
Un véritable événement comme la vie littéraire en connaît peu : tel est le constat qui frappe après lecture du très beau et très fort premier roman d’Adèle Yon, Mon vrai nom est Elisabeth qui paraît ces jours-ci aux Editions du sous-sol. Alors qu’elle s’engage dans une thèse sur la notion de double fantôme féminin dans le cinéma, Adèle Yon commence à enquêter sur Betsy, son arrière-grand-mère, internée durant 17 ans, lobotomisée : ancêtre fantôme dont le mystère est entretenu par un épais silence familial. Croisant un travail d’enquête avec un souci de réflexion sur les archives familiales et médicales, le premier roman d’Adèle Yon remonte le cours de l’existence d’une femme broyée. Un magistral récit de dépatriarcalisation qui, décidément, scelle un des axes poétiques majeurs de cette rentrée d’hiver 2025. Autant de questions que Collateral ne pouvait manquer d’aller poser à la primo-romancière le temps d’un entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau premier roman, Mon vrai nom est Elisabeth qui vient de paraître aux Editions du sous-sol. Comment vous est venu le souhait d’écrire ce récit sur Elisabeth, “Mon arrière-grand-mère, Betsy” comme vous le dites d’emblée ? Est-ce au moment du suicide de Jean-Louis, qui ouvre le livre et dont votre grand-mère vous indique qu’il “s’agit du dernier chapitre de ton enquête” ? Comment avez-vous procédé pour enquêter sur ce que vous qualifiez d’“histoire de famille assez lourde”, celle de Betsy dont le long internement pour soins psychiatriques aussi bien que sa place même dans la généalogie familiale ont été sciemment tus ? Vous indiquez avoir commencé un travail de thèse en cinéma sur la notion de double fantôme dans des films tels que Rebecca de Hitchcock et décrivez que la thèse s’est muée en enquête sur ce double fantôme que fut Betsy : comment cela s’est-il concrètement déroulé ?
Mon vrai nom est Elisabeth est né en trois temps, ou est né trois fois. La première étape se déroule en 2020-2021. À ce moment-là, il y a d’un côté les recherches que je mène sur le motif du double fantôme au cinéma (un personnage féminin est hanté par un autre personnage féminin), qui font partie de ma vie professionnelle et universitaire, et de l’autre une frayeur intime, celle de la malédiction familiale, la peur de ressembler à mon arrière-grand-mère Betsy. D’elle, je ne sais rien, hormis qu’elle était schizophrène et que le mauvais gène est susceptible de ressortir à n’importe quel moment. Aussi étrange que cela puisse paraître, je n’ai pas tout de suite fait le lien entre le motif cinématographique et cette histoire familiale. Il m’a fallu cheminer quelque temps hors de mon angoisse, et surtout me mettre à écrire, pour que ces deux objets se rejoignent et qu’il me saute soudain aux yeux que le double fantôme que je cherchais dans tous mes cours de cinéma – celui de Rebecca, de Laura, de Vertigo, d’Obsession ou d’Opening Night – existait dans ma propre vie et qu’il s’agissait de Betsy. Là, Mon vrai nom est Elisabeth est né une première fois, parce qu’il est devenu évident que je ne pouvais poursuivre mes recherches universitaires sans m’intéresser à ce qui les fondaient en moi, à mon propre double fantôme, à Betsy.
Ensuite, il y a eu l’enquête à proprement parler, dont je ne saurais dire si elle était scientifique, littéraire, psychologique, intime, ou tout simplement insensée… Comme le fait la narratrice du roman, usant de ma formation de chercheuse, j’ai recomposé la vie de cette femme à partir des traces qu’elle avait laissées dans le présent – trente ans après sa mort, soixante-dix ans après sa vie – c’est-à-dire les souvenirs que ses proches avaient conservés d’elle et les minuscules restes qui subsistaient dans les archives publiques et privées. Là, Mon vrai nom est Elisabeth est né une deuxième fois, parce que je me suis passionnée pour l’histoire de cette femme et j’ai souffert avec elle : il ne s’agissait plus seulement de mon double fantôme, cette femme avait vécu et il fallait lui rendre une place, lui rendre un nom, lui rendre une vie. Alors j’ai commencé à inscrire toutes ces traces – les souvenirs, les archives – sur le papier, et chaque mot scrupuleusement réécrit, attentivement recopié, participait d’une sorte de rituel qui aurait eu le pouvoir de la faire enfin exister.
La troisième étape de l’écriture de Mon vrai nom est Elisabeth a été la mort de Jean-Louis, son fils, qui a sauté du septième étage en ne laissant derrière lui peu ou prou qu’une photo de sa mère. Cette mort est advenue en janvier 2023, alors que mon enquête avait déjà largement commencé. Ça a été une déflagration. Les morceaux d’enquête épars, la quête chaotique, devaient devenir récit, histoire, pour que d’autres mythes viennent remplacer les anciens et que plus personne, dans les générations ultérieures et dans d’autres familles que la mienne, n’ait à en mourir.
C’est là que le projet d’un livre est né, que je me suis mise à réunir tous les matériaux et que j’ai trouvé une voix qui m’était propre pour en parler. C’est là qu’est apparue la narratrice du roman, tissant toutes les pièces ensemble. Je crois que la mort de Jean-Louis a eu un effet fulgurant en me braquant les yeux sur ce que je refusais de voir : que la souffrance de Betsy – que j’appelais désormais Elisabeth – relevait d’un système familial qui continuait à faire des victimes, non pas le système d’une seule famille mais d’une société toute entière à laquelle nous appartenions toujours ; et que s’il s’agissait de cela, alors il fallait que cette histoire soit entendue, qu’elle enfreigne les lois muettes de la famille et de l’université pour venir parler à toutes celles et ceux qui trouveraient en elle le reflet de la leur.
Pour en venir au coeur de votre récit, Mon vrai nom est Elisabeth cherche d’emblée comme vous l’affirmez à “Remettre Betsy à sa vraie place”. Le livre se construit donc comme la patiente découverte de qui fut cette femme mais aussi de la manière, atroce, dont elle a pu être traitée, puisque lobotomisée à la demande de son mari, André. Ainsi qu’elle l’écrit dès 1940 à André qui deviendra son époux, Betsy pourrait se définir pour la narratrice mais pour toute sa famille par cette formule qu’elle a alors : “De plus en plus, je suis pour vous un mythe.” Entourée de rumeurs, d’incendie de château durant l’Occupation la veille de son mariage ou encore de personnage aux propos indécents, Betsy forme une tache aveugle que le récit sonde patiemment. Vous découvrez ainsi qu’elle est “traitée comme un chien” ou encore qu’elle constitue “le rebut de la famille”. En quoi votre récit s’intéresse d’abord à Betsy en tant que “non-personne”, un trou de personnage, au sein d’une famille qui cherche à toute force à l’annuler ? En quoi écrire sur elle, c’est sonder “la radicale visibilité de tout ce que ce visage ne dit pas, pour que la peur se mue en curiosité et la fascination en enquête ” ?
La peur naît du silence, du manque de visage, de l’incapacité à se représenter. C’est ce qu’Hitchcock a bien compris dans Rebecca : pour que Rebecca, la première femme de Mr Rochester, puisse véritablement fasciner mais aussi effrayer la narratrice et la spectatrice, on ne doit jamais la voir. Rebecca n’apparaît jamais dans le film éponyme d’Hitchcock, ni sous forme de flashbacks, ni d’un portrait peint, ni d’une photographie. Rebecca n’existe pas, et pourtant elle est absolument partout. C’est tout à fait la même logique avec Elisabeth : une « non-personne », ce n’est pas rien, c’est le contraire d’une personne, son négatif, son empreinte, c’est l’organisation de l’espace et du temps autour de son absence, qui finalement la rend éminemment visible. Ainsi, ce qu’il faut bien comprendre dans ces mécanismes familiaux, c’est que comme pour Rebecca, Elisabeth n’était pas un sujet à éviter : Elisabeth était un sujet à craindre. Et pour cela, il faut faire suffisamment planer son corps manquant pour qu’il soit nécessaire aux générations grandissantes de poser des questions sur Elisabeth. Ces questions nous devons les poser, nous, les jeunes filles de bonne famille : cela fait partie de notre parcours d’apprentissage. Nous devons les poser, obtenir des réponses lapidaires (elle était schizophrène, il faut faire attention il y a un tempérament fragile dans la famille) et repartir honteuses, nous maudissant de nous être ainsi approchées de l’origine du mal, nous jurant de ne plus jamais adopter un comportement susceptible de réveiller le mauvais gêne (ce qui assure une forme d’auto-contrôle permanent). Aussi, si Betsy était restée une non-personne, une empreinte, l’espace de l’atmosphère par lequel tout devient visible mais qu’on ne peut regarder frontalement sous peine de se brûler (comme le soleil), jamais je n’aurais eu le courage de me confronter à son destin. Elle me terrorisait. Imaginez, quand on se sent soi-même fragile, quand beaucoup de femmes sont considérées comme fragiles autour de vous, se lancer dans une enquête sur la schizophrénie de son aïeule… il y a de quoi perdre définitivement pied. S’il n’y avait eu que ce trou noir, que cette non-présence, je pense que j’aurais été incapable de dominer ma peur. Pour que la peur se mue en curiosité et la fascination en enquête, ce qui advient dans le passage que vous citez, il fallait impérativement que Betsy cesse d’être ce mythe familial, cette présence-absence dont elle se revêt dans cette lettre à André, écrite en 1940 alors qu’il se trouve au front. Il fallait que Betsy s’incarne, reprenne forme humaine, soit dotée d’un visage, ce dont elle a parfaitement conscience lorsque, dans cette même lettre à André, regrettant d’être changée en créature mythique, elle joint une photographie d’elle (qui ne se trouvait pas dans la lettre lorsque je l’ai lue…).
Et un jour, justement, Betsy s’est incarnée. J’ai trouvé une photographie d’elle, âgée, prise quelques temps avant sa mort. Cette photographie a joué un rôle essentiel. C’est parce que cette femme a pris corps, parce qu’elle s’est soudain mise à exister comme être de chair, qu’il est devenu impératif pour moi de combler les vides, de combler les trous, de comprendre ce qui se jouait précisément dans le regard qui était le sien sur cette image. Dans cette photographie, il y a tant de souffrance que toutes les légendes familiales viennent s’écraser dessus. Alors lorsque j’ai lu ce passage de la correspondance où Elisabeth exige de ne plus être un mythe, je suis tombée de ma chaise… Avec cela (la photographie), écrit-elle, vous serez peut-être moins surpris de constater un jour que j’existe encore. C’était exactement ça ! C’était comme si Elisabeth me parlait, de l’autre côté du temps, et exigeait de moi que je lui rende la consistance dont notre famille l’avait dépourvue.
Vous vous demandez peut-être pourquoi ce visage, cette photographie, n’apparaît pas dans le livre ? Car mon souhait n’est pas de confronter la radicalité du réel à la puissance du mythe mais de proposer une alternative, de produire des contre-récits pour remplacer les anciens dans ce moment si charnière où les jeunes filles deviennent des femmes.
Ce récit de filiation, qui porte la question de la famille en son centre, interroge singulièrement la place des filles dans la famille. Betsy, leur double fantôme, s’y tient comme une rumeur obsédante et comme menaçante : “Toutes les femmes de la famille, entre vingt-cinq et trente ans, ont posé des questions sur Betsy”, écrivez-vous. Car Betsy, enfermée, internée et lobotomisée, fait s’interroger les femmes de la famille sur la folie, une folie qui ne se déclinerait qu’au féminin. “Suis-je folle moi aussi ?”, vous demandez-vous. Ou encore : “Je me demande s’il n’y a pas quelque chose de l’ordre de la lignée des femmes, qui est tellement violentée, qu’il n’est pas anodin d’être femme dans cette famille.” A ce titre, enquêter sur le destin défait et confisqué de Betsy, c’est aussi pour vous conjurer la menace de la folie pour mieux comprendre combien elle fut une fabrication sociale ? En quoi ce texte est-il aussi votre autobiographie oblique tant, comme vous l’écrivez, “Cet âge-là, c’est une période où l’on se construit. On a besoin de comprendre d’où l’on vient. D’une filiation. Et je n’ai pas fait exception à la règle” ?
Dans le roman, c’est la tante de la narratrice qui prononce cette phrase lors d’une discussion téléphonique. Mais bien sûr, cette phrase s’applique aussi à la narratrice, puisque ce qui la fascine précisément au moment où sa tante prononce cette phrase est le phénomène de répétition. Et ce, à un double niveau. Il y a une répétition globale, partagée en quelque sorte par toutes les femmes : à cet âge-là, les jeunes filles devenant adultes ont besoin de se relier à des modèles qui les précèdent ; et il y a une répétition locale, propres aux femmes de cette famille : à cet âge-là, lorsque les femmes de la famille se demandent d’où elles viennent, c’est du côté du fantôme, du côté de Betsy qu’elles vont chercher. Et je peux dire que, moi non plus, globalement et localement, je n’ai pas fait exception à la règle. Ce qui me touche beaucoup, que j’ai compris à la fin de mon enquête, c’est que ce schéma d’apprentissage n’était pas seulement passé pour moi par le fait de repousser cette figure de Betsy la folle pour pouvoir embrasser la féminité sans crainte. J’ai en réalité noué, en menant cette enquête, en écrivant cette histoire, une filiation inattendue : j’ai rencontré Elisabeth, son enthousiasme à écrire, sa force de vie, son appétit pour la création. Et moi qui au départ ne voyait dans l’écriture de ce livre qu’un parcours de rupture, un acte qui me permettrait de rompre définitivement avec ces légendes familiales encombrantes, avec certaines idées, avec certaines valeurs, et donc de prendre mon indépendance, j’ai finalement tissé un autre lien avec ma famille via l’un de ses éléments, le plus honni, le plus méprisé, mais l’un de ses éléments tout de même.
Aussi, Mon vrai nom est Elisabeth est bien une autobiographie oblique – l’expression me semble très juste –, au sens certes où il est l’acte performatif par lequel je conjure la malédiction familiale, c’est-à-dire la menace de la folie, mais également celui par lequel je nais à l’écriture. Dans son processus se dessine une autre filiation, en lieu et place de l’ancienne, qui fait de moi non pas le réceptacle d’une maladie sur le point d’éclater mais l’héritière d’une lignée de femmes empêchées dans leur désir de créer. Contre toute attente, j’ai découvert que grandir ce n’est pas simplement rejeter le monde qui nous a vu naître mais également se réconcilier avec lui. C’est ce que Philippe Artières résume magnifiquement dans Vie et mort de Paul Gény avec l’expression : rompre avec sa famille de l’intérieur. Je crois que c’est exactement de cela dont il s’agit : prélever au sein de l’environnement familial auquel je suis opposée en tout point un élément (un personnage) qui lui appartient et fait signe vers un autre héritage possible.
Un des points les plus remarquables de Mon vrai nom est Elisabeth est la loi du silence qui scelle le pacte familial. Personne ne parle. L’enquête se fait difficile et ne s’éclaire qu’à la faveur d’éléments le plus souvent extérieurs au cercle intime, notamment les archives médicales, difficiles pourtant à rassembler tant, est-il dit, “Le silence, c’est un point central dans cette famille.” Au point que “Pour moi, Betzy est une victime du silence”. Diriez-vous ainsi que Mon vrai nom est Elisabeth traite le silence familial comme une question politique, que précisément la sphère intime se voit interrogée en tant qu’elle n’est pas si intime qu’il y paraît ?
Absolument. A 100%. Je pense que c’est même la raison pour laquelle il m’a semblé profondément juste que cette enquête, qui prend sa source dans une famille en particulier, devienne un livre adressé à toutes et à tous. Il montre d’un côté comment des violences intimes peuvent emprunter la forme de violences institutionnelles (la lobotomie, l’internement pendant 17 ans), et de l’autre comment la sphère familiale et privée s’avère être le lieu de violences profondément systémiques et politiques, profondément collectives. C’est un mouvement double. Quant au silence, il est précisément, je pense, l’instrument qu’utilisent certains membres d’une famille pour s’assurer que les rapports de force internes à la cellule familiale n’accéderont jamais à une prise de conscience collective, c’est-à-dire politique. Le silence permet de maintenir les violences conjugales et familiales dans la grille de lecture de l’intime et du privé, c’est-à-dire d’empêcher que s’y applique une loi collective, établie par tous. Le silence permet que les crimes qui ont lieu dans les familles soient jugés par le biais d’une loi particulière, d’une loi d’exception : celle de la famille, qui a ses règles propres, ses instances de jugement propres, et ses propres châtiments, exactement comme la mafia. Le silence est ce qui empêche l’intime de devenir politique et donc de voir les règles qui régissent le commun des mortels s’appliquer à la sphère familiale. J’ai moi-même été profondément influencée par ça. Quand j’ai commencé cette enquête, je pensais que ce qui existait dans ma famille n’existait que dans ma famille. Je vous assure. Parce que le silence rend impossible l’ouverture d’un dialogue avec des membres extérieurs à la famille, il rend impossible l’expérience commune, et donc la revendication politique. Et aujourd’hui, c’est l’essence de mon conflit avec la part de ma famille qui s’oppose à ce texte : ouvrir le corps familial à la vue de tous, par la littérature, c’est le soumettre à l’autopsie, c’est prendre le risque de révéler à ses membres qu’il a un estomac, un foie, un intestin, comme tous les autres corps, c’est faire éclater que les violences qui ont cours au sein de cette famille ne sont pas des cas particuliers qui méritent un jugement particulier, mais des cas récurrents auquel doivent s’appliquer les mêmes lois que pour toute l’humanité.
Si Mon vrai nom est Elisabeth entend s’écrire pour “se sauver de l’aveuglement familial”, il éclaire également en des pages très informées et circonstanciées la manière dont la lobotomie a été pratiquée sur Betsy. Internée pendant de longues années, la jeune épouse subit une lobotomie dont la visée pose violemment question. Si la narratrice se “demande quels sont les textures et les bruits de la lobotomie” ou si “si la lobotomie a une odeur”, elle possède en tout cas un sens celui de remettre sur le droit chemin les femmes jugées trop libres afin qu’elles soient enfin “de bonnes épouses. De bonnes mères.” Vous en venez ainsi à considérer que “Le critère de guérison est explicitement l’intérêt du groupe et non l’intérêt individuel.” En quoi ainsi la lobotomie doit-elle se lire comme un outil répressif contre les femmes ? Diriez-vous que votre roman est féministe ?
Quand ma grand-mère a achevé la lecture du livre, un de ses premiers commentaires a été de souligner que j’avais adopté un parti pris féministe dans l’air du temps. Et donc, est-ce prendre parti que de montrer comment l’usage, par un individu, de tous les moyens de contrôle psychologiques, légaux et sociaux à sa disposition, peut détruire un autre individu ? Mon vrai nom est Elisabeth est spécifiquement construit pour ne pas prendre parti, c’est-à-dire pour déployer sous les yeux du lecteur tous les éléments qui lui permettront de tisser lui-même des liens logiques. C’est une posture d’écriture que je maintiens jusqu’aux dernières pages, dans lesquelles j’expose finalement le récit que je me raconte, moi, personnellement, une fois examinés tous ces matériaux. Je ne compte pas opposer au dogmatisme patriarcal de l’époque un autre dogmatisme qui tordrait le passé pour n’en montrer qu’une dimension qui convient au récit de notre époque. La lobotomie n’a pas été outil répressif contre les femmes. À mon avis, c’est bien pire que cela. Je pense que les hommes qui usaient de la lobotomie n’avaient même pas le dessein de pratiquer cette opération de manière répressive. Et c’est cela qui est terrible. Ils étaient dans leur droit. Parfaitement dans leur droit. Voire même : dans leurs habitudes. La lobotomie a concerné principalement des femmes et des enfants parce qu’agir sur les comportements et les corps de ces individus était parfaitement dans la norme. Pour moi, la lobotomie n’est pas une punition. Elle n’est que la manifestation radicale et médicale d’une hiérarchisation parfaitement normalisée des individus. J’espère qu’il n’y a pas de parti pris à montrer comment une pratique médicale a pu être le prolongement légal de certaines violences conjugales et familiales exercées en particulier sur des femmes. J’espère que c’est tout simplement historique.
Donc, à mon sens, ce n’est pas là que se loge le féminisme (profond, essentiel) de mon texte. Non pas tant sur le plan historique et scientifique que sur le plan des imaginaires. Le féminisme est un outil ultra puissant de renouvellement de nos imaginaires et j’ai même envie d’écrire : de guérison de nos imaginaires. Il panse, il cicatrise, il fabrique une nouvelle peau. Comme tous les produits de la méritocratie républicaine, mon instruction s’est bien sûr faite dans un mépris total des points de vue et des récits féminins. Ils existaient aussi peu, voire encore moins qu’Elisabeth dans ma propre famille, car ils n’étaient même pas une non-présence. Ils n’étaient rien. Mais je peux vous dire que depuis quelques années, je me suis bien rattrapée, aussi transportée par ce que tout je découvrais qu’enragée de réaliser que cela m’avait été si longtemps caché. Et cette découverte, cette révolution même, est à la fois la raison d’être de cette enquête (car jamais je n’aurais pu saisir que la figure de Betsy était un conte que l’on raconte aux jeunes filles pour leur faire peur, les engager à devenir de bonnes épouses et de bonnes mères, sans la critique féministe, Sandra M. Gilbert et Susan Gubar du côté de la critique littéraire, Tania Modleski du côté de la critique cinématographique, et sans la littérature et le cinéma féminins – Jean Rhys, Céline Sciamma…) et ce vers quoi elle tend. Mon vrai nom est Elisabeth cherche à s’inscrire parmi ces nouveaux récits d’apprentissage qui inversent les perspectives et les imaginaires de la folle du grenier (the madwoman in the attic) de la vieille fille, de la mauvaise mère. Mon roman est féministe non pas au sens où il montre à quel point les femmes ont été victimes et la manière dont la lobotomie a pu être utilisé comme un outil répressif, mon roman est féministe en ce qu’il engage à renouveler en profondeur nos imaginaires de la maladie mentale, de la folie, de la malédiction familiale. Il propose une nouvelle manière de s’identifier à nos aïeules torturées par leur époque.
Dans le prolongement de la dénonciation de la violence sociale et politique de la lobotomie se dessine un puissant récit en lutte contre le patriarcat. La violence patriarcale qui a détruit la vie de Betsy s’installe au coeur de votre narration : “Pour moi, c’est plutôt le patriarche et ses héritiers. On a complètement occulté la vraie place de Betsy. Il y avait une espèce de culte de la personnalité d’André et Betsy, elle n’existait pas.” car Betsy avait “épousé un homme terrible”. Diriez-vous ainsi que Mon vrai nom est Elisabeth peut se lire comme un vaste récit de dépatriarcalisation, à savoir contre la puissance nocive et délétère du patriarcat ?
Oui, voilà, c’est précisément là que se loge ce que je considère être la part féministe de mon texte. Le féminisme me semble indissociable de la dépatriarcalisation, elle (grammaticalement il faudrait écrire il mais dans cette phrase je crois que la torsion est nécessaire !) est un sérum à injecter pour faire reculer dans notre organisme social notre culture rétrograde et inégalitaire. Et ça, je pense que cela passe entre autres par de nouveaux récits. Faire exister des femmes bannies de l’histoire, soit diabolisées (les sorcières, les folles, les avorteuses, les mauvaises mères), soit tout simplement invisibilisées. Nous ouvrir, à nous et aux générations futures, la possibilité de nous identifier à d’autres modèles, de nous construire en dialoguant avec d’autres mythes. Pour moi, le féminisme se joue principalement au niveau des imaginaires. Je dis « pour moi » au sens fort, c’est-à-dire que c’est à ce niveau-là que je me sens capable d’agir, de proposer quelque chose. Pour d’autres femmes, cela passe par des actes concrets : les manifs, l’engagement politique, l’assistance médicale, sociale, auprès de femmes en danger… Ce qui nous réunit, c’est d’accorder de la valeur aux vies des femmes, une valeur égale à celles des hommes, une valeur telle que les individus à naître, filles ou garçons, pourront librement souhaiter leur ressembler.
Un des points les plus remarquables de votre enquête consiste en l’utilisation des archives, des lettres notamment que Betsy et André s’échangeaient dans les années 1940. Ma question ici sera la suivante : vous qui affirmez que vous aimez “la labilité des récits intimes, ces tissus cellulaires constamment rongés que la mémoire se bat pour maintenir à flot, tissant une nouvelle pièce à chaque fois qu’une ancienne disparaît”, est-ce cette labilité que vous avez pu rechercher dans les archives personnelles ?
Pour moi, la labilité se trouve plutôt du côté des discours, des récits oraux, quand les archives au contraire, qu’elles soient privées (correspondance, journaux, recettes…) ou publiques (formulaires, actes, articles…), qui elles sont du ressort de l’écrit, ont tendance à figer le sens. Juste avant le passage que vous citez, j’écris : Le temps ne fait rien d’autre aux documents que de les effacer, alors qu’il rend l’individu plus sévère (et donc plus silencieux) ou plus sensible (et donc plus bavard). Je crois que c’est la grande différence, pour moi, entre les récits oraux, qui jouent aussi un rôle central dans Mon vrai nom est Elisabeth (même si, du moment où ils sont retranscrits, ils cessent d’être seulement oraux…) et les archives écrites. Les premiers sont labiles au sens où ils sont constamment en train de se modifier, au fur et à mesure que l’individu avance dans sa réflexion, se souvient, est dérangé, touché, prend en compte un nouveau paramètre ou un nouveau témoin. Un même épisode de la vie d’Elisabeth a pu connaître d’immenses variations selon le moment du temps où il m’était raconté par un même individu. Je pense que cela tient à l’extraordinaire capacité du cerveau humain à se recomposer aussitôt qu’il est mis en difficulté. Le cerveau efface ce qui pourrait le déranger, puis comble les vides, ondule autour de ses souvenirs, ne retient que ce qu’il est en capacité de retenir. Alors que les archives… quand il y a des trous, des ratures, une page manquante, un coin déchiré… l’archive ne peut rien faire pour combler le vide, elle l’affiche, elle l’expose, et ce sont nos récits, derrière, qui doivent travailler pour les remplir. Donc non, cette labilité, cet extraordinaire capacité plastique du cerveau humain à se recomposer sitôt qu’on lui soustrait ou ajoute un élément, c’est vraiment quelque chose que j’ai trouvé dans les voix humaines, et qui m’a profondément, mais profondément émue. Parce que cette puissance de recomposition de l’esprit à laquelle j’ai assisté au fur et à mesure de mes entretiens, elle est également ce qui m’a permis d’imaginer ce qu’avait pu être la pensée d’Elisabeth après son opération, elle qui, littéralement, avait le cerveau troué, mais dont je suppose que l’esprit ne cessait de chercher à faire sens, malgré tout, à partir de cet épouvantable vide. D’une certaine manière, Mon vrai nom est Elisabeth cherche par la forme à entrer en empathie avec ce qu’a pu être la manière de fonctionner du cerveau d’Elisabeth après la lobotomie : des données, des évènements, des mots, qui s’organisent tant bien que mal autour d’un vide fondamental (le silence sur la vie d’une femme, une partie du cerveau manquante), que rien ne relie a priori, et qui pourtant finissent par faire sens, parce que notre cerveau ne peut faire autrement que de faire du lien lorsqu’il contemple ainsi des éléments jetés les uns contre les autres.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences littéraires qui ont été les vôtres au moment de composer votre récit. Quelles sont les autrices, notamment contemporaines ou les auteurs présents qui ont pu accompagner votre travail ?
Justement, une autrice qui a été absolument fondamentale pour moi et dont, selon moi, les œuvres explorent comme aucune auparavant les problématiques dont je viens de parler, c’est Svetlana Alexievitch. Comme personne, elle a su traduire l’extraordinaire labilité des récits intimes et ce qu’il y a de profondément littéraire dans leur oralité. Comme personne, elle a su organiser des récits disjoints autour d’un vide fondamental afin de rendre palpable ce qui ne peut être saisi si on cherche à le regarder droit dans les yeux (la guerre, la chute de l’URSS, la catastrophe nucléaire). La fin de l’homme rouge, c’est le premier livre que j’ai lu à la fois avec avidité et avec parcimonie. Avec avidité parce que quand un livre se met à me plaire je bascule dans une lecture avide. Avec parcimonie parce qu’il m’était physiquement impossible de lire plus d’un témoignage par jour, par semaine pour les plus terribles d’entre eux. Je ne savais pas qu’il était possible de combiner les deux : je l’ai lu avec une parcimonie avide (un autre livre qui m’a fait cet effet, récemment, mais que malheureusement je n’ai découvert qu’après avoir fini mon enquête, alors qu’il résonne tant avec elle, c’est l’essai d’Hélène Fappat sur le gaslighting). De manière plus générale, la « littérature de voix » a joué un rôle important dans l’écriture de Mon vrai nom est Elisabeth dont je voulais, au départ, qu’il ne soit qu’un montage des témoignages et des écrits que j’avais récoltés : Jean Hatzfeld, Olivia Rosenthal, Sophie Divry. Je suis sensible à la littérature qui fait une place au document, voire qui explore la dimension poétique et politique du document, du formulaire, du langage standardisé : d’un côté du spectre, Lola Lafon et Philippe Artières, qu’il peut paraître curieux de rapprocher mais qui se situent tous deux dans un endroit à mon avis passionnant d’appropriation de l’archive par la fiction, et de l’autre côté, des œuvres comme Testimony de Charles Reznikoff, qui découpe et monte, sans aucun ajout, des témoignages issus des archives judiciaires américaines de la fin du XIXème, ou bogoro, de Franck Leibovici et Julien Seroussi, retranscription des témoignages prononcés lors du procès des responsables du génocide du Rwanda à la Cour Pénale Internationale. Ont aussi compté les formes contemporaines du western, notamment Faillir être flinguée de Céline Minard, avec sa forme chorale, et les faiseuses de fantôme comme Mariana Enriquez, qui n’est pas sans m’évoquer l’univers des sœurs Brontë. Mais il faut que je vous avoue que j’ai quasiment découvert la littérature contemporaine en écrivant Mon vrai nom est Elisabeth : dans mon cursus, la littérature est un aréopage masculin qui s’arrête en gros à La Recherche du temps perdu. Heureusement que j’ai rencontré toutes ces nouvelles voix… Sinon, mes influences sont principalement cinématographiques, mais celles-ci je vous les réserve pour un autre entretien !
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Adèle Yon, Mon vrai nom est Elisabeth, Editions du sous-sol, février 2025, 400 pages, 22 euros