Amadou Barry : Le pacte de fraternité (Journal d'un exilé)
- Christiane Chaulet Achour
- il y a 14 heures
- 10 min de lecture

« Des nuits sans nom
des nuits sans lune
la peine qui m’habite
m’oppresse
la peine qui m’habite
m’étouffe »
Léon-Gontran Damas, Pigments (1937)
Journal d’un exilé d’Amadou Barry vient de paraître chez Julliard. La quatrième de couverture précise les deux objectifs de ce « roman » : rendre leur humanité aux « exilés » et interpeller le lecteur français. Cette fois, on lit un récit écrit par l’un d’eux et non écrit à leur propos.
Dès les pages du Prologue, on est frappé par une écriture maîtrisée prenant le contre-pied de l’affirmation des premières lignes : « Moi, l’inconnu venu de loin, l’inculte, l’exilé sans diplôme, le non désiré ». Manifestement, il ne faut pas avoir de diplôme pour maîtriser sa langue d’écriture… Ce texte de neuf pages est une interpellation forte et sans ménagement d’un narrateur qu’on apprend à connaître. Il nous prévient qu’il ne va pas se tuer et qu’il va parler. Il n’est pas question pour lui de tenter des solutions qui n’en sont pas : s’adresser à des associations, accepter un avocat commis d’office, voir un médecin, car tous n’ont qu’un seul conseil : l’inviter à se taire et à rester gentiment dans son coin. C’est aussi ce que lui conseillait son ami Fodié, « mort, seul, à l’aube, sur un trottoir mouillé, sous vos fenêtres ».
Cette mort le libère du silence. Lui, fera entendre « nos cris », « nos gueules » et ne sera pas le « bouc émissaire des politiciens ».
Cette interpellation s’adresse aux « gens d’ici » : il leur jette sa vérité même s’il sait qu’ils ont « des cœurs de pierre ». Il n’y a jamais de marche blanche pour les exilés qui meurent dans les rues de France. Les exilés ne sont ni des envahisseurs, ni des usurpateurs, ils meurent « la bouche ouverte ». Poursuivant son réquisitoire, le narrateur fait un sort à la théorie ridicule du « Grand remplacement ». S’il prend la parole c’est pour rendre justice à son ami Fodié et faire connaître les idées qui étaient les siennes. Il n’idéalise pas le monde des exilés mais veut parler de leur solidarité. Il insiste encore sur sa maîtrise approximative du français mais il veut faire de son mieux pour « raconter avec (ses) mots l’histoire de notre campement ». Ses phrases ne seront ni « balzaciennes », ni « proustiennes ». Ce n’est ni une histoire de conquêtes impériales ni une histoire de terroristes. Il entend faire une dernière précision : son refus catégorique du terme de « migrant », terme galvaudé. Lui utilise le terme d’exilé.
Suivent 34 chapitres assez courts qui racontent le périple, tout au long d’un été, de la rencontre avec Fodié à sa mort et à la décision d’écrire ce livre. Ce jeune homme a déambulé vainement dans cette ville – on saura assez vite qu’on est à Paris et qu’il a tenté les villes de province –, pour trouver un hébergement et il tombe sur « des dizaines de tentes installées dans le tunnel pour piétons ». Il observe les exilés, leur regroupement selon le pays du sud d’où ils viennent, « dans le regard de chacun le drame de nos pays »… Alors qu’il s’apprête à partir, une main se pose sur son épaule : « il était grand, le teint noir et cuivré, presque beau ». D’entrée de jeu, ce jeune homme dédramatise la situation. C’est l’échange des prénoms : Fodié de la Côte d’Ivoire et Dramé de Guinée. Fodié connaît la rue et les règles de ceux qui sont condamnés à une PDI (Peine à durée indéterminée).
Dramé se méfie car Fodié emploie un langage dont il n’a pas l’habitude : « les mots bizarres, les mots coquilles, ces mots à double ou triple significations, ces serpents à plusieurs têtes… » ; mais, en même temps, grâce à cette main tendue, il se familiarise un peu avec cet endroit qui ressemble « à un petit marché de Conakry ». Fodié lui propose de partager sa tente à une seule condition : « qu’on devienne frères. On partage tout, on se soutient en toute circonstance ». Dramé qui se compare à Fodié – comme lui il est grand, beau –, accepte ce pacte de fraternité, même s’il sent qu’il n’est pas à la hauteur de son nouvel ami qui a une licence de sociologie.
Les données biographiques de Dramé sont essaimées au compte goutte jusqu'au récit complet de sa vie antérieure dans un des derniers chapitres. On apprend tout d’abord qu’il est parti de chez lui depuis trois ans. Plus loin, on a quelques détails sur ses errances avant d’arriver à Paris. Il dit qu’il a 24 ans et mesure 1m76. C’est aux chapitres 19 et 26 que Dramé raconte toute son histoire et les raisons qui l’ont poussé à l’exil. Il est amusant de voir qu’il a déjà intégré, dans son récit, la notion bien à la mode de « transfuge de classe » qu’il ne peut appliquer en France aux exilés car « à force de se mêler de ce qui ne nous regarde pas, on risque d’être considéré comme un fauteur de troubles ; un rôle réservé aux transfuges de classe. Naturellement ces mots ne viennent pas de moi, mais de mon ami : il m’avait parlé de cette catégorie sociale, mais j’ai oublié les détails ».
Fodié donne quelques clés de survie à Dramé très conscient que les exilés sont mal vus, ils sont « le crime, le lieu du crime, le mobile du crime ». Au moindre faux pas, ils sont interpellés : « l’exilé doit servir d’exemple, il doit regretter d’être venu dans ce pays pour le reste de sa vie ». Il lui fait faire une visite de la capitale, des bains-douche au restaurant sénégalais. En même temps, Fodié est préoccupé par son cauchemar de la nuit aussi prémonitoire que celui qu’il fera plus tard. Il entraîne Dramé au « carrefour-Bujumbura » à la périphérie où ils ont une chance de trouver du travail au noir qu’ils guettent dans le silence : « Si l’on avait une chose en commun, c’était bien notre révulsion pour les lamentations puériles. Personne ne voulait parler de son parcours, ni revenir sur les agressions racistes au Maghreb ni sur les humiliations subies dans le sud de l’Europe. (…) Je n’ai jamais compris la raison de nos silences partagés, des silences rouillés, des non-dits corrosifs ». Dans différents chapitres on a le fonctionnement de ces travaux au noir payés de façon aléatoire. Le narrateur donne la description du tunnel et de son fonctionnement avec le passage des bénévoles, les petites réunions sur le bout de trottoir entre exilés. Il fait le point sur l’origine et les réactions des différents groupes.
Certains de ces exilés sortent des groupes ethniques cités pour acquérir dans le récit une présence singulière. Ainsi du voisin de tente, Hamid l’Afghan qui passe son temps à téléphoner au pays à sa femme et à sa fille et dont le destin sera raconté jusqu’à son terme. Plus loin apparaît Bhiba, une belle trentenaire dont la présence est surprenante mais acceptée et on a le détail de ses stratégies pour ne pas se faire violée. Elle aussi sera suivie dans le récit jusqu’à l’issue heureuse de son parcours. Il y a aussi le vieux, Nicolae ; enfin Steve qui déboule dans le tunnel. Il y a aussi des bagarres violentes et les venues des dealers. Même si la narration ne détaille pas le plus sordide du quotidien, elle insiste sur l’atmosphère la plus fréquente : « La vie suivait son cours dans le tunnel, une vie lente, tortueuse, hésitante, sans éclat. Une vie terne, mais une vie. On était tous suspendus à un espoir, on en souffrait, on déprimait. L’exilé peut vivre d’une attente maudite, passer son temps à rassembler des miettes de cet espoir éclaté. Humilié, rabaissé, rejeté, l’exilé espère malgré tout ; pourchassé, emprisonné, bâillonné, l’exilé est toujours optimiste. A se demander de quel bois il est fait ».
Amadou Barry dessine ainsi, en focalisant son propos sur le tunnel, espace clos représentatif et exemplaire, une sociologie des exilés par un des leurs ; et, comme il l’a frontalement dit dans son prologue, surtout pas des « migrants ». Dans cette contestation nominative forte, a-t-il voulu marquer son rejet d’écrits compassionnels qui ont pu l’irriter, dont l’essai de Patrick Chamoiseau, en 2017, Frères migrants ? Une simple citation : « Citoyens de cette mondialité, les voici inclassables – à la fois clandestins bannis expulsés expurgés exilés désolés voyageurs tapageurs réfugiés expatriés rapatriés mondialisés et démondialisés, dessalés ou noyés, demandeurs d’asile, demandeurs de tout ce qui peut manquer aux vertus de ce monde, demandeurs d’une autre cartographie de nos humanités ! » Ce tunnel pourrait être un de « ces camps d’un autre monde », titre d’un des derniers chapitres de l’essai de Chamoiseau.

Face à la prose sophistiquée de l’écrivain martiniquais, Amadou Barry propose une prose fluide et dénonciatrice de conditions de vie inacceptables. Il ne se contente pas de cette description mais remplit l’autre partie du contrat qu’il s’est donné : exposer autant qu’il peut le faire, lui le non-diplômé, les idées de Fodié. En lisant le roman, on trouve dans de nombreux chapitres les discussions entre exilés : soit les propos qu’échangent Fodié et Dramé, le premier surtout car Dramé avec son complexe de non-instruit, se garde de le contredire ; soit, plus largement les discussions avec d’autres exilés. Fodié trouve toujours les arguments pour nuancer les propos de Dramé sur le racisme au quotidien dans le pays des droits de l’homme, au point où le narrateur le traite en pensée, une fois, de renégat.
Fodié l’intellectuel explique les raisons de son refus d’écrire un livre : la première raison est que la société française ne veut pas des exilés car elle craint, plus ou moins consciemment, que son passé colonial, avec sa domination et ses massacres, lui saute à la figure. Par ailleurs, les exilés comme Fodié ne doivent pas se complaire dans le ressassement d’un passé glorieux car cela ne change rien au présent qui est que les dictateurs dominent dans leur pays d’origine : « le problème de l’Afrique, c’est les dictateurs. Les pays étrangers arrivent au bout de la chaîne ». Sur ce point, les deux amis sont d’accord et ils insistent lourdement pour extirper la colonisation de la responsabilité des dégâts d’aujourd’hui (notons qu’ils développent assez pesamment une idée qui plaît dans leur pays dit d’accueil !). Un troisième argument de Fodié est qu’en France, le milieu littéraire est le plus conservateur et que si un exilé écrit en français, il ne sera perçu que comme un bâtard : « Il peut toujours se mentir à lui-même, tricher souffrir, supplier, apprendre deux fois plus, travailler trois fois plus que les héritiers de sa langue d’écriture, il sera toujours ce bâtard qui s’invite à une fête sans y être invité ».
Par contre, Fodié est un adepte de la lecture et plusieurs écrivains sont cités pour enrichir la culture de Dramé et lui donner des arguments : en premier lieu des romans africains qui ont dénoncé la vassalité des dirigeants africains : Les Soleils des indépendances de l’ivoirien Ahmadou Kourouma et Les Crapauds-brousse du guinéen Tierno Monénembo. Avec de telles références, Dramé constate que Fodié clôt la discussion avec des « mots stylés ». Plus loin, lorsque Steve avance les noms de Sarre et de Fanon comme « porteurs de l’esprit de liberté », Fodié conteste et oppose, évidemment… Camus, ce qui est assez cocasse dans le contexte de la colonisation.
Toutefois le roman qui est la Bible de Fodié et que Dramé lira après sa mort est Le Procès de Kafka, tant la situation de Joseph K lui apparaît comme l’illustration de leur affrontement avec la machine administrative française. Les pages qui lui sont consacrées sont savoureuses :
« J’avais peur pour ce Joseph K., son affaire était mal embarquée. Non, c’était plus que ça, Joseph K. luttait contre le sort, lequel, avait toujours un coup d’avance », constate Dramé après sa lecture.
Les citations en exergue ou les dédicaces m’intéressent toujours au seuil d’un roman. Est-ce dû à la lecture du nom de David Diop, mais très vite dès les premières pages de ma lecture j’ai pensé au roman de cet écrivain, Frère d’âme qui a eu le prix Goncourt des lycéens en 2018 et le prix Kourouma et qui nous plongeait dans un contrat de fraternité, sur fond de racisme et de violence.

Ce roman coup de poing s’attaquait à « la très coloniale iconographie sépia des musées militaires », selon l’expression d’Aziz Chouaki. David Diop y faisait revivre une figure de tirailleur sénégalais, Alfa Ndiaye. Celui-ci, après avoir vu son frère d’âme, Mademba Diop, tué à la sortie de la tranchée et n’avoir pas répondu à sa demande de l’achever, décide de le venger en choisissant de dépecer un ennemi aux yeux bleus, choisi chaque soir. Il détaille sa manière d’opérer, il se surpasse en sauvagerie, allant au-delà de ce qui était demandé par les supérieurs de l’armée, en une transcription obsessionnelle et répétitive d’une plongée dans la folie. Et comme tout discours de folie, Alfa Ndiaye énonce des vérités avec une extrême lucidité :
« Oui, j’ai compris, par la vérité de Dieu, que sur le champ de bataille on veut que de la folie passagère. Des fous de rage, des fous de douleur, des fous furieux, mais temporaires. Pas de fous en continu. Dès que l’attaque est finie, on doit ranger sa rage, sa douleur et sa furie. La douleur, c’est toléré, on peut la rapporter à condition de la garder pour soi. Mais la rage et la furie, on ne doit pas les rapporter dans la tranchée. Avant d’y revenir, on doit se déshabiller de sa rage et de sa furie, on doit s’en dépouiller, sinon on ne joue plus le jeu de la guerre. La folie, après le coup de sifflet du capitaine signalant la retraite, c’est tabou ».
David Diop est universitaire à l’université de Pau. La seconde dédicace est adressée à Philippe Guilhemsans, Béarnais, auteur de Regards et réflexions, en 2023.

La biographie d’Amadou Barry est réduite à sa plus simple expression. Ces dédicaces indiquent sans doute des rencontres et des amitiés. Rien ne dit que ce Journal d’un exilé soit autobiographique. Il témoigne, néanmoins, d’une connaissance de l’intérieur de cette situation de survie. A ce titre, il est une lecture à faire pour dépoussiérer au moins quelques clichés et idées reçues et s’imprégner d’une histoire qui se lit d’une seule traite. Il me semble que, comme Frère d’âme de David Diop, il pose frontalement la question du racisme. Et pour remonter auparavant, il résonne avec la poésie de Léon-Gontran Damas dont je cite un poème de 1937 sur une réalité semblable vécue :
« Il est des nuits sans nom/il est des nuits sans lune/où jusqu’à l’asphyxie /moite/ me prend/l’âcre odeur de sang /Jaillissant/ de toute trompette bouchée
Des nuits sans nom/des nuits sans lune/la peine qui m’habite/m’oppresse/la peine qui m’habite/m’étouffe
Nuits sans nom/nuit sans lune/où j’aurais voulu/pouvoir ne plus douter/tout m’obsède d’écœurement/un besoin d’évasion
Sans nom/sans lune/sans lune/sans nom/nuits sans lune/sans nom sans nom/où le dégoût s’ancre en moi/aussi profondément qu’un beau poignard malais. »
Les mots du belge Robert Goffin (1898-1984) dans sa préface au recueil Pigments de Damas font écho aux deux romans présentés précédemment : « Ce qui m’émeut, c’est le battement de cœur de l’Afrique déracinée qui, au bout du carcan de la servitude, affirme plus que jamais sa profonde vitalité créatrice (…) Léon-Gontran Damas dont les mots en prise-directe viennent tout droit du cœur même de cette Afrique déracinée ».

Amadou Barry, Journal d’un exilé, Julliard, janvier 2025, 256 pages, 21,50 euros