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Photo du rédacteurCécile Vallée

Abigail Assor : Qui est fou ? (La Nuit de David)


Abigail Assor (c) Francesca Mantovani/Gallimard

Cette rentrée littéraire offre le deuxième roman attendu d’Abigail Assor. Son premier roman, Aussi riche que le roi (2021), remarqué et remarquable, révèle une écriture forte, sans concession. À travers la quête d’une jeune Française déclassée, elle dénonce les inégalités sociales au Maroc où les habitants « avaient compris avant tout le reste du monde que le plus bouleversant, ce n’étaient pas les choses elles-mêmes ; c’étaient les mots pour le dire. »  

 Dans La Nuit de David, elle montre ce que peuvent faire effectivement les mots dans un tout autre cadre. La narratrice, Olivia, raconte son enfance avec son frère jumeau dans une maison du Loiret au début du 21e siècle. Les courts chapitres racontent des anecdotes toutes hantées par « la Nuit » qui n’aura lieu qu’à la fin. 



« Je serai un train, tu seras une grive. » 


David est un enfant différent. Il est asthmatique, a de l’eczéma, son physique est particulier tout comme son comportement.  Il grimpe, par exemple, tous les jours sur la grille de l’entrée de leur maison près du Loing. Et quand il en est arraché par l’un de ses parents, il fait une crise. Il a une passion démesurée pour les trains. Il les a découverts dans un album de jeunesse, a eu la chance d’être invité dans la cabine d’un conducteur et depuis, affirme qu’il sera un train. Il raconte à sa sœur comment ils voyageront tous les deux, lui en tant que train, elle, en tant grive. 

Les jumeaux ont une relation très forte. Ils partagent la même chambre depuis qu’ils sont nés, se créent leurs propres règles, leur propre langage, la langue secrète des Barbapapa : « je crois surtout que c’est mon frère qui était une langue et c’était la mienne ». Elle révèle sa perception particulière du monde comme l’illustre l’anecdote de la chanson du départ en vacances. David impose qu’ils écoutent la même tout le trajet, « c’est parce que la chanson passe autour de mon cœur, Olive, et on doit la remettre pour qu’elle pousse encore. » 

Cette présence poétique au monde, qui ne correspond pas à ce que l’on attend de lui, fait naître son projet de la Nuit : « il avait foncé dans l’envers du monde, mon frère-train. »  



« Voilà comment les murs des maisons se cousent à la peau des enfants. »  


La narratrice revient sur l’histoire de ses parents, « ce qu’il y a à savoir » pour comprendre les origines et les conséquences de la Nuit.  

Leur mère est belle, élégante, elle aime recevoir. Leur père a des projets qu’il ne mène jamais à terme : commercialisation de boomerangs puis de vélos couchés avant de se lancer dans un projet obscur en informatique. Il est financé par sa belle-mère qui a aussi acheté leur maison quand sa fille attendait les jumeaux. Sous prétexte de leur offrir un endroit plus propice pour éduquer deux enfants que leur petit appartement parisien dans lequel ils menaient une vie de bohème, elle s’offre l’opportunité de s’immiscer dans leur vie. 

Dès la naissance, David n’est pas tout à fait accepté comme le symbolise le tilleul : 

« Le tilleul du jardin hachait son corps d’ombres et soudain, c’était comme la grille de l’entrée projetée sur son dos ; c’était la grille de l’entrée qui avait poursuivi mon frère jusqu’ici. Longtemps après l’histoire de notre Nuit, j’ai pensé que tout avait peut-être démarré là, à cause des longs doigts du tilleul ficelés autour de lui depuis que nous étions nés et que, dans la chambre à l’étage, on avait placé son berceau près de la fenêtre et le mien près de la porte. » 

Sa mère est convaincue qu’il a un problème, « il est violent, il est irrationnel. Il est en retard sur tout » mais la psychiatre a affirmé qu’il « n’y avait rien d’alarmant », « elle avait vu un petit garçon sensible qui avait besoin d’affection ». La mère de David s’attelle à prouver le contraire. La tension monte au fur et à mesure. Elle met en place un « grand plan de surveillance » en installant un babyphone pour le surveiller même quand il est avec sa soeur dans leur chambre. Elle le tond. Elle tente également de fragiliser la relation des jumeaux en interdisant par exemple la langue secrète des Barbapapa et en favorisant les activités de sa fille rousse et belle comme elle, « la fille jumelle », pour l’éloigner de son frère. Face à cette nouvelle complicité entre sa mère et sa sœur, David souffre et son comportement devient encore plus inquiétant. Quand sa sœur l’accuse d’avoir voulu la noyer, la mère décide de les séparer la nuit. Ce qui précipite la Nuit. 



Un leporello ? 


Olive découvre la technique du leporello dans un magazine pour enfants. Elle en crée un biographique à l’image des attentes maternelles : « Maman adorait mes leporellos. Comme moi, elle n’aimait rien tant que, pour le contraindre à ses envies, plier le monde. » Finalement, la Nuit semble moins liée à la folie de David qu’au désamour maternel.  

Cependant, la narratrice réfrène toute interprétation trop simpliste. On ne peut pas caricaturer les personnages : si le père semble démissionnaire il est tout de même présent, la mère s’occupe des enfants, elle est la seule à se soucier de l’évolution de David, la grand-mère est envahissante mais les petits-enfants se réfugient dans ses bras, le grand-père paternel semble celui qui comprend le mieux David mais est absent. Même Olive, qui soutient son frère, peut aussi s’en éloigner pour complaire à sa mère ou à son cousin.  

En outre, on ne saura pas si la narratrice reconstruit son enfance comme elle l’a fait dans son leporello, ce que lui assure sa mère au moment de l’écriture. Est-ce qu’elle ne peut accepter la maladie de son frère ? Comme elle a participé à la Nuit, n’était-elle pas aussi folle que son frère ? N’est-il donc pas fou ? La « vérité absolue et radicale » de David ne leur a-t-elle pas échappé parce qu’ils sont « trop raisonnables » ou « peut-être trop fous » ? Elle laisse son questionnement entre « psychose » et « imagination » en suspens. Reste ce qu’elle a vécu, « cette heure de folie aura été pour mon enfance, comme un feu follet flottant dans la brume bleue d’un marécage, un bref instant de raison. » Le rêve qui encadre le roman est une belle mise en abyme du roman : « Je fais ce rêve et ce n’est pas ce qui s’est passé cette nuit-là. Mais ce n’est pas grave. Avec mon frère David, nous sommes des diables. Nous sommes des dieux. » 

Dans un entretien sur son premier roman, Abigail Assor explique qu’elle a eu du mal à quitter ses personnages à la fin de l’écriture. C’est ce que ressent également le lecteur pour David et Olive. Ce roman délicat et violent tout à la fois laissera indéniablement des traces dans sa mémoire littéraire. 

 



Abigail Assor, La Nuit de David, Gallimard, août 2024, 192 pages, 19,50 euros

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