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Photo du rédacteurJean-Michel Devésa

Abdellatif Laâbi : « Les voies de la littérature sont impénétrables »


Abdellatif Laâbi (c) DR


La lecture du recueil À deux pas de l’enfer a fait écho au long échange qu’Abdellatif Laâbi m’a accordé mi-avril lorsqu’avec son épouse Jocelyne il m’a accueilli à son domicile pour un dialogue d’environ trois heures autour de son œuvre et de son itinéraire personnel. Tout en évoquant ce que ces « vers libres » (Vivant !, in À deux pas de l’enfer) ont suscité chez moi, j’aimerais parvenir à restituer à la fois l’atmosphère chaleureuse de cette conversation et quelques questions qui, si je l’ai bien compris, tiennent particulièrement à cœur à Laâbi.

 

Il convient tout d’abord d’exposer pourquoi depuis plusieurs années Laâbi n’a plus envie de se plier à l’exercice de l’entretien littéraire. Il est en effet fatigué des questions qu’on lui pose, toujours les mêmes, celles touchant à sa langue d’écriture (le français), à son expérience carcérale, à la répression subie dans sa chair, à l’exil auquel il a été contraint puis à celui qu’il a choisi en décidant après un retour au pays natal de s’installer en région parisienne (sans pour autant s’interdire de revenir au Maroc pour des invitations à des manifestations culturelles ou quand il en a envie). En fait, ce que mon interlocuteur m’a signifié, c’est qu’il est las d’être cantonné par la critique,– la journaliste et l’universitaire –, à un périmètre restreint, celui de « la littérature marocaine en français » ou, pire, celui de la « francophonie » et de ses littératures ; et aussi je l’ai senti passablement irrité de la condescendance, même feutrée, avec laquelle on s’adresse à lui. Cette tristesse et ce début d’ulcération, je les comprends : Laâbi préférerait mille fois être interrogé sur le procès d’écriture, son esthétique et sa poétique, son appréhension de l’existence et de l’amour, son immense intérêt pour la nature et le monde végétal (les arbres, notamment). Or, comme beaucoup d’autres écrivains en provenance du « Sud » et des « périphéries » francophones, on l’enferme dans un rôle et un statut, on le circonscrit à une position subalterne dans le paysage poétique contemporain. Bref, on agit envers lui en « l’exotisant » alors qu’il voudrait être traité, simplement, comme un écrivain. La notoriété qu’il a acquise (prix Goncourt de la poésie en 2009 et Grand prix de la francophonie de l’Académie française en 2011) est donc ambivalente : son audience demeure restreinte (à l’image de celle de la poésie dans le marché éditorial) et surtout il souffre d’être perçu comme une « figure majeure de la littérature francophone », et non pas comme l’auteur d’une production parmi les plus importantes du demi-siècle écoulé (une soixante d’ouvrages comprenant, outre ses livres allant du poème au roman, à l’essai et au théâtre, de nombreuses méticuleuses et inspirées traductions de l’arabe : Mohammed al-Maghout, Mahmourd Darwich, Ashraf Fayad, Najwan Darwich, les plumes réunies dans l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui, etc.).

 

J’avoue qu’en écoutant Laâbi, en mon for intérieur, je n’étais pas faraud. J’éprouvais même un léger malaise car je percevais nettement que mon appréhension de son travail d’écriture et de son itinéraire ne s’émancipait pas totalement des modalités par lesquelles le champ littéraire français et ses annexes en français inventent, légitiment et célèbrent les écrivains, a fortiori quand ils ressortent d’une minorité.

Pendant cette après-midi d’avril et, depuis, chaque fois que je me la suis remémorée, j’en ai conclu que, malgré la teneur politique et la dimension romantique du « discours » que je tiens sur Laâbi, je ne peux pas raisonnablement m’estimer quitte des remarques et critiques de l’écrivain à l’endroit des journalistes et des universitaires, « spécialistes » ou non des littératures du Maghreb, mon approche le concernant ne se distinguant pas, en structure, de celle qui a cours au sein des différentes agences culturelles mises en place par la France, de l’École, de l’opinion « éclairée », de leur versant progressiste (dominant parmi une Francophonie institutionnelle et académique qui maquille sa contribution au maintien de la domination française sur les « confettis » de l’Empire et ses zones d’influence dans le paternalisme et la bluette d’une langue « commune » ou « en partage »). Il faut ici m’expliquer.

 

J’ai entendu parler d’Abdellatif Laâbi en 1972. J’étais lycéen. Laâbi avait en 1966 fondé la revue Souffles avec Mostafa Nissaboury, Ahmed Sifrioui, Mohammed Khaïr-Eddine et une poignée d’autres dont Abraham Serfaty. Leur projet constituait une « réplique » offensive (sur ce qu’on appelle à l’époque le « front culturel ») à la politique antisociale et autoritaire de Hassan II (la répression sanglante, le 23 mars 1965, de lycéens et de leurs parents manifestant contre une réforme de l’enseignement a été de ce point de vue un élément déclencheur). Souffles a eu un grand retentissement, non seulement au Maroc mais bien au-delà du Maghreb, au sein du monde arabe. On peut y voir l’équivalent d’un « geste », l’esquisse d’un renouveau, d’une nahda alliant les lumières de la raison, le souci de la justice, une faim incommensurable de liberté et d’émancipation. L’objectif poursuivi était ambitieux : il s’agissait de parachever la décolonisation en désaliénant les esprits et de contrecarrer la volonté de la monarchie à instrumenter la tradition, dans sa dimension la plus conservatrice et la plus féodale. Souffles a constitué une avant-garde révolutionnaire, tant sur le plan artistique que sociétal, qui a cherché à promouvoir la modernité et des formes contemporaines d’expression avec le substrat et legs du peuple, d’où une démarche n’opposant pas l’écrit à l’oral, ni le français à l’arabe, et n’occultant pas l’apport juif séfarade ni le socle amazigh. Politisée à l’extrême-gauche, dans la mouvance marxiste-léniniste, elle s’est heurtée à l’intransigeance du pouvoir de Hassan II qui l’a jugulée en 1972. Laâbi écope alors de dix ans d’emprisonnement, il en effectue huit ; il est torturé. Ses proches, et en premier lieu Jocelyne, sa compagne (épousée en 1964), lui apportent un indéfectible soutien. J’étais de celles et de ceux qui réclamaient la libération du prisonnier 18611 (le matricule Laâbi quand il était détenu à Kenitra). Notre solidarité n’oubliait pas, naturellement, Abraham Serfaty ; ni les camarades d’Ila al-Amam  (En Avant) ; ni toutes celles et tous ceux qui, dans leur pays, aspiraient à la démocratie, et s’interrogeaient quant à la marocanité du Sahara occidental. C’était l’époque où l’internationalisme primait sur les identités, les origines culturelles, les religions (dont la plupart d’entre vous et nous-mêmes nous étions défaits), à Paris Henri Curiel n’avait pas encore été assassiné...

Libéré des geôles en 1980, Laâbi quitte le Maroc en 1985 ; il y séjourne en 1994 mais, désabusé, il rentre en région parisienne, s’installant dans un « entre-deux » d’où il observe l’évolution désenchantée de la planète et sa globalisation. La désappartenance a remplacé l’adhésion à une idéologie, à une doctrine. Toutefois l’écrivain ne s’est pas converti au libéralisme. Contre le profit, la dévastation de la planète et la réification toujours plus grande de ses habitants, il demeure un humaniste. Ses livres continuent d’attiser le « brasero andalou », sa « patrie mentale » n’a pas changé : elle a Grenade pour épicentre et Al-Andalus comme modèle, c’est une « île » nulle part cartographiée, si ce n’est dans l’imaginaire et le poème : « Elle n’existe / sur aucune carte / et personne jusqu’ici / n’a pu en fouler le sol / À la lumière du jour / elle se rend invisible / et dans la nuit noire / elle éclaire faiblement / phare érigé / au fin fond de la mer / C’est un mythe parmi tant d’autres / que la poésie n’hésite pas à inventer / juste pour son plaisir / rarement égoïste » (« Une île », Le Voilier des mots, in À deux pas de l’enfer – pour ne pas alourdir ces lignes, ce titre sera désormais remplacé par le code ÀDPDLE).

Cette aspiration va de pair avec le soutien apporté à la Palestine. Or celle-ci n’est plus qu’une « cause » dont, en 2022 (dans la préface à l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui), Laâbi notait qu’elle avait été « bradée » par les gouvernements des « faux frères arabes » et « abandonnée par la rue arabe », avant d’ajouter : « La possibilité de l’établissement d’un État palestinien ne relève plus de la belle utopie mais tout simplement de l’impossible. Les Palestiniens sont en train de devenir, selon la formule consacrée, un ‘peuple sans terre’. » Le tour funeste pris par les révolutions arabes de 2010-2011 a aggravé la tragédie de ceux-ci en les confrontant à l’intransigeance des autorités israéliennes (ne respectant aucune des résolutions de l’ONU ; ayant fait « capoter » les accords d’Oslo) lesquelles bénéficient de la complaisance étatsunienne, ce printemps dont on a cru qu’il était de jasmin ayant accouché du pire : il a favorisé l’essor de l’islamisme. Il est significatif que, dans Á deux pas de l’enfer, Laâbi fasse allusion à une chanson du groupe musical marocain Nass el-Ghiwane : « Notre printemps est devenu un hiver ! »

 

Cette rapide contextualisation d’Abdellatif Laâbi et de son œuvre suffit-elle à lui épargner la « relégation » au « quartier réservé » des lettres francophones ? Au lendemain de la causerie qu’il m’a accordée, j’en doute beaucoup. Je suis plutôt enclin à croire que, pour l’honorer et lui rendre véritablement hommage, il faudrait, indépendamment de son parcours et de ses combats, s’adresser à lui en interrogeant sa poétique en vue de déterminer comment il cisèle sa phrase, balance et scande rythmiquement ses vers, échafaude ses narrations, organise et rédige ses textes critiques, se coltine enfin avec le français (le matériau langagier que lui a fourgué l’Histoire) de manière à en faire sa langue, la sienne propre, un français singulier et unique parce que celui du seul Abdellatif Laâbi, pratiquant cette langue comme une langue étrangère, ainsi que Marcel Proust l’a perçu dans une lettre de 1908 à Madame Straus (« Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son ‘son’.  ») et dans son Contre Sainte-Beuve (« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. »), à la semblance de tous les grands écrivains français et francophones.    

 

Mon entrevue avec Abdellatif Laâbi m’incite à appréhender son œuvre davantage pour sa facture que pour les motifs qu’elle développe : elle mérite mieux qu’un succès d’estime octroyé (en partie) pour compenser (et racheter) les souffrances endurées il y a cinquante ans par celui qui la construit et l’échafaude.

Force est de constater que, de ce côté-ci de la Méditerranée, depuis soixante ans, nous vivons la révolution par procuration, et non à la manière de Frantz Fanon, car les révolutions que nous applaudissons, ce sont toujours celle des autres. En cette minute, il me revient en mémoire cette phrase terrible de Henri Alleg dans La Question : « Dans cette immense prison surpeuplée, dont chaque cellule abrite une souffrance, parler de soi est comme une indécence. » J’éviterai donc de pérorer au sujet de l’exil et de ce qu’il coûte à celles et à ceux qui le subissent. En revanche j’aurai en tête que cet exil dû au cours du monde redouble celui, fondamental, inhérent au sujet humain auquel il incombe de se situer comme parlêtre dans le langage, ce qui l’exile de sa simple nature d’être vivant et l’oblige à se représenter par et dans les mots. Or, même si jouant avec eux et les façonnant l’individu y trouve une jouissance, celle-ci ne s’actualise dans l’acte de parole que sur un fond de perte (le « mi-dit » de la langue). Qui plus est, la douleur qui en découle est accentuée par les conditions de la rencontre avec l’autre sexe, qui suppose et implique la « déportation » de sa propre jouissance qui, faute de rapport à l’A/autre, isole encore plus l’individu dans une solitude qu’il ne peut traduire ni exprimer, le langage en tant que sa patrie cachée. Si, au Maroc, on reproche parfois à Laâbi d’écrire en français, à Paris on savoure sa parfaite maîtrise du français. Ses détracteurs comme ses admirateurs sont sourds et aveugles : ils ne saisissent pas qu’il a élaboré sa voix en contact avec l’arabe dialectal (dont il déplore l’appauvrissement), l’arabe classique et le tamazight.

Entre exil et tombeau – et dans la polysémie de ce substantif – l’écriture de Laâbi trame l’awdha (le retour) dans un réseau métaphorique condensant les figures de l’aimée et de la mère avec l’aspiration à la beauté, à la justice, à la liberté. Dans un tressage et un nouage avec les surréalistes français, son lyrisme rencontre celui de Louis Aragon mais ne se limite pas à un « dialogue » avec l’auteur du Fou d’Elsa, il est en polyphonie avec d’autres « classiques » et « monuments » des bibliothèques européenne et orientale : Paul Eluard, Djâmy (et son poème Medjnoun et Leila) et Aboû Nouwâs (pour son traitement du ghazal et du chant d’amour), pour ne mentionner qu’eux.

 

Alors que la guerre menace un peu partout et que les contradictions qui divisent et opposent les peuples s’exacerbent, sur fond de catastrophe écologique, la possibilité pour la littérature et la poésie de contribuer à changer la vie des peuples s’est estompée. Néanmoins, Laâbi postule toujours que l’action politique et la présence des écrivains dans la Cité gagnent à être à chaque instant articulées à une volonté d’éducation et de large diffusion culturelle (même si notre époque sollicite moins l’épopée que l’élégie), et que, pour eux, prime à bien des égards la fonction de sublimation de l’écriture. Cette inflexion est sensible dans À deux pas de l’enfer.

 

D’une voix calme et sereine, Abdellatif Laâbi est « pieds et poings liés / dedans / le poème » (« Bien obligé ! », Le Voilier des mots), en communion avec ce qu’il nomme et désigne, embrassant les multiples facettes de l’existant et de l’imaginé : « Il est des matins / doux et accueillants / qui appellent à la prière / et nous font sentir avec acuité / la présence / du dieu / de l’arbre / de l’animal / du totem / ou de l’étoile de notre choix/ Ces matins-là / nous ouvrent une fenêtre / sur le Matin du monde » (Paroles sous la cendre, in ÀDPDLE).

Comment aujourd’hui Laâbi ne serait-il pas un brin chenu ? Lui-même n’ignore pas qu’il est « arrivé presque au bout de la route » (Lettre à un vieil ami poète, in ÀDPDLE), sa locomotion lui coûte, elle est pénible et douloureuse (« Depuis peu / [il a] peine à marcher », Le Voilier des mots), son corps lui envoie des messages d’épuisement : « Hier / j’ai su que mon corps / allait me trahir sans tarder / Et en toute sincérité / je ne lui en ai pas voulu / Contrairement à toutes les trahisons / qui m’ont été infligées sans crier gare / cette dernière / a au moins l’élégance / de m’en avertir » (« Élégante trahison », Ne me parlez pas de sagesse, in ÀDPDLE).

Sans avoir l’outrecuidance d’assujettir les autres à un seul schème émotionnel ni de (trop) me projeter, je discerne cependant, dans le timbre de Laâbi, et sous ses mots, le trouble qui dérange, titille, et quelquefois submerge les matérialistes de nos générations, quand le terme pour prendre congé du vivant n’est plus très éloigné, et se révèle (pour les moins préparés) source d’inconfort. Comment, en cette société qui fanfaronne en déniant toute réalité à la mort, peut-on être assuré de ne pas défaillir ni de regimber au moment de demander à rejoindre d’un service de soins palliatifs ou au jour de son suicide assisté, tant que l’inéluctable ne nous oblige pas à regarder cette issue comme raisonnable et à l’assumer ? Les tonitruantes résolutions arrêtées lorsque les circonstances ne commandent pas le passage à l’acte s’effritent et se tempèrent, la force morale d’Anne Bert et de Jean-Luc Godard n’est pas courante – je ne l’ai point, à la différence de Laâbi, pour moi, « la peur » ne sera jamais « domestiquée » (Le Voyage, j’imagine, in ÀDPDLE). Une parade, à bas rendement, réside dans la dissociation : on se parle à soi-même, on se réconforte et on se morigène, on se congratule et on s’admoneste, on s’exorcise de l’anxiété qui perle, de la stupeur qui point, de la sidération qui ankylose et glace, on pérore et déblatère comme si ce qui affecte son double (ce « mal » de vivre dont on périt) est si distant de soi qu’on en est préservé. Certains s’en auto-persuadent, Laâbi n’a pas cette candeur. Il affiche une fermeté (j’en suis heureux pour lui) dont je suis indigent : « Voilà, l’ami / Demain / viendra ton tour / ou le mien / Nous nous en irons la tête haute / assez apaisés je crois » (Lettre à un vieil ami poète). Ce faisant, savoir que les particules qui nous composent se désolidarisent les unes des autres quand nos consciences s’éteignent, parce qu’« [i]l n’y a de réel que le mouvement / la transformation / le voyage incessant / sans destination » (Le Voyage, j’imagine), ce n’est pas se représenter cette « dispersion féconde » (Le Voyage, j’imagine), la réintégration de nos constituants au mouvement même de la matière, en son procès sans fin, et à sa forme primordiale, atomique. La « peinture » de « l’inconnu », et non pas du « mystère » (Le Voyage, j’imagine), n’est envisageable que par des équivalents imagés et au prix d’une gentille spéculation : « Un dernier mot ? / Je ne sais que dire / si ce n’est que le néant va devenir / à notre insu / notre maison et notre galaxie / Nous y ‘vivrons’ / comme des cailloux / ou des racines / tellement enfouies dans la terre / qu’elles auront oublié / l’existence de l’arbre / Et si une forme de conscience / demeure en nous / ce sera celle que l’Univers / a de lui-même » (Lettre à un vieil ami poète). La quadrature du cercle, pour les sujets humains, résulte de l’impossibilité de (se) penser et de (se) percevoir quand ils sont « plus proche[s] du cosmos / que de [leur] dernière demeure » (Le Voyage, j’imagine). Quoi qu’il en soit, et c’est manifeste quand on le lit, et lorsqu’on devise avec lui, Abdellatif Laâbi n’est pas un résigné, il est « juvénilement » vivant : « Vivant / pour trois, cinq ans encore / ou juste quelques jours / mais vivant ! » (« Vivant ! », in ÀDPDLE). Cultivant de minuscules mais réjouissants bonheurs, lever le nez au ciel, aller dans un air rafraîchissant, s’abandonner à la rêverie, apprécier un bon verre, une pâtisserie, un mets bien accommodé, se délecter d’une sieste après avoir déjeuné, lézarder à la terrasse d’un café, se moquer de ses travers et de ses sautes d’humeur, goûter encore et toujours un incomparable amour ardent depuis soixante années ( « […] à son centre de gravité / l’amour, pardi ! », Le Voyage, j’imagine), d’une vivacité « primale » Laâbi n’a pas une ride à l’âme : « Vivant / laborieusement / en pestant contre le monde entier / en criant à la face des ignominies / régnant depuis les origines / du même cri que j’eus / lorsque je suis né / mais vivant ! » (« Vivant ! »).

 

Le XXIe siècle, celui des « croyances » et des espérances défaites, afflige l’écrivain si bien qu’il s’emporte et se lamente : « Nous irons tous en enfer ». Malheureux, il constate qu’« [a]ujourd’hui / on ne lit plus les philosophes » car « [l]es économistes les ont remplacés / même si leurs démonstrations / sont aussi inintelligibles / que celle des précédents / Mais on fait semblant de les comprendre » (« Changement de civilisation », Nous irons tous en enfer, in ÀDPDLE). N’en déplaise aux « propagateurs de la foi / souvent barbus », aux « conteurs publics » et aux « griots sans formation », l’enfer n’est pas à redouter après la mort, il n’est pas la sanction qui échoit aux pécheurs et aux mécréants, il est autour de nous : « […] nous avons ouvert les yeux / sur l’enfer que nous vivons / depuis des siècles / et découvert qu’il n’avait rien à faire / avec celui que l’on nous a décrit » (« On nous a menti ! », Nous irons tous en enfer). Les affres qu’il nous dispense ne sont en rien (et pour cause !) les flammes éternelles auxquelles les prédicateurs des religions du Livre vouent les brebis égarées du troupeau, ce sont les mille maux engendrés par les sociétés humaines qui reconduisent, approfondissent et accentuent les inégalités, les discriminations, les injustices et les oppressions à l’encontre de cette « femme / dans un pays où [elle doit se] taire » ; du « poète » qu’« on […] jette dans un cachot / dont on ne [le] fait sortir / que pour [le] condamner / à un nombre irréel d’années de prison » ; du pauvre erre résidant « dans un pays perdu / où pas une goutte d’eau n’est tombée » ; de celui ou de celle dont la « maison a été détruite » par les armes et qui « cherche sous les décombres / si quelqu’un de [ses] proches / est encore en vie » ; de l’enfant témoin de la noyade de son père, le canot sur lequel ils se tenaient venant de chavirer ; la personne « par qui la différence arrive » ; « l’ermite » parti au désert pour fuir ses « semblables » qui ne sont que « des loups / déguisés en mille variétés d’agneaux / ou en mille variétés de chiens et de chats / de compagnie » ; la prostituée que l’on méprise et persécute comme « une sorcière des temps anciens » ; l’éphémère qui n’a « qu’un jour à vivre » mais qui « une fois […] cendres / dispersées par le vent / laisser[a] au moins / le souvenir des couleurs inédites / de [ses] ailes / et la trace éclairante / de [sa] fragilité » ; de l’homme enfin « exténué / vidé de l’intérieur / aphasique / amnésique / du peuple des sous-hommes / ayant subi / l’ablation de leur dignité » (« Voix », Nous irons tous en enfer). Réfractaire à ce consternant état du monde, Laâbi, en irréconcilié définitif, n'a pas à rougir d’« avoir essayé ‘d’exercer son métier d’homme’ » (Le Voyage, j’imagine). Aussi, en septembre 2023, quand un séisme (le plus violent de ceux enregistrés par les stations sismiques dans l’histoire du Maroc) ravage le Haut-Atlas, l’écrivain en est-il bouleversé, orientant dans l’effarement sa compassion vers cette terre qui met au supplice les plus humbles : « […] ceux parmi ses enfants / qui se retrouvent au fond du gouffre / sont les plus pauvres d’entre les pauvres » (Le Séisme, in ÀDPDLE). Si l’Histoire se répète, la nature bégaie-t-elle, ce tremblement de terre rallumant l’épouvante et l’affliction causées en 1960 par le cataclysme ayant ravagé Agadir ? Dans le thrène de Laâbi sourdent les accents compassionnels de Mohammed Khaïr-Eddine dans son récit Agadir (1967). Quoique « terrorisé » et « paralysé », « [h]agard » et « [v]aincu » par ce que « la télévision » lui apprend, Abdellatif Laâbi ne sombre pas dans le voyeurisme : « ne pas succomber / à cette déplorable tentation / de [se] mettre à la place des autres ». Accablé mais lucide, il est « allé [se] coucher / [il a] avalé [son] somnifère habituel / et [il a] dormi / du même sommeil médiocre / toujours agité / que le monde aille bien ou mal » (Le Séisme). Cette sobriété tranquille honore Laâbi, le poète n’est pas un poseur, c’est un humain communiant dignement avec ses sœurs et ses frères en humanité : « va au petit cimetière / au pied du carré / que tu as déjà acquis / en concession perpétuelle / et observe le silence / écoute sa grande clameur / et retiens tes larmes ! » (Le Séisme).

 

L’intelligence du cœur d’Abdellatif Laâbi est au diapason de ses convictions morales, philosophiques et politiques, et des moyens poétiques qu’il affectionne et qui lui sourient (les pages de L’Arbre à poèmes, Anthologie personnelle, 1992-2012 le vérifient). Ayant épuré son écriture, il s’est détourné de la rutilance d’Aimé Césaire (le baroque de L’Œil et la nuit y emprunte et y puise) pour le « four à brûler le réel » de Pierre Reverdy et le « bond » cher à René Char (« Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue. ») mais en les soumettant au tempo de l’arabe. En saluant dans À deux pas de l’enfer la mémoire d’Anise Koltz pour « ses petits poèmes lovés / comme des porcs-épics d’acier » (Lettre à un vieil ami poète, in ÀDPDLE), Laâbi suggère une parenté de style et de visée. Est-ce divaguer en rapportant le ressort de ses poèmes à un geste, celui des vieilles personnes qui, à Biskra, à Bangui et à Brazzaville, lorsque j’y enseignais, et antérieurement en France quand j’étais bambin, égrenaient un chapelet en priant ou en méditant, mais que Laâbi reproduit « sans une once de sacré » (Vivant !, in ÀDPDLE)  ? Et comme je préjuge que « [l]es voies de la littérature [en leur ouvroir ultime] sont impénétrables », j’encourage Abdellatif Laâbi à s’affairer, dès demain, en son gueuloir afin d’y ourdir un « prochain livre », et de n’en faire qu’à sa tête (« Idées pour le prochain livre », Par le livre alléché, in ÀDPDLE).





Abdellatif Laâbi, À deux pas de l’enfer, Paris, Le Castor Astral, mai 2024, 149 pages, 16 euros

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