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  • Photo du rédacteurNassera Tamer

20 ans après « Kiffe kiffe demain » : entre Faïza Guène et son double littéraire Doria « ça bouge pas »


Faïza Guène (c) DR



Peu de romans de cette rentrée littéraire auront suscité autant d’attente que Kiffe kiffe hier ? (Fayard) par lequel Faïza Guène signe le grand retour de Doria, la narratrice à la verve qui décape de Kiffe kiffe demain, premier roman de l’autrice et succès éditorial publié en 2004. La magnifique jaquette avec les mots en arabe kif kif calligraphiés en noir sur fond rouge avait filtrée sur les réseaux sociaux dès le début de l’été anticipant ces joyeuses retrouvailles.

 

Réentendre Doria 20 ans après, c’est comme revoir une amie qu’on avait perdue de vue : l’alchimie renaît d’elle-même, comme si l’on s’était quitté la veille. Et le roman démarre exactement comme une longue conversation tout juste interrompue. On avait laissé Doria adolescente à Livry-Gargan bataillant entre un père absent, ses difficultés scolaires et un premier chagrin d’amour, on la retrouve à Bondy maman d’un petit de 7 ans, au chômage et sur le point de divorcer. Mais Doria n’a pas dit son dernier mot. Sur le mode de la confession, comme lorsqu’elle avait 15 ans, elle partage en s’adressant directement à nous ses états d’âmes et ce que lui inspire le monde qui l’entoure avec cette même acuité d’enfant grandie trop vite, son humour à toute épreuve, son grand cœur et son goût immodéré pour les fun facts, les digressions et les jeux de mots douteux.

 

L’occasion pour l’autrice, qui est également scénariste (Oussekine) et qui a signé 5 romans dont le très beau La discrétion (Plon) paru en 2020, de lever rétrospectivement quelques malentendus sur son entrée en littérature. Alors non, n’en déplaise à un certain milieu éditorial blanc-bourgeois et aux médias du même acabit qui avaient vite fait de l’étiqueter en usant des pires slogans (c’est l’époque où l’on parle sans ciller de « littérature beur »), Doria ce n’est pas elle et elle ne souhaite être l’alibi ou le faire-valoir de personne.

 

En effet, la grande réussite de ce roman est de reprendre ce qui a fait le succès de Kiffe kiffe demain non pas dans l’idée de reproduire une formule éditoriale qui a marché ou de verser dans le revival nostalgique mais dans une approche auto-réflexive. À la façon de Doria qui se penche sur son enfance et son adolescence « avec les yeux du présent », Faïza Guène livre un roman critique qui actualise tout en les poursuivant et en les étoffant les thématiques énoncées dans son premier roman montrant au passage qu’elle n’est pas dupe des lectures biaisées et des assignations dont elle a pu faire l’objet. C’est ainsi que peut se comprendre le point d’interrogation du titre, comme la possibilité d’ouvrir de nouvelles perspectives sur le passé, sur soi, sur l’avenir.

 

En renouant avec ce personnage et cette langue volubile, Kiffe kiffe hier ? se lit comme un roman générationnel, celui des millenials enfants d’immigrés ayant grandi dans la France périphérique et populaire. Faïza Guène est parvenue a raconté une vie, une époque et un milieu dans lesquels beaucoup se retrouve. Les punchlines qui ponctuent le texte synthétisent l’état d’esprit et la culture propres à cette génération sur des sujets badins (« Je me demande si je suis la seule à avoir fait un rejet total du thon à la catalane depuis mon entrée dans l’âge adulte ») ou des questions plus corsées (« Qui vous a fait croire que les Arabes de France étaient de gauche ? »). Mais c’est bien le portrait de toute une société qui se dessine à travers le regard de Doria.

 

Par la voix de son alter-ego fictionnel, Faïza Guène n’épargne rien ni personne. Au fil du texte, toutes les occasions sont bonnes pour épingler les échecs de la gauche, les calamiteuses politiques de la ville de ces quarante dernières années, le tournant sécuritaire et islamophobe post 11 septembre, les cicatrices encore vives de la colonisation, le racisme systémique et ordinaire, la gentrification, les violences policières, les fausses promesses du confort néo-libéral… Autant de sel versé sur les plaies de la société française. Le roman n’en est pas pour autant un pamphlet décliniste ou un tract militant d’ultra-gauche. Pas de programme politique en vue mais plutôt une langue vive et inventive qui interroge sur comment a-t-on pu en arriver là et sur comment ne pas désespérer complètement.

 

Le roman touche également par sa capacité à passer au crible nos petites lâchetés du quotidien. Doria reconnaît ses torts et ses contradictions notamment lorsqu’il s’agit de l’éducation de son fils Adam : comment lui donner l’affection qui lui a manquée à elle, le protéger d’une société qui l’aura (l’a déjà ?) dans le collimateur et éviter qu’il ne vienne grossir les rangs des hommes toxiques ? Elle revoit ses jugements hâtifs d’adolescente et apprend l’indulgence. Elle interroge aussi son rapport aux hommes à l’ère post #metoo et l’expression de sa foi religieuse dans un pays prétendument laïc. La galerie des personnages qui s’est agrandie depuis le premier roman permet de jouer avec les clichés, de les exagérer ou de les debunker et ainsi d’offrir un miroir fidèle de notre société, sorte de grande photo de famille recomposée qui s’aime autant qu’elle se déteste.

 

Tout du long, l’humour caustique ou potache de Doria sert à parler des choses graves l’air de rien. Mais si l’on rit franchement des situations mises en scène et des délires névrotiques de Doria, la tendresse l’emporte toujours et l’émotion vous cueille comme par surprise notamment quand l’autrice évoque les gamins victimes du harcèlement policier, les parcours de combattantes du personnage de la mère de Doria ou de Céline qui vivent libres après avoir échappé au pire ou ce père fuyard et violent auquel elle n’a pas pardonné mais qu’elle imagine encore recroiser un jour.

 

La langue jongle sans cesse entre références à la pop-culture des années 90 (de Maradona à la série Beverly Hills 90210 en passant par Le Parrain ou La petite maison dans la prairie), clins d’œil aux nouveaux codes des réseaux sociaux et à ses nouvelles stars, jeux de mots improbables et emprunt aux autres langues, l’occasion d’égratigner le rapport maladif que la France entretient avec sa deuxième langue la plus parlée : l’arabe.

 

Kiffe kiffe hier ? sonne un retour aux sources salutaire, un rappel qu’il est temps de se regarder en face individuellement et collectivement pour, qui sait, apprendre à se kiffer un peu plus les uns les autres.





Faïza Guène, Kiffe kiffe hier ?, Fayard, août 2024, 270 pages, 20,90 euros

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