Dans La Fable cinématographique, Jacques Rancière consacre un long développement à La Chinoise de Jean-Luc Godard, une œuvre à laquelle je suis particulièrement attaché, d’aucuns diront pour plus de mauvaises raisons que de bonnes, mais les persiflages de celles et de ceux qui n’ont jamais songé partir à l’assaut du ciel ne m’affectent guère. C’est en tous les cas l’esprit bruissant des images de ce film et du commentaire qu’en a proposé Rancière que je suis arrivé à Gênes, à la fin décembre, pour un séjour dont à plus d’un titre j’attendais beaucoup : le plaisir de rompre avec le quotidien mais aussi l’espoir de m’y trouver suffisamment à distance du monde, de sa désolante noirceur et de ses guerres, pour en être à peine moins dupe, d’autant que ces dernières semaines les nouvelles en provenance de France (je n’y réside plus) ont toutes été plus consternantes les unes que les autres, à commencer par celles relatives à l’adoption par l’Assemblée nationale du « projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». J’aspirais à quelques jours de repos et à un cadre propice à l’écriture,– à l’écriture critique ou romanesque, ou à celle qui subsume la frontière supposée les distinguer, que ce fût dans la perspective d’un article ou d’une future fiction, ou d’un livre croisant ces deux registres et les associant à la poésie, du moins à celle que je pratique dans la quête d’une forme véritablement contemporaine, et qui par conséquent « ne coïncide pas parfaitement avec [notre temps] ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel » (Giorgio Agamben).
Dans les trains qui, depuis Fribourg, m’ont conduit à Genova Piazza Principe, je n’ai cessé de rouler dans ma caboche l’idée que, pour conjurer l’échec (l’incapacité de produire un quelconque texte ou le fourvoiement dans la mièvrerie et le cliché), j’avais intérêt à m’imprégner davantage du cinéma de Godard et de la pensée de Rancière lequel, en interrogeant la démarche du cinéaste quant à ce que « ‘dit’ le marxisme et comment le marxisme se ‘parle’ et ‘se met en scène’ », relève que celui-ci renonce au surplomb, pour lire le Petit Livre rouge de Mao à travers le Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot. Son argumentation avance que « [l]e militant politique est comme l’acteur : son travail n’est pas d’exhiber des horreurs visibles, il est de faire voir ce qui ne se voit pas ». Au contraire du maître supposé savoir, il lui incombe de tirer parti de ce que « l’art ne représente pas le visible » mais qu’au contraire « il rend visible ». Dans le huis clos de l’appartement bourgeois où évoluent les membres de la cellule Aden Arabie, seul en maîtrise les arcanes Guillaume (Jean-Pierre Léaud en joue le personnage qu’il plaît à Godard de nommer Meister à la semblance du héros de Johann Wolfgang von Goethe dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister), en témoigne sa relation de la conférence de presse à Moscou des étudiants chinois contre les mauvais traitements que leur a infligés la police soviétique, le révolutionnaire faisant alors sien le savoir-faire de l’acteur si bien que les armes de la critique s’affichent comme une propédeutique à la critique des armes…
J’ignorais si, à Gênes, en parcourant ses ruelles et en visitant ses églises et ses musées, devant son port et dans les allées du cimetière de Staglieno, j’éclaircirais pour ma gouverne une ou deux choses de la pulsion de mort qui, en gangrénant nos sociétés, nous accable tant, le plus souvent en nous épuisant et en nous amoindrissant, du fait d’une technologie qui de plus en plus attente à nos facultés physiques et cognitives, et nous isole les uns des autres, quand faute de nous décrasser de l’ennui et du désespoir nous ne nous brisons pas dans la détresse et la psychose…
En sortant de la gare, je passe devant le monument à Christophe Colomb, un de ceux qui, « partis pour l’Orient […] ont découvert des Indes à l’Occident » et ont contribué par la colonisation puis par la Traite et l’esclavage à l’accumulation primitive des richesses sans laquelle la révolution industrielle capitaliste aurait été problématique. Une maison de la Piazza Dante, reconstruite en 1913, lui a été dévolue, elle serait érigée sur l’emplacement de sa demeure natale. J’observe alors que, peut-être par un retour de charge, c’est à Gênes que du 20 au juillet 2001 s’est tenu le 27e sommet du G7 en présence de la Russie, lequel a donné lieu à des manifestations violemment réprimées, un mort (Carlo Giuliani), six cents blessés, Amnesty International n’avait pas hésité à estimer qu’il s’agissait de « la plus grave atteinte aux droits démocratiques dans un pays occidental depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale »... Dans cette cité qui, en 1922, s’est opposée aux squadristi mussoliniens, que les partisans ont libérée des nazis et des fascistes en avril 1945 sans l’aide des troupes alliées (comme Turin et Milan) et qu’Antonio Negri a décrite comme « l’expression des ‘ouvriers sociaux’, mobiles, flexibles, pauvres, intelligents, aléatoires, radicaux » (Ainsi commença la chute de l’Empire, 2002), deux semaines après son décès, je ne peux que me demander si ses murs et ses rues conservent les traces de ces combats et celles plus anciennes de l’Autonomia operaia, et si dans l’Italie de Giorgia Meloni ils résonnent des luttes de maintenant, une coalition de droite ayant conquis la municipalité en 2017, contre une gauche majoritaire depuis 1975.
Sur le trottoir, à dix mètres à gauche de l’hôtel où j’ai posé mon sac, un placard analogue à ceux qui nous vantent et vendent les objets, services et futilités transfigurant notre assujettissement au labeur et au salariat en prison sans barreau. Je suis immédiatement interpellé par cette affiche, l’exposition « Visibilia » du Museo d’Arte Contemporanea di Villa Croce a pour argument : « come rendere visibile l’invisibile », la formule semble avoir été rédigée à mon intention, la cité ligure m’invite-t-elle à pratiquer l’« universelle analogie » et à l’arpenter comme un espace intelligible au prix d’une lecture symptomale généralisée ?
Dans son centre historique où l’étroitesse de la voierie interdit presque partout la circulation automobile, à Prè, à Maddalena et à Molo, Gênes a des allures de palimpseste, même dans les secteurs en cours de rénovation, et dans les zones de prestige, autour de la via Garibaldi et de ses imposants palais, en bordure du Teatro Carlo Felice et de la Piazza de Ferrari, où se concentrent banques, administrations, galeries d’art et musées, il en est de même aux abords des locaux de l’université via Balbi, « Pace tra gli oppressi / Guerra tra le classi », les façades ont la parole, des « mains errantes » y manient l’aérosol de peinture et le pochoir, le pinceau, le rouleau et le feutre, par endroits une colère en a appelé une autre, et aussi des bravades et des oppositions, une déclaration d’amour côtoie une directive, on discerne des noms et des prénoms, on achoppe contre d’énigmatiques tournures, des tags et des marques de territoire, et des injures, au fil des saisons et des intempéries de rageuses dénonciations ont pâli, il y en a qui ont été raturées, parfois comme une succession de corrections et de repentirs, de plus récentes sont en surimpression ou sur des surfaces jusque-là « vierges », pour les promeneurs qui ont l’œil et la fibre politiques la ville se livre comme un récit, et souvent avec espièglerie, parce que « oltre la gioia la rabbia » ! Des revendications plus récentes présagent de batailles déjà perdues, en raison du rapport des forces : « Il turismo occide i quarteri », « Google spia », et une alarme contre la gentrification à la fois judicieuse et humoristique, le détournement du symbole du code de la route avertissant d’un danger (deux flutes entrechoquées pour trinquer, dans un triangle) avec pour légende un « warning » et une mise en garde « Gentrification in progress »… Moins martiales, plus subjectives, certaines sentences, comme un « Siamo povera, libera et felici ! », en petites capitales, coincé entre deux diatribes, empruntent au message personnel et à la confidence, elles m’ont profondément touché et ému, elles sont en attente d’un Brassaï pour échapper à l’effacement. Déambulant dans Gênes, je n’ai pas la naïveté de considérer cette profusion de « bombages » et de tags comme représentative de l’opinion de tous ses habitants, son fonds rebelle, révolutionnaire et libertaire est bien vivant, mais pas assez efficient pour bouter Marco Bucci de la mairie, lequel y a été réélu en juin 2022 ; cette prolifération est aussi la conséquence du délabrement chronique qui, depuis des lunes, peut-être depuis toujours, borne son rayonnement et dégrade son urbanisme, et pourrait accompagner sa gentrification, si l’on postule que celle-ci se déploiera selon le schéma par lequel les métropoles européennes ont dans une logique financière remanié leur environnement, une phase d’incuries et d’infrastructures sacrifiées causant l’effondrement de l’immobilier et du foncier à la satisfaction des promoteurs et des spéculateurs (la tragédie du pont Morandi en 2018 étant à bien des égards imputable à ce scénario), tandis qu’à ces phénomènes s’ajoutent les répercussions pernicieuses d’une économie infiltrée, plus seulement au sud de l’Italie, par la mafia et ses capitaux (j’ai sillonné Gênes à la lumière de développements de Frederika Abbate restituant l’itinéraire de la photographe Letizia Battaglia). Via Gramsci, à la lisière de la zone où les communautés africaines ont leur refuge, là où des migrants subsahariens font escale, je m’inquiète si Italo Calvino y décèlerait « l’éternelle Méditerranée […], à travers les aperçus qu’offrent ces rues étroites en pente raide, ce creuset d’humanités et de marchandises qui prend sous les portiques de Sottoripa surtout des apparences de Bazar levantin ».
Gênes s’est imprimée dans le paysage et dans la mémoire des humains comme une ville qui dévale des Apennins vers la mer pour y croître autour d’un port, dans le passé en conflit avec celui de Venise pour le contrôle du commerce dans le bassin méditerranéen, puis portail maritime du triangle industriel formé avec Milan et Turin. Mais si la Sérénissime a versé dans le mythe et le muséal, si bien que comme d’autres destinations le tourisme de masse la menace, le charme de Gênes réside dans son ambivalence, celle d’une monumentale splendeur qui croule sous la poussière et les outrages, un enchevêtrement étagé d’architectures mêlant demeures patriciennes à loggias et cariatides, des escaliers pour gravir les collines et une voierie en lacets, des friches et des taudis, des palais et de l’habitat collectif, du marbre et du béton, des fresques somptueuses et des enduits lépreux, une beauté en bute à une sape continuelle dont le mobile étrangement se dérobe.
Ce matin du 31 décembre, je suis merdeux : devant l’hôtel, une vingtaine de membres du personnel s’est réunie pour exiger de meilleures conditions de travail, sous la pluie ils sont trempés ; ils ont une banderole, des pancartes, un porte-voix, ils crient des slogans et agitent trois ou quatre drapeaux syndicaux, pas de képi à l’horizon ; aucune agressivité à l’endroit des clients, au milieu des manifestants et après s’en être extrait ceux-ci ne bronchent pas, la mine impassible ils demeurent cois, rien de saillant ne s’est produit, et d’ailleurs ces protestataires ont-ils été, une seule seconde, dans leur champ de vision ? L’asymétrie sociale aveugle les uns et escamote les autres… À cet instant, je suis déconfit. Pendant le mouvement des gilets jaunes, en avril 2019, à Marseille, j’ai été au sein d’un cortège qui, à l’angle du boulevard des Dames, et malgré un cordon policier, a apporté son soutien aux femmes de ménage d’un établissement hôtelier d’une catégorie intermédiaire, elles nous avaient salués par une casserolade, en septembre, au 167e jour de leur action, elles avaient suspendu la grève… Hélas, Gênes n’est pas Marseille ! Ce coup-ci, objectivement, je suis du mauvais côté.
L’œuvre de mort qui altère la grandeur de Gênes et entrave in fine ses affaires et ses desseins, s’exhibe selon moi à Staglieno (dont le nom « parle » aux amateurs de rock admirateurs de Joy Division qui ont eu la curiosité de s’enquérir d’où provenaient les photographies ornant les pochettes des albums, « Love Will Tear Us Appart » et « Closer » – en l’occurrence des tombes des familles Ribaudo et Appiani). L’ensemble initial rectangulaire (ouvert au public en 1851) et son extension sur les pentes d’un mamelon boisé au milieu duquel on a édifié de très imposantes chapelles ont une superficie de trente-trois hectares. Beaucoup de voyageurs retiennent de cette vaste nécropole qu’elle est un jardin lapidaire et un incroyable musée d’art funéraire. Toujours en service, elle est pourtant mal entretenue : sépultures abandonnées, portes de caveaux éventrées, des détritus parfois à l’intérieur des mausolées, pléthore de dalles brisées ou plus très bien ajointées. Sous le portique et dans les galeries (inférieures et supérieures) qui lui sont parallèles, je me suis senti oppressé, les promeneurs ou les affligés ne peuvent y progresser qu’en marchant sur des tombes souillées des déjections des pigeons qui nichent au milieu des restes des défunts, j’ai sursauté à leur battement d’ailes, je n’ai pas honte de l’avouer, dans un roman gothique leur envol aurait revêtu une signification funeste… Entouré d’innombrables statues et bas-reliefs au réalisme doloriste, j’ai été dérangé par une représentation de la mort qui glorifie celle-ci en figeant son triomphe dans la pierre, au contraire de l’esthétique baroque laquelle en exaltant métamorphose et « profondeur des apparences » célèbre le vivant et pare le trépas de la promesse du renouveau. Sauf si je divague et si je n’ai rien appris de Claude-Gilbert Dubois et de Georges Bataille, je suis sensible à cet art parce qu’il est « approbation de la vie jusque dans la mort » et que, de ce fait, il est véhicule d’érotisme et de désir. Or, à Staglieno, ce que les commanditaires des sculpteurs et artistes génois et italiens ont voulu magnifier, dans une « éternelle » immobilité, c’est le souvenir des leurs dérobés à l’affection de leurs proches par la camarde, ce faisant ils ont d’une part « pris en otage » la douleur des survivants et des parents en l’instrumentant (et, littéralement, en la pétrifiant) au bénéfice des valeurs bourgeoises (les tombes de Carlo Raggio en 1872 et de Lavarello Anselmi en 1926 en sont des exemples ; elles sont dues à Augusto Rivalta et à Luigi Brizzolara), et d’autre part ils ont dressé un mémorial macabre qui, sous couvert de memento mori et de vanités, fait du néant une référence absolue. Paradoxalement, un Staglieno en partie ruiné ne nuit pas à l’efficacité de ce discours affirmant l’emprise de Thanatos sur la totalité du monde et des êtres, et la supériorité de la sidération sur la création ; au rebours, il le renforce. Au terme de ma visite, j’en ai conclu que ce cimetière était le double spectral de Gênes…
Comme chez nos voisins et alliés européens et occidentaux, la vie politique française néglige les enjeux de la période. Ses « acteurs » préfèrent nous embarquer dans l’hyper-spectacle, sans peur du ridicule ni du grotesque, nous invitant à prendre au sérieux d’énormes billevesées, ainsi s’instaure en temps réel un nouvel obscurantisme trempé dans le puritanisme et l’exacerbation de l’individualisme. Les conquêtes sociales et les revendications des générations précédentes sont dénigrées, dans tous les domaines les droits sont rognés, les principes malmenés, à l’Intérieur Raymond Marcelin et Charles Pasqua ont des émules tandis qu’à la préfectorale Maurice Grimaud n’a pas de descendance, l’a emporté une logique sécuritaire assimilant une contestation un peu déterminée à des velléités terroristes, et lorsque la population s’exprime en dehors des clous souhaités – référendum ou pas – on bafoue sa volonté, et si elle se rebiffe on déploie des blindés, des mains sont arrachées et la démocratie est éborgnée, tirés comme des lapins au LBD 40 les gilets jaunes sur ce sujet en savent un brin.
La gauche et l’extrême-gauche, en proie aux divisions (celles héritées de l’Histoire, quand le fond de l’air était rouge, et celles attisées par le vent d’ouest, lequel fragilise les alliances et fait que la convergence des luttes joue à l’arlésienne), ces forces et ces courants scrutent le présent avec des grilles interprétatives obsolètes et des slogans exténués d’avoir été clamés pendant trois ou quatre décennies, dissimulant tant bien que mal leur impuissance et l’étendue des défaites subies sous une rhétorique de l’indignation et des émotions, comme si de cette façon se fondait une stratégie et se nourrissait une tactique… Englués dans le jeu électoral, dans les institutions et dans la gestion « paritaire » de pans entiers de l’appareil d’État et de la sphère économique, partis progressistes et syndicats pétitionnent une plus juste répartition des parts du « gâteau », il conviendrait de s’appliquer à en casser le « moule » car ce dont nous souffrons ce n’est pas d’un stade « suprême » ni d’une phase « ultime » du capitalisme,– depuis belle lurette, n’est plus en service « le petit train de monsieur kamodé » (pour reprendre le titre d’une pièce de théâtre d’André Benedetto) –, mais du franchissement (à bride abattue) d’un seuil anthropologique et civilisationnel. Si, sous les autres latitudes, la plupart des peuples est maintenue dans le dénuement, sous l’autoritarisme ou la dictature, ici, au « Nord », le plus grand nombre est rendu complice de son asservissement et de son décervelage par les machines et les écrans qui le subjuguent, au profit d’un capitalisme distributif, et l’immergent dans une société sans (trop de) contact, un « Brave New World » où des algorithmes modélisent et programment une réalité « refabriquée » et « pixellisée », une « vie spectrale » à base d’images dupliquées et de flux informationnels.
Voilà pourquoi il ne suffit pas de circonscrire la menace fasciste à l’extrême-droite et à son « baiser de mort », de ruer contre la banalisation de ses thèses, de déplorer les atteintes consenties par l’exécutif au « pacte républicain », de dénoncer ses revirements et sa complaisance envers les tenants du racisme et de l’antisémitisme, et vis-à-vis des adversaires de la cause des femmes et des minorités. Rester aveugle, sourd et muet devant une nouvelle « bête immonde » qui s’insinue dans les différents compartiments de la société, et déborde sur nos existences au nom d’un fonctionnalisme et d’un utilitarisme sans limite ni rivage, en visant à « marchandiser » l’ensemble du vivant et à « déposséd[er l’homme contemporain] de son expérience » (Giorgio Agamben), équivaut à guerroyer contre elle avec un couteau sans lame ni manche. C’est l’attitude de la gauche de gouvernement et de l’extrême-gauche parlementaire, son appendice.
Le processus dans lequel nous sommes engagés est inédit. Il diffère de ceux déchaînés par le nazisme et par les pouvoirs autoritaires mussolinien, franquiste, salazariste, par celui des colonels grecs et par les juntes latino-américaines. Un odieux passé ne fait pas retour, le vieux Karl Marx nous l’a enseigné, l’Histoire ne se répète pas, sauf en farce ou en tragédie. Or la catastrophe que nous endurons ne doit rien à Sophocle mais tout aux patrons et gourous de la Silicon Valley. Le « présent » éternel dans lequel nous sommes entrés est l’enfant « naturel » de l’Occident et d’une révolution technique et économique qui, en nous arrimant aux écrans, bride nos capacités d’intellection et notre perception sensorielle (en privilégiant la vision au détriment des autres aptitudes). Cette mutation bouleverse notre sensibilité et notre psyché en nous berçant dans l’illusion de la toute-puissance ; elle ancre en nous l’impression trompeuse que le monde vient à notre rencontre et qu’il nous sera bientôt possible de le modeler à notre guise par le truchement d’applications.
Résister exige de ne pas postuler (ni de feindre) que les dispositifs informatiques fonctionnent comme nos cerveaux. La part d’incertitude, d’aléa, d’imperfection, de faillibilité, d’errance et d’erreur avec laquelle l’humanité a jusque-là composé, et qui ne l’a nullement empêchée d’inventer, ni de créer, ni de se projeter dans le futur, cette fragilité qui est une de ses forces fait défaut à l’intelligence artificielle dont les productions langagières et iconiques ne sont obtenues que sur le mode de probabilités établies après répertoire statistique des données : ayant de l’imagination, les humains peuvent innover et expérimenter ; en dépit du discours de leurs initiateurs et de leurs partisans, les chatbots ne « performent » que le convenu et la doxa, ils sont un des canaux par lesquels se déverse et s’élabore l’hégémonique.
En France, la littérature a du mal à caractériser la conjoncture que nous traversons pour ce qu’elle est, une saison d’anomie. Cette assertion ne signifie pas que j’assimile la dimension historique d’un texte à son amarrage à la politique et à la défense-et-illustration d’une thèse ; je dispute et chicane qu’à chaque rentrée le raconté, le documentaire, les bons sentiments supplantent la lucidité ; et qu’à bien des égards l’écrivance triomphe de l’écriture… Les manuscrits de La Jalousie, de La Route des Flandres, de Le Ravissement de Lol V. Stein et de Détruire dit-elle, de Tombeau pour cinq cent mille soldats et d’Éden Éden Éden, de H et de Paradis seraient-ils encore publiés tant est déprécié le travail de la langue et exaltée la valeur testimoniale des textes ? Si l’édition est sur le point d’embaucher une ribambelle de sensitivity readers et d’abdiquer devant les réseaux sociaux, TikTok et les médias mainstream, l’université se complaît dans l’autoréférentiel et une subversion d’opérette, ce qui lui évite de reconnaître sa marginalisation, l’école n’étant plus l’appareil idéologique d’État dominant. La visibilité après laquelle galopent écrivains et universitaires est hautement dérisoire, les uns cavalant pour la promotion de leurs livres, les autres afin d’augmenter leur capital symbolique et de supplanter leurs collègues dans la compétition académique acharnée qui les opposent, avalisant à l’exception d’une infime minorité une « uberisation » qui les transforme en V.R.P.,– qui de leurs ventes, qui de leur rayonnement au sein de leur champ disciplinaire et de leur section de rattachement au Conseil National des Universités (CNU) –, et qui les astreint à des compromis et des pantalonnades sans nom. À cette heure, qui de ceux-là entendraient les motifs ayant poussé André Breton à une « OCCULTATION PROFONDE, VÉRITABLE DU SURRÉALISME » (Second Manifeste du surréalisme) ? Et qui, parmi eux, applaudiraient à cette remarque de Marguerite Duras confiée à Jean-Luc Godard : « Écrire, tu vois, c’est quand même disparaître un peu, c’est être derrière quelque chose. Du moment qu’on écrit, on n’a pas à paraître. C’est un syllogisme un peu simple, mais c’est comme ça… »
Pier Paolo Pasolini, s’il était parmi nous, récuserait ce calamiteux devenir, celui d’une sortie d’humanité et de l’émergence d’un transhumanisme nous précipitant dans un métavers conçu pour répondre à des injonctions financières et mercantiles. C’est ma conviction lorsque je me remémore la manière dont, en 1968, il a critiqué la révolte estudiantine en pointant ses ambiguïtés et dont, avant d’être assassiné, il a éreinté la télévision et le consumérisme : « Je suis un homme ancien, qui a lu les classiques, qui a récolté les raisins dans la vigne, qui a contemplé le lever ou la chute du soleil sur les champs… » L’évolution à laquelle on nous somme de nous adapter nous installe dans le déni de notre condition : les entreprises de pompes funèbres auxquelles nous confions la responsabilité d’apprêter les dépouilles de nos êtres chers pour les honorer avant leur inhumation ou leur incinération ne les maquillent-elles pas désormais aux couleurs d’un navrant et criard simulacre de vie ? Cette vaine esquive de l’inéluctable, démarquée des mœurs et de la thanatopraxie nord-américaines, inverse l’húbris mortuaire de Staglieno. Or rejeter d’un même élan le masque de Pharaon et les fards de Disney Channel expose à l’inconfort d’une joute sur deux fronts : pas d’autre alternative pour elles et ceux qui préconisent un allègre et épanoui « [p]lutôt la vie » que le renoncement et s’enflamment contre l’élimination des lucioles dans le ciel de Rome (et d’ailleurs), en plus des coups assenés par leurs adversaires ils auront à essuyer les quolibets des benêts cramponnés à une pensée binaire, adeptes du spéculaire et du manichéisme.
Comme, dans les jours qui ont précédé mon escapade à Gênes et durant celle-ci, j’ai cheminé avec Rancière, je me suis souvenu que, dans le volume recueillant les contributions au séminaire « Lire Le Capital » dont il avait été l’un des intervenants, Louis Althusser avait proclamé l’urgente et ardente obligation de découvrir et d’apprendre la portée « des gestes les plus ‘simples’ de l’existence : voir, écouter, parler, lire ». Cette recommandation, ma génération et celle qui l’a précédée ont été incapables de la faire leur, elles l’ont pourtant récitée et répétée comme un mantra. Ces objectifs n’ont pas été remplis, leur rappel souligne l’immensité des tâches qui seraient à accomplir pour entraver, sinon enrayer, l’actuelle réorganisation de notre rapport au réel, au symbolique et à l’imaginaire.
Évidemment, à Gênes et à Staglieno, je suis loin d’avoir tout vu, j’espère néanmoins y avoir entraperçu le principal, parce que voir c’est « combler les trous », l’écriture comme la mémoire en font autrement les frais…
Cette chronique a été brodée dans le prolongement des réflexions inspirées par la lecture des ouvrages de :
Frederika Abbate, Letizia Battaglia, Une femme contre la mafia, (2022), [s. l.], Éditions De La Reine Rouge, 2023 [nouvelle édition] ; Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, (1977), Trad. Y. Hersant, Paris, Payot, 1989 [Édition remaniée] ; Letizia Battaglia, Sono io, Rome, Contrasto, 2023 ; Italo Calvino, « La Mer forme le troisième côté (Gênes, Piazza Caricamento) », in Liguries, Trad. Martin Rueff, Caen, Nous, Coll. « Via », 2023 ; Marguerite Duras/Jean-Luc Godard, Dialogues, Paris, post-éditions, 2014 ; Annie Le Brun et Juri Armanda, Ceci tuera cela, Image, regard et capital, Paris, Stock, coll. « Les Essais », 2021 ; Éric Sadin, La Vie spectrale, Penser l’ère du métavers et des IA génératives, Paris, Grasset, 2023 ; Antonio Negri, L’Anomalie sauvage, Paris, P.U.F., Coll. « Pratiques théoriques », 1982, et Inventer le commun des hommes, Paris Bayard, 2010.