Enquêter sur l’état actuel de la théorie littéraire, sur les forces en présence et sur son recul notable ne pouvait faire l’économie de partir à la rencontre d’Alexis Weinberg. A mi-chemin de l’exigence d’un chercheur, notamment auteur d’un remarquable travail sur Bernard Pingaud, et d’un travail d’écrivain, pour être l’auteur du Détour, premier roman remarqué paru chez Gallimard, Alexis Weinberg s’est prêté pour Collateral à l’exercice de l’état des lieux du théorique.
Quel rôle la théorie littéraire a-t-elle joué et joue-t-elle encore dans votre approche du domaine de vos recherches et quelle utilisation vous en avez faites ?
Je me suis passionné pour la « théorie littéraire », tant pour elle-même que pour son effet sur ma pratique d’écriture. Mon travail de thèse s’est concentré pour partie sur les usages du syntagme de « tache aveugle » dans un corpus littéraire et théorique qui allait du Bataille de L’expérience intérieure (1943) jusqu’au Barthes des derniers textes, en passant par Blanchot, Derrida, Deleuze, Foucault, Lacan, Sollers et quelques autres (que des hommes dans une relative position de magistère intellectuel, ce qui justifie a posteriori les courants critiques qui ont suivi !). Ce syntagme de « tache aveugle », hésitant entre le concept et la métaphore, constitue un nœud intertextuel complexe, qui cristallise la question même du statut de l’écriture et de son lien avec la pensée. L’expression dit à la fois la tentative d’élucidation de la théorie et le point d’opacité qui ne peut que lui résister, puisqu’il est constitutif d’une pensée incarnée. Toutefois, il y a des distinctions à faire, qu’on peut replacer dans une histoire intellectuelle. La « tache aveugle » de l’entendement selon Bataille n'est pas la « case vide » structuraliste ni même tout fait la « tache aveugle » de « l’objet regard » au sens lacanien. Il y a des passages, des complicités, une circulation intense. Rarement, il me semble, on a mis tant d’intelligence et d’énergie à penser l’« écriture », au carrefour des sciences humaines, de la psychanalyse, du politique et même de la mystique (qu’on pense au travail de de Certeau). Si je me suis dégagé d’une certaine fascination pour ce moment, il me reste la conviction que ce qui s’est cherché, dans les conditions particulières d’un moment historique, selon des problématiques spécifiques, a encore à nous dire. De fait, son héritage est actif.
« […] admettre l’importance de la théorie c’est s’engager sur le long terme et accepter de demeurer dans une situation où l’on ignore toujours quelque chose » écrit Jonathan Culler : vous inscrivez-vous dans cette expérience du théorique ?
Je suis d’accord avec cette phrase, telle que je peux la comprendre. Je conçois la théorie littéraire non pas comme un savoir clos et achevé, mais comme un aiguillon pour la pensée. Lire de la théorie, pourvu qu’elle soit investie par une écriture, met au travail. S’il est vrai que, selon un leitmotiv de l’époque, des écrivain.es ont pu dire qu’ils ou elles écrivaient pour savoir pourquoi écrire, qu’on pense emblématiquement à Duras, c’est aussi vrai de théoricien.nes, de sorte que la théorie littéraire ressortit aussi à l’écriture au sens le plus fort. Il y a un « style » de la « pensée », et ce style n’est en rien ornemental : il participe à l’effort même de frayage de la pensée comme telle (Mathilde Vallespir a récemment publié un ouvrage sur la question, La pensée a-t-elle un style ? Deleuze, Derrida, Lyotard). C’est au fond ce qu’on a appelé « écriture ». Il peut y avoir de l’écriture en philosophie comme en poésie. Tout cela est évident aujourd’hui. Aussi la « théorie » ne doit-elle pas être considérée comme un cadre conceptuel rigide, qui enfermerait (comme une certaine acception du structuralisme à pu le faire penser), mais comme une exigence, une inquiétude, une aspiration à ce que l’écriture soit traversée par la pensée et la pensée par l’écriture, et ce, depuis la situation de chacun.e, depuis l’expérience vécue et la manière dont le corps est mis en jeu. Ce qui me semble d’autant plus vrai aujourd’hui, tandis qu’une énonciation surplombante, dégagée de ses conditions d’élaboration a, à juste titre, perdu en légitimité.
Quelle théorie pour quelle voix critique ? Autrement dit : chacun.e sa théorie afin de produire un discours théorique situé et offrir de la visibilité à des voix minorées ? Je pense à la théorie féministe, queer ou encore post-coloniale et décoloniale.
La possibilité même de la « nomination de réalités nouvelles » (expression d’Isabelle Alfandary, dans l’introduction à l’ouvrage collectif Crise dans la critique. Une cartographie des studies), jusque-là invisibilisées, tel pourrait être un des points communs à ces approches. Bien entendu, ces « studies » participent au renouvellement de la théorie et de la critique littéraires, comme la critique marxiste a pu y contribuer ; elles participent à leur redéfinition, à l’instar de la Nouvelle critique qui s’est nourrie des sciences humaines. On touche ici à la question complexe de l’articulation entre théorie critique, théorie littéraire et critique littéraire. Ce qu’on peut dire en quelques mots, c’est qu’elles politisent la littérature et problématisent l’historicité de la théorie littéraire dans tous ses aspects, quelles en renouvellent les méthodes, les corpus et les normes – ce qui peut la dynamiser, l’aider à ne pas se rabougrir dans une pratique sans vitalité ni enjeu.
La théorie a-t-elle besoin d’un environnement institutionnel pour exister ou peut-elle en dehors des espaces adoubés ? Doit-elle produire un discours « conforme » aux normes universitaires ou doit-elle, comme lors de sa grande effervescence des années 1960-1970, revenir à des voix multiples afin qu’un véritable renouveau puisse avoir lieu ? Je pense par exemple à la création de la Revue Internationale par Maurice Blanchot accompagné de Dionys Mascolo, Elio Vittorini et Maurice Nadeau, où écrivains, traducteurs, critiques, éditeurs, philosophes étaient conviés à une réflexion commune autour de la littérature et son impact sur la société ?
L’histoire du dernier demi-siècle est marquée par une évolution profonde des institutions de la critique littéraire et de l’enseignement de la littérature. Alors que Barthes pouvait se montrer critique à l’égard de la vieille Sorbonne du début des années soixante, une partie de l’attention à ce qu’on appelle l’extrême-contemporain est aujourd’hui portée par l’université en France. Qui plus est, les grandes revues qui structuraient la vie intellectuelle ont largement perdu en influence ou disparu, bien que les choses bougent et que de nouvelles revues de qualité naissent régulièrement, en profitant de la souplesse du numérique. Il me semble que le regard porté sur la littérature contemporaine à l’université entretient une saine distinction entre l’ouvrage traditionnel qui peut être de bonne facture, et, la littérature contemporaine en son exigence propre, qui se doit de mettre à l’épreuve notre vision du monde – portée littéraire et politique se répondent donc, dans une certaine mesure qui reste à préciser. Si l’on peut ainsi se réjouir de l’alliance de la critique universitaire avec les formes exigeantes de la littérature contemporaine, il y a toujours un risque de figement d’un certain élan dans un canon académique, dans des corpus ou dans des gestes théorico-critiques qui en deviennent obligés. Il faut donc les deux : des relais institutionnels suffisamment forts et statutaires, d’une part, pour faire contrepoids aux seules logiques commerciales (souvent abrasives de toute originalité ou critique réelle), et des espaces d’expérimentation aussi libres que possible, d’autre part, où des voix dissidentes, y compris de l’université, peuvent se faire entendre.
Philippe Sollers dans l’entretien publié par Vincent Kaufmann en 2011 dans La Faute à Mallarmé résume ainsi l’idée directrice de cette époque d’effervescence théorique à propos de laquelle il est interrogé : « Article un : le langage. Article deux : le langage. Article trois : le langage. Article quatre : le langage. L’enjeu, c’est la pensée même du langage : là-dessus, il n’y a pas de variation, c’est-à-dire qu’on a favorisé cela de façon très constante et que c’est une question tellement importante qu’elle peut déstabiliser une culture à un moment donné ». Ce paradigme serait-il encore souhaitable ?
Le langage toujours, bien entendu, mais en considérant l’articulation entre les pratiques discursives à différentes échelles. Il y a une certaine ambiguïté du moment théorique des années-soixante, vu d’un peu loin : il est parfois accusé d’avoir alimenté une conception séparatiste postromantique de la littérature (« l’autotélisme » rejouant « l’absolu littéraire », etc.), mais la Nouvelle critique s’est nourrie de pratiques étrangères à la littérature dans sa conception traditionnelle, d’où le reproche inverse qui lui a parfois été adressé : celui de dissoudre la littérature dans des régimes sémiotiques cherchant à la régenter, à en révéler les non-dits voire les symptômes. Si la dominante textualiste et anhistorique s’est inversée, c’est en fait un nouveau champ de forces complexe qui s’est déployé, gros de virtualités diverses qui se distribuent différemment en France et aux Etats-Unis. La réflexion théorique sur et avec la littérature est aujourd’hui vive, elle opère un ensemble de déplacements dans plusieurs directions, plus en lien avec le monde social, plus pragmatiste et plus matérialiste. Pour ma part, pour en revenir à la question, je dirais : le langage certes, quoique ni pour lui-même (textualisme étroit), ni à l’inverse comme le prolongement immédiat de formes de vie existantes ; l’écriture comme espace non pas à part certes (fantasme de « l’espace littéraire » blanchotien), mais poreux bien que décalé, où chacun.e doit négocier ce qu’il en est de la possibilité de signifier, de travailler avec les discours en circulation, depuis une certaine position dans le monde social.
L’effervescence théorique de la période 1960-1970 est fortement liée à la rébellion antiautoritaire contre le gaullisme qui a débouché sur Mai 68 : peut-on dire que la théorie actuelle aurait besoin d’un feu de rébellion pour redevenir une voix qui porte ? En 2013, réfléchissant à la vivacité de la théorie de cette époque, Claude Burgelin titre son article de manière très évocatrice « Et le combat cessa faute de combattants ? » Qui sont les combattant.es actuel.les ?
Le vers du Cid, devenu locution courante, désigne la dévitalisation apparente de la brillante critique essayistique qui s’était illustrée par les noms que rappelle Claude Burgelin au début de son article : Barthes, Mauron, Richard, Starobinski, etc. (On oublie parfois celui de Bernard Pingaud qui me tient à cœur). L’absence apparente de « combattants » manifeste sans doute, qui plus est, notre situation confuse de « post-avant-garde ». C’est tout le diagnostic de notre « modernité tardive » qui se joue là. Mais, une décennie plus tard, les enjeux semblent ne plus manquer : écopoétique, digital humanities, études queer, études décoloniales, trauma studies, etc. Tandis que « croit le péril » (politique, environnemental, algorithmique, géopolitique – toutes ces dimensions interagissant, sans qu’une vision unifiée de la réalité ni qu’un « grand récit » ne puisse plus la subsumer ni la totaliser), tandis que cherchent à s’inventer de nouvelles formes de vies plus justes et plus inclusives, on ne peut sans doute pas dire, à la manière hölderlinienne, que nécessairement « croit ce qui sauve », mais la littérature et la critique s’en retrouvent peut-être une certaine jeunesse. Il y a tout une gamme de modalités critiques possibles pour la littérature contemporaine, plus ou moins interventionnistes, certaines cherchant à dévoiler ou à rendre sensible une réalité « invisibilisée », d’autres à travailler à même leur dispositif au démontage des discours dominants, en y intégrant une réflexion sur les conditions socio-économiques de la production littéraire elle-même (voir le récent essai de Justine Huppe, La littérature embarquée). Les procédures sont donc variées, dans un champ littéraire de moins en moins autonome, de plus en plus relationnel, où l’écrivain.e se socialise et se rémunère par une multitude d’activités connexes. Mais pour l’écrivain.e, n’oublions pas que le « combat » est aussi toujours intérieur, tout postromantisme mis à part. Et la « théorie » peut l’aider à le rendre plus lucide, sans que son efficace politique soit immédiate ni programmée.
(Questionnaire et propos recueillis par Simona Crippa)
Dernier livre paru :
Alexis Weinberg, Le Détour, Gallimard, mars 2021, 160 pages, 17€