70 et demeure encore une production modeste. La société qui met en place ses structures après l’indépendance du pays n’est pas propice à ce qui fait le terreau habituel du « policier » qui émerge dans des sociétés urbaines, industrialisées et centrées sur l’individu : elle a alors tendance à mêler des tensions de modernité à un repli plus ou moins marqué sur des valeurs identitaires plus anciennes, niées ou occultées dans le contexte colonial. Il faut dire que le « policier » n’est pas le seul à chercher ses marques dans une culture en train de se construire et les récits en relation avec la guerre de sept années qui vient de s’achever prennent le pas sur tous les autres.
Révolution africaine en août 1987. Tahar Djaout exprime sa condescendance vis-à-vis de ce genre : « Pour moi, le roman policier est le genre même du roman facile, c’est-à-dire du roman relevant du procédé » (« Une étiquette d’étagère dans le magasin littéraire »).
Plutôt illustré dans le genre espionnage, le roman policier proprement-dit s’impose dans la décennie des années 80, mettant en cause le « système » autour de la corruption, de la stagnation économique et sociale dont les principaux auteurs sont Salim Aïssa, Djamel Dib ou Saïd Smaïl. Quelques dominantes peuvent être dégagées : contrairement aux autres genres romanesques, le roman policier algérien est une production locale, édité dans le pays et peu connu à l’extérieur ; les auteurs sont souvent des journalistes et prennent ce détour pour dénoncer l’état du pays mais avec précaution puisque le policier qui enquête est toujours un policier-fonctionnaire (difficile d’imaginer des détectives privés dans la société algérienne d’alors fortement contrôlée et étatisée !) qui fait ce qu’il peut pour punir les magouilleurs et introduire un peu de morale là où elle est devenue denrée rare. C’est ce qui déplaisait à Tahar Djaout dans l’article déjà cité : « Ce qui m’a le plus démobilisé à l’endroit du roman policier, c’est ce côté de roman sécurisant où le mal finit toujours par être maîtrisé et où l’ordre est glorifié. » Ces deux premières périodes sont donc très intéressantes sur le plan socio-politique et sur celui de la contestation timide du système.
Mais c’est le polar-roman noir qui se manifeste dès les années 90 et qui prend sa liberté vis-à-vis de l’officiel. L’écrivain qui domine alors est Mohammed Moulessehoul alias Yasmina Khadra, sans pseudonyme ni identité d’auteur, signant du nom de son inspecteur, le commissaire Llob, en 1990 et 1993 ; puis, en France en 1997 et 1998 tous réédités en Gallimard Folio policier sous le pseudonyme de Yasmina Khadra. Il abandonne assez vite le polar pour adopter une écriture romanesque plus classique.
S’éditant dans l’édition indépendante naissante après la remise en cause de l’édition étatique, ces romans voient apparaître des enquêteurs indépendants et s’éditent en France : Lakhdar Belaïd (Gallimard « série noire »), Charef Abdessemed (éd. Metropolis) ou encore Adléne Meddi. Ils cohabitent avec les polars français de thèmes algériens comme ceux de Didier Daeninckx, de Catherine Simon et son enquêtrice Emna Aït Saâda et de Maurice Attia.
Ces romans abordent les questions violentes qui travaillent la société algérienne en profondeur, en Algérie et en France : la complexité ethnique : Français, Pieds-noirs, Algériens ; la corruption opposée à l’honnêteté, les harkis et le FLN, le FIS et la police d’état ; le terrorisme, les islamistes et la sécurité militaire ; la société civile, les forces de sécurité, les affairistes et les crimes économiques. D’autres romans qui ne sont pas considérés, au sens strict du genre comme des romans policiers en sont néanmoins proches car ils en adoptent les stratégies : comme Les Vigiles de Tahar Djaout (Le Seuil, 1991), 31, rue de l’Aigle d’Abdelkader Djemaï (Michalon, 1998), Le Serment des barbares de Boualem Sansal (Gallimard, 1999). Dans ce premier roman de Boualem Sansal, l’enquêteur, Si Larbi, est policier à Rouiba et en charge de l’élucidation de deux assassinats : les déambulations du policier dans ses recherches livrent une véritable anthologie des heurs et malheurs de l’Algérie indépendante dans tous les domaines.
Des travaux de recherche de grande qualité sur ce genre littéraire sont à lire : de Redha Belhadjoudja, de Beate Bechter Burstcher, d’Estelle Maleski et de Miloud Benhaïmouda ; notons le travail si utile de recensement de Issam Boulksibat et Saïd Saïdi, en 2021 qui propose un tableau des œuvres policières au sens large du terme, de 1970 à 2021. Une mention spéciale au travail de Meryem Belkaïd qui ne porte pas sur le polar algérien mais qui, en confrontant réalisme et fiction policière donne bien des voies d’analyse, pour le genre romanesque et le cinéma. C’est sans doute dans ce flirt entre « polar », réalisme et roman de dénonciation socio-politique que l’on trouve le meilleur de la littérature policière algérienne et à laquelle on rattacherait volontiers La Fertilité du mal de Amara Lakhous.
Amara LAKHOUS, La Fertilité du mal, roman traduit de l’arabe (Algérie) par Lotfi Nia, Actes Sud, « Actes noirs », 2024, 280 p., 22,50 €. Tair al-lail, éd. Al-Mutawassit, Milan, 2019.