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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Adapter 'La Peste' de Camus


JEAN-PHILIPPE BALTEL / FTV / SIÈCLE PRODUCTIONS

« Il est toujours possible de faire passer dans un film la substance globale du livre, dont néanmoins chacune des pages sera irrémédiablement trahi ».

Christian Metz


Vous souvenez-vous d’une ancienne publicité d’une lessive célèbre… « OMO lave plus blanc »… C’est elle qui m’est venue à l’esprit en regardant l’adaptation télévisuelle du roman de Camus : voilà Camus enfin totalement « francisé », échappant à la colonie qui, pourtant, pèse tant dans son œuvre et sa vie. C’est bien ce qui m’a frappée : un autre espace/temps, d’autres personnages. Conséquence : exit l’Algérie ! Ouf ! Cette fois on peut rendre Camus à une universalité – comprise comme marque de l’Occident humaniste –, que tout le monde célèbre avec force. Inutile de trancher entre ce que désignerait la peste chez l’écrivain : le nazisme ou le colonialisme… Plus de débat possible autour de la statue du Juste ; discrètement l’adaptation fait allusion plusieurs fois au nazisme comme clin d’œil vers un passé éloigné. Elle s’adapte à ce qu’un public d’aujourd’hui attend d’une série télévisée : de l’action, de la violence, de l’amour et des conflits. Frédéric Pierrot dans le rôle du Dr. Rieux nous murmure les phrases que les adaptateurs ont jugées essentielles du message camusien, heureusement avec une certaine sobriété car s’ils avaient repris tous les énoncés du roman, cela aurait tourné au manuel de morale et du bien vivre en temps de catastrophe épidémique. Quelques maximes camusiennes : « Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » - « Peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu'on ne croit pas en lui. ». Si on en cherche d’autres, les recueils ne manquent pas : il n’est même pas utile de lire son œuvre, on peut y puiser comme le font tant de personnes…

 



Cette série télévisée en quatre épisodes (3 heures et 20 mn pour 280 pages) plaît ou on ne plaît pas ! De toutes façons les adaptations d’œuvres littéraires sont toujours le sujet de débats infinis tant il est difficile de retrouver dans les images dialoguées l’effet qu’un roman a pu nous faire. Ceux qui ne sont pas lecteurs ont alors l’avantage de ne pas superposer les deux créations… Sans doute aussi, pour ce roman que certains n’ont pu lire jusqu’au bout, l’adaptation offre une actualisation et une concentration qui leur évitent l’ennui d’une lecture pesante. Qui des deux gagnera dans l’imaginaire des lecteurs-spectateurs ? Seul l’avenir le dira. Il paraît qu’après une adaptation, on relit plus volontiers l’œuvre-source… Peut-être ! Dans sa lettre du 20 mars 2020, l’écrivaine italienne, Francesca Melandri, écrivait au moment où le covid galopait : « vous sortirez de vos étagères La Peste de Camus, mais vous découvrirez que vous n’avez pas envie de le lire »…

Sans trancher entre la série et le roman, je souhaite juste partager quelques réflexions.

 

Le camp d’inconditionnels de l’écrivain iconique s’est rapidement exprimé. Marylin Maeso dans Philosophie Magazine se lance dans une présentation descriptive de la série en la rapprochant le plus possible du roman pour déclarer l’adaptation réussie. Catherine Camus donne la caution de l’héritière de « papa » à cette adaptation télévisuelle en version contemporaine. Elle a validé le projet piloté par Georges-Marc Benamou, producteur audiovisuel, qui a déjà proposé un documentaire sur Camus et à qui on doit les émissions  de 2022, C’était la guerre d’Algérie. L’effacement de l’Algérie dans cette adaptation ne vient pas du tout d’une méconnaissance de sa part, comme on peut le constater. C’est le choix de la dystopie qui permet cet effacement.

 

Ce qu’il a souhaité, c’était extirper La Peste de son temps pour n’en conserver que l’intemporalité dans un écrin 2030 qui permet d’inscrire toutes sortes de thématiques, aisées à repérer, à la lisière de ce qui pourrait se conjuguer avec les positions du romancier Français d’Algérie. Est-il utile de rappeler que depuis le covid, les ventes du roman – qui serait le cinquième roman le plus lu dans le monde –, ont explosé. On sait aussi que pour trouver des fonds pour une série télévisée s’inspirant d’une œuvre littéraire, il faut s’assurer que le roman source en vaut la peine et est déjà très connu. Pas idiot de choisir La Peste. Le projet pour cette série a bien l’aval de Catherine Camus qui n’a que des critiques pour l’adaptation de 1992 de Luis Puenzo. C’est elle, par ailleurs, qui a choisi Frédéric Pierrot pour incarner le Dr. Rieux, tant il a marqué les téléspectateurs dans la série En thérapie. Comme le précise encore G-M. Benamou à Cécile Fontana, en avril 2023 dans Le Figaro Magazine : « Quand est arrivé le Covid, il y a eu une lutte pour les droits de La Peste. Les prix ont flambé, Gallimard a été harcelé. France Télévisions m'a soutenu. Nous avons foncé. Je remercie la famille d'Albert Camus de nous avoir fait confiance ».




 


En septembre 2022 paraissait un ouvrage de Jeanyves Guérin qui mettait en écho l’épidémie et le roman. Rappelons sa présentation : « Dès que le coronavirus appelé aussi covid-19 s’est installé dans toute la planète, les journalistes un peu partout ont relu et fait lire ou relire La Peste. Camus avait pensé son roman sous l’Occupation. Il l’a publié en 1947. Soixante-quinze ans ont passé. Ce qu’on a interprété justement comme un roman antitotalitaire est devenu aussi un récit épidémique où il est question de contagion et d’immunité. Le lecteur d’aujourd’hui croit qu’il évoque l’événement contemporain. Alors que les sociétés ont changé, il retrouve les tergiversations et improvisations des autorités, les restrictions imposées et acceptées, le couvre-feu, la quarantaine, la pérennisation des mesures commandées par l’urgence, le poids des chiffres, le dévouement des soignants, les égoïsmes et les peurs, l’évolution des comportements, les effets inégalitaires sur la société, le jeu des médias, le retour longtemps attendu à une vie normale... L’auteur en appelle à la vigilance éthique et civique et à un travail de mémoire. Il dit aussi la nécessité de réformes car les pandémies ont des causes et peuvent revenir. La lutte contre les fléaux est à recommencer sans cesse ».

Même s’ils s’en défendent, les adaptateurs de la série télévisée n’ont pas échappé à la réplique du covid 19. C’est bien entendu une autre épidémie, une variante de la peste, mais il n’y a pas une séquence qui n’inscrive dans l’esprit du téléspectateur le vécu engrangé entre 2020 et 2021. Pourquoi le choix d’une dystopie ? Pour prendre ses distances avec l’œuvre, se donner plus de liberté de création et introduire des personnages qui n’existent pas dans le roman. Car la dystopie ne fonctionne que si l’on tient compte de la date d’édition du roman camusien. Si on prend, par contre, l’épidémie Covid 19, la dystopie est de faible portée tant le monde qui défile sous nos yeux nous est familier.



Choisir un autre espace/temps : supprimer la colonie


La critique a assez remarqué que l’Oran de Camus correspond bien à sa qualification en début de texte, d’être « une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne ». C’est bien d’une ville d l’Algérie française dont il s’agit et le Dr. Rieux prend soin de choisir le point de vue qui sera adopté en en excluant les « Arabes ». Ainsi lors de la première rencontre de Rambert et Rieux, Rambert voudrait enquêter « sur les conditions de vie des Arabes ». Rieux lui propose un autre reportage « curieux » : enquêter sur la quantité de rats morts dans la ville. L'écriture étouffe volontairement un sujet qu'elle sait exister mais dont elle ne peut pas ou ne veut pas dire ce qu'il faut en dire. Evidemment la dystopie autorise ce déplacement spatial car Oran ne peut plus être qualifiée de préfecture française… Notons que, dans ces années-là, Oran est démographiquement la ville la plus européenne d’Algérie et que les « européens » y sont plus nombreux que les « musulmans » qui sont bien là néanmoins. Mais les deux communautés vivent séparées… :

 

Les lieux attestés d’Oran sont identifiables pour qui connaît la ville mais dominent surtout les notations climatiques et les jeux de lumière qui correspondent bien à une ville méditerranéenne – choix de la série télévisée –, avec ses contrastes brutaux, de l'éclatant au sombre. Les précisions climatiques suivent les aléas de l'épidémie mais elles ne sont pas vraiment exploitées dans la série. Un seul exemple dans le roman, à la fin du mois de juin : « un grand vent brûlant se leva d'abord qui souffla pendant un jour et qui dessécha les murs. Le soleil se fixa. Des flots ininterrompus de chaleur et de lumière inondèrent la ville à longueur de journée. En dehors des rues à arcades et des appartements, il semblait qu'il n'était pas un point de la ville qui ne fût placé dans la réverbération la plus aveuglante. Le soleil poursuivait nos concitoyens dans tous les coins de rue et, s'ils s'arrêtaient, il les frappait alors (...) Parmi les faubourgs, entre les rues plates et les maisons à terrasses, l'animation décrut et, dans ce quartier où les gens vivaient toujours sur leur seuil, toutes les portes étaient fermées et les persiennes closes, sans qu'on pût savoir si c'était de la peste ou du soleil qu'on entendait se protéger ».

 

La ville où se déploie la peste de 2030 est comme celle de 1947, une ville banale, une ville d'ennui et d'ordre qui a accompli l'exploit de se construire dos à la mer alors qu'elle avait un paysage sans égal. La très courte troisième partie est entièrement consacrée à cette ville méditerranéenne aux prises avec son fléau. La « ville repliée sur elle-même » attend, dans la prostration et la peur, la fin de l'hécatombe. Le choix de Camus s'est porté sur une ville qui pouvait être, dans la perception qu'il en avait, le décor idéal de l'enfermement. La ville de la série télévisée produit-elle le même effet ? A chacun de répondre.

 

Des personnages : éviction/introduction

 

Notre propos n’est pas de revenir sur la manière de camper les personnages connus du roman. Les lecteurs du roman les ont regardés évoluer en les reconnaissant ou en les interrogeant. Ainsi Rieux subit, lui aussi, la dystopie, passant de ses 35 ans à une bonne cinquantaine… Par contre ce qui frappe dans un désir d’innovation, ce sont les femmes introduites et les femmes supprimées.

Un soir, Rieux attend la visite de Tarrou chez lui, en compagnie de sa mère, venue s’installer après le départ de la femme de Rieux : « Le docteur regardait justement sa mère, sagement assise dans un coin de sa salle à manger, sur une chaise. Elle passait ses journées là quand les soins du ménage ne l’occupaient plus. Les mains réunies sur les genoux, elle attendait. Rieux n’était même pas sûr que c’était lui qu’elle attendait. Mais, cependant, quelque chose changeait dans le visage de sa mère quand il apparaissait. Tout ce qu’une vie laborieuse y avait mis de mutisme semblait s’animer alors. Puis, elle retombait dans le silence ». Portrait si camusien de la mère…

Dans le roman, c’est elle aussi qui veille Tarrou, touché par la peste alors que l’épidémie semble finie. Pourquoi l’avoir évacuée alors que c’est un personnage essentiel dans l’univers camusien ? Une vieille mère silencieuse est moins attractive pour un feuilleton que des jeunes femmes actives et séduisantes.

 

L’épouse de Rieux est présente dans l’adaptation au début et à la fin, en une incarnation autre puisque dans le roman, on apprend sa mort par un télégramme alors que tout rentre dans l’ordre. Deux autres femmes sont introduites qui marquent fortement le film par leur présence : c’est Lucie, la voisine des Rieux et professeure de piano. Et Laurence Molinier, l’amie de Rambert et scientifique de haut niveau. Sofia Essaidi qui l’incarne a apprécié ce rôle : « Nous avons pu composer, amener quelque chose de moderne, d'actuel. Et mon rôle est intéressant car il permet de parler d'amour. C'est important dans ces moments-là, comment on peut s'y accrocher pour survivre. »

 

On ne peut imaginer une série télévisée sans désir, sans attraction amoureuse conduite à son accomplissement ou sublimée, sans scène de rapprochement. On l’a aussi avec Nora, la jeune Ukrainienne et Jackie, le flic novice. Il y a encore d’autres femmes qui habitent la série télévisée et qui n’existent pas dans le roman, en réduisant sa masculinité envahissante.

 

La difficulté de passer à côté de moments forts du roman a bien été exprimée par Frédéric Pierrot autour de la mort du fils du juge. Il a réuni les acteurs et leur a lu les huit pages du roman qui décrivent cette agonie et cette mort : « Dans une adaptation, il faut absolument revenir à l'œuvre, dit-il. La beauté, la précision du langage de Camus, son empathie, sa pudeur, tout y était. Il était important de jouer avec cette conscience-là. Je savais que la littérature nous mettrait dans la gravité de ce moment ».

 

Je terminerai donc par la citation d’un extrait dont je n’ai pas compris la disparition : le bain de Tarrou et Rieux, bain qu’ils prennent d’un commun accord comme pour se laver, en quelque sorte, de la peste. Ils s’approchent de la jetée et ils entendent la mer :

 

« Elle sifflait doucement au pied des grands blocs de la jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut, épaisse comme du velours, souple et lisse comme une bête. Ils s’installèrent sur les rochers tournés vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme de la mer faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux, la nuit était sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d’un étrange bonheur. Tourné vers Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n’oubliait rien, pas même l’assassinat. »

 

Une dernière incitation de lecture qui, cette fois, rencontre l’aspect dénonciateur de la série télévisée contre les pouvoirs publics qui profitent de l’épidémie pour déployer la répression contre les citoyens : le récit- scénario de Ludmila Oulitskaïa, Ce n’était que la peste, écrit en 1988 par l’autrice russe, traduit en français en 2021 et édité par Gallimard : récit d’une épidémie de peste à Moscou en 1939. L. Oulistkaïa raconte, avec efficacité et sobriété, ce qui s’et passé quand une épidémie de peste se déclare au cœur d’un régime totalitaire. Et, paradoxalement, comment pandémie et brutalité politique et policière se conjuguent pour faire barrage au virus et à la vie.


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